Si le sommet entre Donald Trump et Kim Jong-un, à Singapour, en juin – le premier entre un président américain et un dirigeant nord-coréen –, était historique, le deuxième à Hanoï, les 27 et 28 février, sera lourd de symboles. D’abord en raison de l’histoire de ces trois pays qui furent engagés dans des guerres meurtrières. Mais aussi parce que le Vietnam pourrait être un modèle pour la Corée du Nord en termes d’ouverture, de modernisation et de normalisation des relations avec l’ennemi d’hier : les Etats-Unis.
Le choix de Hanoï est le fruit d’une concession accordée aux Nord-Coréens par les Américains qui auraient préféré Danang, au centre du Vietnam, cette ville présentant des avantages en raison de sa taille plus réduite, de ses infrastructures hôtelières et aéroportuaires modernes. Mais Kim Jong-un avait d’autres priorités : selon Carlyle Thayer, professeur émérite à l’université de Canberra, « il voulait une ville disposant d’une ambassade nord-coréenne et il était peu désireux de se rendre ailleurs [que dans la capitale] pour des raisons de sécurité ». En outre, pour sa première visite au Vietnam (et en Asie du Sud-Est) il voulait que le sommet avec Donald Trump soit aussi l’occasion d’une visite d’Etat.
Tout à gagner d’un accord
L’ouverture diplomatique vietnamienne, qui a fait suite à son ouverture économique de 1986 – la politique de la do moï ( « rénovation ») – fait de cet ancien ennemi acharné des Etats-Unis un partenaire presque idéal en ces circonstances : après avoir été l’un des piliers de la stratégie de « pivot » vers l’Asie de Barack Obama – stratégie abandonnée par Donald Trump – le Vietnam reste un pays-clé de la politique asiatique américaine – en particulier pour ses tentatives de « contenir » l’expansionnisme chinois avec le soutien de pays voisins qui entretiennent avec Pékin des relations tendues. Autre avantage de la rencontre en terre vietnamienne : Hanoï garde des liens étroits avec Pyongyang.
Le Vietnam aurait, de son côté, tout à gagner d’un accord entre Américains et Nord-Coréens : une avancée diplomatique aussi importante permettrait en effet à Hanoï de faire d’une « pierre trois coups », avance l’analyse Nguyen Viet Phuong sur le site The Diplomat :
« L’implication du Vietnam dans une solution pacifique de la crise nucléaire dans la péninsule coréenne lui permettra d’améliorer son partenariat stratégique avec Washington et Séoul, tout en conservant ses rapports fraternels avec la Corée du Nord. »
« Pays frères », le Vietnam et la Corée du Nord ont en héritage d’avoir combattu les Américains. Le premier les a vaincus. La seconde leur tient tête depuis soixante-dix ans. Tous deux ont été pris en otages par une histoire qui n’était pas la leur : la guerre froide. En Europe, celle-ci fut synonyme d’une paix fondée sur l’équilibre de la terreur ; en Asie, elle fut le théâtre de guerres fratricides dont les champs de bataille furent la Corée (1950-1953) et le Vietnam (1964-1975).
Fraternité lézardée
Les deux Corées ont laissé des souvenirs au Vietnam : dans un paysage de rizière de la province de Bac Giang, à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Hanoï, de petites stèles portent des noms écrits en alphabet coréen : ceux de quatorze pilotes de MiG-17 nord-coréens abattus entre 1967 et 1968. La Corée du Nord apporta une assistance matérielle à ce qui était alors le Vietnam du Nord mais c’est une « note en bas de page » comparée à l’engagement massif de la Corée du Sud aux côtés des Américains : 320 000 « volontaires » furent déployés au Vietnam du Sud de 1964 à 1973. Et ils ont laissé d’amères mémoires.
La « fraternité » idéologique entre Pyongyang et Hanoi eut aussi ses ombres : Kim Il-sung fit monter la tension le long de la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées mais il avait surtout une arrière-pensée : tant que les Etats-Unis seraient enlisés au Vietnam, ils ne regarderaient pas vers la péninsule. La figure d’Ho Chi Minh commençait en outre à lui porter ombrage pour prétendre être « le plus grand révolutionnaire d’Asie ». Et la fraternité se lézarda.
Aujourd’hui, les liens se sont réchauffés et la transformation du Vietnam pourrait être un modèle pour la Corée du Nord.
Les divergences devinrent patentes lors de l’invasion vietnamienne du Cambodge en 1978. Trois ans auparavant, Pyongyang avait offert l’asile au roi Norodom Sihanouk et soutenait les Khmers rouges. Par la suite, Hanoï établit ses relations diplomatiques avec la Corée du Sud (1992) puis deux ans plus tard avec les Etats-Unis. Et les désaccords s’accentuèrent.
Aujourd’hui, les liens se sont réchauffés et la transformation du Vietnam pourrait être un modèle pour la Corée du Nord. Par sa taille, sa croissance tirée par les exportations et la normalisation des relations avec les Etats-Unis – sans perte de pouvoir du parti unique –, le Vietnam indique une voie à suivre pour continuer la transition vers une économie de marché.
Pas la même marge de manœuvre
Pyongyang a cependant des contraintes que Hanoï n’avait pas : le frein à toute réforme d’ampleur tient, dans son cas, à ce qui est perçu en Corée du Nord comme la « menace américaine ». Ce qui n’était pas le cas du Vietnam lorsqu’il lança sa politique de « rénovation » mettant l’accent sur le développement plus que sur la révolution. En outre, le régime autoritaire vietnamien est mené par une élite qui tire sa légitimité d’avoir vaincu les Etats-Unis. En revanche, Kim Jong-un est l’héritier d’une dynastie ; à ce titre il ne possède pas la même marge de manœuvre que les « frères » vietnamiens quand ces derniers choisirent d’ouvrir leur économie, et ne peut se permettre de se dissocier de cet héritage.
En dépit des évolutions de ces dix dernières années, le régime en Corée du Nord est plus rigide et isolé que ne l’était le Vietnam au milieu des années 1980. Une libéralisation sur le modèle vietnamien supposerait une ouverture sur le monde extérieur du pays qui risquerait de déstabiliser le régime. La marge de manœuvre de Kim Jong-un est ainsi plus étroite que celle des dirigeants vietnamiens au moment du début de l’ouverture économique.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est) et Philippe Pons (Tokyo, correspondant)