Sur un immense campus situé dans une zone industrielle de Shenzhen, la cité tentaculaire qui fait face à Hongkong, des bâtiments sans charme sont cernés par la végétation luxuriante du sud de la Chine. A l’intérieur, dans des salles sombres, des dizaines de serveurs informatiques noirs tournent avec un ronronnement discret. C’est ici le laboratoire de recherche en intelligence artificielle de Huawei, le groupe chinois qui, à une vitesse remarquable, a remplacé Apple à la deuxième place des ventes de smartphones, derrière Samsung, qu’il espère dépasser en 2020.
A caractéristiques similaires, ses appareils sont moins chers que ceux des concurrents coréen ou américain. Pour ses campagnes de publicité, le groupe s’offre des stars, le footballeur Antoine Griezmann ou l’actrice Scarlett Johansson. Depuis 2017, il occupe le premier rang mondial sur son activité historique : « équipementier » de réseaux mobiles, en fournissant antennes, stations-relais et autres infrastructures aux opérateurs de téléphonie mobile pour que leurs clients soient partout connectés. Cette même année, Huawei devenait l’entreprise déposant le plus de brevets en Europe. Ses dépenses en recherche et développement – 13,8 milliards de dollars (12 milliards d’euros) en 2017 – le placent au niveau des géants de la Silicon Valley.
Dans le laboratoire de recherche, quelques unités centrales ouvertes sur une table exhibent leurs entrailles, équipées de processeurs de sa filiale spécialisée dans les puces électroniques. Sur un écran, un ingénieur montre comment l’intelligence artificielle permet à des prototypes de voitures autonomes d’éviter des obstacles. Huawei travaille avec Audi sur la conduite autonome, avec PSA sur les véhicules connectés.
Une offensive diplomatique d’ampleur
Ces derniers mois, la communication de Huawei multiplie les événements pour tenter de rassurer. Car son ascension, dans un domaine stratégique, place ce nouveau géant au cœur de la guerre pour la domination commerciale et technologique que se livrent la Chine et les Etats-Unis. Fin novembre 2018, le Wall Street Journal révélait que l’administration américaine menait une offensive diplomatique d’ampleur pour convaincre gouvernements et opérateurs de téléphonie des pays alliés de renoncer à installer des équipements Huawei. « Les Américains font campagne », confirme un officiel français. Les pays hébergeant des bases américaines sont particulièrement sollicités. Ils ont été prévenus qu’il serait malvenu d’installer ces réseaux, qui peuvent constituer une brèche pour la sécurité des communications de l’armée américaine. Autrement dit, il faudrait à terme choisir son camp, la technologie chinoise ou la protection américaine.
Diplomates et responsables du renseignement américain insistent en particulier auprès de leurs partenaires européens, australiens ou japonais sur les dangers inhérents à la 5G, cette nouvelle génération de réseaux mobiles, qui devrait être déployée dès 2020 en France. Les débits augmentent considérablement, permettant une « révolution » des usages de l’Internet mobile. Par exemple, en transmettant instantanément des informations sur le déplacement et le comportement d’une voiture autonome, quand, auparavant, un laps de temps dans la transmission des données constituait un danger.
La 5G est rendue possible par l’installation d’un plus grand nombre d’antennes, pour échanger des volumes de données plus importants, avec des terminaux mobiles qui se multiplient : smartphones, véhicules, appareils médicaux, drones… Une densification du réseau donc, où tout passe par des antennes « intelligentes ». A leurs pieds œuvrent des « stations de base », condensés technologiques offrant par ailleurs des possibilités d’espionnage et de sabotage.
Risques de captation
Mardi 29 janvier, devant le Sénat, le ministre français de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, mettait en garde : « Le passage à la 5G entraîne des transformations technologiques majeures. Désormais, les données sensibles (…) seront également accessibles dans les antennes-relais. (…) Chacun doit avoir conscience que les risques de captation des données sont réels. »
De son côté, le fondateur de Huawei, Ren Zhengfei, est sorti de sa réserve habituelle pour donner plusieurs interviews à la presse étrangère. Sa discrétion avait jusqu’alors contribué à nourrir la suspicion. Le marché américain lui est fermé depuis 2012, après que le comité sur le renseignement du Congrès a conclu que Huawei représentait une menace pour la sécurité nationale. Les Etats-Unis contre-attaquent désormais hors de leurs frontières.
La justice américaine a exigé l’arrestation de la directrice financière du groupe et fille du fondateur, Meng Wanzhou. Le 1er décembre 2018, la femme d’affaires chinoise était appréhendée à Vancouver, au Canada, où elle possède deux villas. Elle est accusée d’avoir eu recours à une société-écran pour vendre les équipements de Huawei à l’Iran, en violation des sanctions américaines à l’encontre de ce pays. Lundi 28 janvier, pas moins de onze hauts responsables américains se sont présentés devant la presse pour annoncer son inculpation : dont le ministre de la justice par intérim, Matthew Whitaker, la ministre de la sécurité intérieure, Kirstjen Nielsen, le secrétaire au commerce, Wilbur Ross, le directeur du FBI, Christopher Wray, et deux procureurs des Etats de New York et de Washington. Ils accusent aussi le groupe d’avoir volé, en 2012, un robot de test des téléphones de l’opérateur américain T-Mobile avant leur mise sur le marché.
Un nombre croissant de pays se mettent à tourner le dos à Huawei. Le groupe a été exclu des appels d’offres pour la 5G aux Etats-Unis, en Australie, en Nouvelle-Zélande, et pourrait l’être au Japon, au Royaume-Uni et au Canada. Quant à la France, sans nommer l’entreprise, elle a annoncé, par l’intermédiaire d’un officiel, le 25 janvier que, désormais, tous les équipements d’infrastructures des réseaux 5G seront soumis à une autorisation administrative préalable. Viser explicitement le groupe remettrait en cause le discours sur l’acceptation de la participation de la Chine au commerce et aux affaires internationales. « Nous ne sommes pas hostiles par principe à Huawei », souligne ce même officiel français.
« Un risque sécuritaire »
Aux Etats-Unis, le message est beaucoup moins nuancé. « Dès avant Trump, Washington a fait savoir à ses alliés qu’il considérait Huawei comme un risque sécuritaire, mais l’administration actuelle s’est donné pour priorité d’essayer de bloquer l’extension de Huawei chez ses partenaires, parce qu’elle a une vision bien plus concurrentielle de la Chine, notamment sur la question technologique », constate le chercheur Adam Segal, spécialiste du high-tech et de la Chine au Council on Foreign Relations (CFR) à Washington.
Cette posture accompagne un basculement dans le discours américain sur la République populaire de Chine en général : sous les administrations précédentes, Washington disait accepter l’émergence de la puissance chinoise dès lors que celle-ci respectait les règles du jeu international. Sous Trump, le débat a vite été tranché : la Chine, selon le président, n’aurait que faire de ces règles. Il faut donc la stopper. Tel était le réquisitoire prononcé par le vice-président, Mike Pence, le 4 octobre 2018. « La Chine, a-t-il dénoncé, a bâti un Etat de surveillance inégalé, qui ne cesse de grossir et de devenir plus intrusif, souvent avec l’aide de la technologie américaine. » « Ainsi qu’en atteste l’Histoire, un pays qui opprime son propre peuple s’arrête rarement là », prévenait M. Pence, dans une diatribe qui a été perçue comme un tournant majeur par Pékin.
Vus de Chine, les efforts américains contre Huawei s’inscrivent dans cette confrontation. « Les Etats-Unis s’en prennent à Huawei parce que c’est l’entreprise la plus avancée, et l’une des plus grandes de Chine. Le gouvernement de Trump a formulé depuis longtemps des politiques pour endiguer le développement de l’industrie chinoise des hautes technologies, et leurs mesures sont de plus en plus sévères. Les attaques contre Huawei sont la matérialisation de cette stratégie », juge Shi Yinhong, professeur de relations internationales à l’Université du peuple à Pékin et conseiller auprès du gouvernement chinois.
Espionnage au service de la Chine
Huawei paie aussi sa proximité avec le Parti communiste chinois. Les services de sécurité des autres pays redoutent que ses réseaux de télécommunication facilitent l’espionnage au service de la Chine. L’histoire personnelle du fondateur n’est pas étrangère à cette perception. Pendant la Révolution culturelle, Ren Zhengfei était en effet ingénieur pour l’Armée populaire de libération. Il s’est ensuite lancé dans l’électronique, dans le Sud-Est chinois en passe de devenir l’usine du monde, avant de fonder Huawei en 1987. « Le passé militaire de Ren Zhengfei a joué un rôle-clé dans la culture d’entreprise de Huawei. On le voit encore dans le programme de formation des nouvelles recrues, avec des exercices d’inspiration militaire », note Duncan Clark, investisseur dans les entreprises du Web chinois. L’objectif serait de diffuser les valeurs de ténacité, de courage et de sacrifice. Pour le bien de l’entreprise.
Les magazines internes du groupe regorgent d’histoires vantant l’abnégation de certains employés. Les premiers commerciaux qui parcouraient la campagne pour vendre les équipements Huawei, à qui l’on donnait un matelas pour dormir dans leur voiture. Ceux qui ont bravé le froid et le vent pour équiper d’un réseau mobile un camp de base de la face chinoise du mont Everest, à 5 200 mètres d’altitude. Ceux qui ont attrapé le paludisme en Afrique, ou posé des antennes en zone de guerre. Ceux qui ont réparé les réseaux après des tremblements de terre…
Cette culture du sacrifice et de l’agressivité commerciale est résumée par la formule « esprit du loup ». Les employés sont encouragés à travailler de longues heures pour dépasser leurs objectifs. Ceux qui n’y parviennent pas sont menacés de licenciement. Chez Huawei, on est « très bien payé, mais on travaille comme des fous », résume un cadre. Le groupe s’est ainsi imposé là où les principaux fournisseurs d’équipements de réseaux ne s’aventuraient pas : dans les campagnes chinoises, puis dans les pays pauvres. « Huawei n’a pas eu d’autre choix que de s’internationaliser, parce que le marché pour les plus grandes villes chinoises dans les années 1990 était dominé par les principaux acteurs internationaux : Alcatel, Ericsson, Nokia. Huawei s’est donc implanté dans des pays moins développés, que les acteurs établis négligeaient », raconte Duncan Clark. Il est établi que les clients de Huawei à l’étranger ont bénéficié des largesses de la puissante Banque chinoise de développement, ce qui n’a pas empêché l’entreprise d’apporter un réel avantage technologique.
Dans un environnement professionnel où seuls comptent les résultats, notamment dans l’évaluation des employés, certains sont poussés à enfreindre les règles. Outre l’espionnage industriel, plusieurs cas de corruption impliquant des employés de Huawei ont été révélés en Algérie et au Ghana. En août 2017, lors d’une conférence avec les responsables juridiques de ses filiales, Ren Zhengfei énonçait ses priorités. « Les audits ne doivent pas entraver la guerre [économique]. (…) Si [les contrôles] nous empêchent de produire, alors nous allons tous mourir de faim », déclarait le patron. La justice américaine lui reproche maintenant d’avoir institutionnalisé les vols de technologies. L’acte d’accusation publié le 28 janvier cite des e-mails internes révélant un système de bonus pour les employés, basé sur la valeur des informations dérobées.
Un capitalisme très spécifique
Plus que le passé du fondateur de Huawei ou que la culture qui règne au sein du groupe, c’est le lien particulier entre Pékin et les entreprises – publiques ou privées – qui inquiète. Notamment le fonctionnement du système politique chinois et de son capitalisme très spécifique. Les relations avec les autorités sont en effet essentielles au développement d’une entreprise : les gouvernements locaux peuvent attribuer des terrains à des tarifs préférentiels, des subventions, ou négocier des taux d’imposition favorables ; les banques d’Etat peuvent octroyer des prêts à très faibles taux ; l’Etat central peut adopter des politiques protectionnistes – il a la main sur toute une série de licences. En retour, les entreprises, mêmes privées comme Huawei, doivent accompagner les politiques officielles : en investissant à l’étranger, par exemple dans le cadre des « nouvelles routes de la soie », projet phare de la politique étrangère, ou en aidant la nation à rattraper son retard technologique.
« Quand une entreprise privée comme Huawei acquiert une dimension internationale dans un secteur stratégique, elle est forcée de prendre en compte l’Etat-parti, explique Paul Clifford, chercheur invité à la Kennedy School of Government de Harvard et auteur de The China Paradox. At the Front Line of Economic Transformation (De Gruyter, 2017, non traduit). Même si, dans sa gestion quotidienne, Huawei bénéficie d’un haut degré d’indépendance et se trouve en concurrence avec d’autres sociétés chinoises, comme le groupe de télécoms ZTE, le parti peut leur donner des ordres, selon les besoins. Et sous la présidence de Xi Jinping, l’influence du parti sur les grandes entreprises privées a augmenté. »
Arrivé à la tête de l’Etat-parti en novembre 2012, M. Xi n’a cessé de renforcer ses pouvoirs. Pour lui, la clé de la survie du parti unique est de s’assurer un contrôle sur toutes les composantes de la société : universités, presse, avocats, mais aussi entreprises. En 2017, il faisait adopter une loi sur le renseignement, dont l’article 7 stipule : « Toute organisation ou citoyen doit, dans le respect de la loi, soutenir, donner assistance et coopérer avec le renseignement national, et maintenir le secret sur toute activité de renseignement dont il a connaissance. »
« Toute organisation ou citoyen doit, dans le respect de la loi, soutenir, donner assistance et coopérer avec le renseignement national, et maintenir le secret sur toute activité de renseignement dont il a connaissance »
Article 7 de la loi chinoise sur le renseignement
Devant six médias étrangers, Ren Zhengfei rétorquait, le 15 janvier, qu’aucune loi en Chine n’impose l’installation de backdoors, des « accès secrets » à l’électronique permettant aux Etats de siphonner les informations. Il assurait que, tout en aimant le Parti communiste chinois, si on lui demandait d’espionner pour son compte, « jamais [il] ne porterai[t] atteinte à [s]es clients ». Et d’ajouter : « Moi et mon entreprise ne répondrions pas à une telle requête. » L’article 7 lui interdit probablement de faire une réponse différente… Du reste, il ne convainc pas grand monde.
« Les restrictions, les règlements, la gouvernance de la Chine étouffent les entreprises privées, et sont un fardeau qui pèse sur les efforts du pays pour développer des entreprises globales et gagner en “soft power”, assène Duncan Clark. Pour moi, cela montre les limites à l’internationalisation du pays. » En instaurant cette loi, analyse M. Segal du CFR, « la Chine s’est tiré une balle dans le pied. Mais Xi Jinping, lui, ne voit pas les choses de cette façon, il est dans l’affirmation perpétuelle de son pouvoir ».
A Bruxelles, où Huawei dispose d’un important bureau de lobbying – l’Union européenne est son premier marché hors de Chine –, ses représentants rappellent que, en trente ans, il n’a jamais été prouvé que le groupe a installé ces fameuses backdoors dans ses produits. Ils défendent de surcroît le principe d’égalité en matière de concurrence. Dans les bureaux situés face au parc Léopold, à deux pas des institutions européennes, on a connu des semaines plus faciles.
Des opérateurs soulignent qu’interdire Huawei retarderait le déploiement de la 5G en Europe, jusqu’à deux ans, selon une évaluation interne de Deutsche Telekom. Mais des acteurs de taille comme Orange, en France, ont fait savoir qu’ils se passeraient de Huawei pour la 5G. Le 11 janvier, c’est la Pologne qui annonçait l’arrestation d’un cadre chinois de Huawei, Wang Weijing, et d’un ancien officier de la sécurité intérieure polonaise, Piotr Durbajlo, devenu consultant pour la branche locale d’Orange (qui, elle, déploie un réseau 5G Huawei à l’essai). Tous deux sont accusés d’espionnage « pour le compte des services chinois et au détriment de la Pologne ». Parmi les alliés des Etats-Unis, Varsovie se montre des plus zélés. Et pour cause. La Pologne, qui se méfie des appétits de la Russie, souhaiterait héberger une base américaine permanente sur son sol. Elle a déjà proposé de débourser 2 milliards de dollars pour sa création, et de la baptiser « Fort Trump ». Varsovie devrait sous peu interdire Huawei pour la 5G.
Dans ce contexte, les efforts des lobbyistes de Huawei portent peu, malgré des arguments économiques et scientifiques forts. Elle emploie 11 000 personnes en Europe et a monté de multiples partenariats avec des universités européennes – un centre de recherche en mathématiques à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), des coopérations avec des universités telles que Humboldt à Berlin ou l’Institut technologique royal, KTH, à Stockholm. Mais là aussi, les affaires pourraient se gâter : la prestigieuse université d’Oxford (Royaume-Unis) a annoncé mi-janvier qu’elle n’accepterait plus de financements émanant de Huawei pour des projets de recherche.
Les institutions de l’UE se montrent surtout plus méfiantes. Dans son bureau perché en haut du bâtiment Berlaymont, à Bruxelles, le vice-président de la Commission européenne chargé du marché unique numérique, Andrus Ansip, estime que l’heure est venue pour les Etats européens d’évaluer les risques. « De nombreux pays l’ont déjà fait – les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, mais aussi beaucoup en Europe. Après analyse, ils ont conclu qu’ils avaient un doute [sur la sécurité] ». Or, d’un point de vue stratégique, les réseaux Internet « sont bien plus importants que le simple PC posé sur votre table », précise au Monde cet ancien premier ministre estonien.
Après de premières déclarations en ce sens de M. Ansip à la presse, en décembre 2018, Huawei a tenté de le contacter, sans succès. Le commissaire européen dénonce un backdoor juridique, depuis la loi adoptée en 2017 à Pékin sur le renseignement. « Si les entreprises chinoises doivent coopérer avec leurs agences de renseignement, il nous faut en tenir compte. Si Huawei, ou un autre, refuse de coopérer avec le renseignement [chinois], serait-il alors en infraction de leurs lois ? » se demande-t-il. « Certains disent que des éléments solides sont nécessaires [pour prouver leur dangerosité], mais quand ces preuves existent, au point de pouvoir les exposer publiquement, il est souvent trop tard », insiste M. Ansip.
Ascension en une seule décennie
La capacité des Occidentaux à construire leurs réseaux mobiles indépendamment de la Chine dans l’avenir est en jeu. En 2008, alors que les opérateurs se préparaient à installer la 4G, Huawei n’était qu’au quatrième rang mondial. Son ascension au sommet a été réalisée en une seule décennie, la durée de vie moyenne d’une « génération » de réseau mobile. Pour la première fois, la Chine prend un ascendant fort dans un domaine des plus stratégique. Qui plus est, dans un contexte de tensions entre Pékin et Washington et ses alliés. Pour les Européens, pas question d’employer le mot « protectionnisme », puisque c’est la pratique qu’ils reprochent systématiquement à la Chine. Mais que restera-t-il de la concurrence, si Huawei tient le même rythme de progression jusqu’à la sixième génération ?
Cette situation risque de mener au développement parallèle de deux écosystèmes technologiques distincts et hostiles. Déjà, en raison de la censure qui bloque l’accès aux concurrents américains en Chine, les internautes chinois utilisent essentiellement des plates-formes locales : l’application WeChat plutôt que Facebook, Weibo à la place de Twitter, ou encore Baidu et non Google. Ce clivage pourrait s’étendre aux réseaux si les alliés des Etats-Unis renoncent à utiliser les équipements Huawei. Adam Segal, du Council on Foreign Relations, parle d’une « guerre froide technologique ». « Certains Etats pourront se permettre de payer plus pour éviter les fournisseurs chinois, s’ils les considèrent comme un risque pour leur sécurité. D’autres, notamment les pays en développement, n’en auront pas les moyens. Autrement dit, malgré leurs efforts pour faire pression, les Etats-Unis seront contrés par la technologie et le plus faible coût chinois », ajoute M. Segal.
A la suite de l’arrestation de la directrice financière et héritière Meng Wanzhou, à Vancouver, au moins treize Canadiens ont été arrêtés en Chine. Au moins deux restent en détention, accusés de constituer une « menace à la sécurité nationale ». Le premier est un diplomate en congé sabbatique, qui travaillait depuis février 2018 pour l’ONG International Crisis Group, le second, un consultant qui organisait des voyages en Corée du Nord. D’évidentes représailles. « Huawei a toujours été considéré comme relevant de l’intérêt national, analyse Fraser Howie, coauteur de Red Capitalism : The Fragile Financial Foundation of China’s Extraordinary Rise (éd. Wiley, 2010, non traduit). Regardez la réaction de Pékin : le fait qu’il prenne en otage des Canadiens – ce qu’ils ont admis – montre que le gouvernement central ne voit pas l’affaire comme un problème concernant uniquement une entreprise privée, mais comme une attaque contre la Chine. »
Face à des enjeux d’une telle envergure, n’importe quel Etat viendrait probablement à la rescousse d’un de ses grands champions nationaux. La Chine le fait à sa façon, autoritaire et arbitraire, avec précisément cette attitude qui inquiète les pays hésitant à s’en remettre à la Chine pour leurs réseaux de demain.
Harold Thibault
Bruxelles, envoyé spécial
Simon Leplâtre
Shenzhen, envoyé spécial