Difficile à croire : un parti qui plaide pour la sortie de l’Union européenne, demande à faire marcher la planche à billets, déconseille la vaccination obligatoire des enfants, admire Vladimir Poutine, répand par le biais de son fondateur de fausses informations sur les migrants, fréquente l’extrême droite révisionniste serbe, recommande aux dépressifs d’arrêter les médicaments… eh bien oui, ce parti fait figure de premier parti de l’opposition en Croatie.
Il s’agit de Zivi zid [Bouclier humain, 3 députés sur 151 sièges au parlement de Zagreb], qui, selon un récent sondage de Crobarometar, a dépassé d’un demi-point le Parti social-démocrate (SDP). Avec 14,9 % d’intentions de vote, il a figuré un moment en deuxième place des partis les plus importants du pays. Ce résultat a certes provoqué l’euphorie au sein de Bouclier humain, qui se définit comme “humaniste” et “postidéologique, ni droite ni gauche”, mais aussi une grande inquiétude chez ceux qui redoutent l’esprit antisystème de ce parti fondé par Ivan Pernar et Ivan Vilibor Sincic.
Bouclier humain doit sans aucun doute sa montée dans les sondages à la chute du Parti social-démocrate. D’ailleurs, en s’adressant aux citoyens sur Facebook, Ivan Pernar, qui évite les médias traditionnels, qu’il considère comme des mercenaires du pouvoir, n’a pas oublié de remercier le SPD. “Zivi zid s’est fait connaître par son opposition aux expulsions forcées des familles en difficulté, bien relayée par les médias. Quant à Sincic, il a profité de sa candidature au dernier scrutin présidentiel, où il s’est affiché comme le seul candidat antisystème”, explique Dragan Markovina, le chef de fil du parti Nouvelle Gauche.
“Bouclier humain fonctionne comme un mouvement populiste de droite typique”, affirme Markovina.“C’est au Mouvement 5 étoiles italien qu’il ressemble le plus. À cette différence près que, faute d’une majorité, même relative, il n’est pas en mesure de gouverner, et qu’en Croatie la scène politique traditionnelle ne s’est pas encore écroulée. Le principal parti du pays, le HDZ [Union démocratique croate, droite conservatrice et nationaliste], n’a pas été affecté par la percée de Bouclier humain. Il a même renforcé son avantage sur tous les autres partis. En quelque sorte, cela arrange Bouclier humain car participer au pouvoir risquerait de lui coûter la sympathie des perdants de la transition postcommuniste attirés par son côté antisystème. Cela lui permet de camper sur ses positions intransigeantes, qui assurent au moins à ses trois députés et à ses deux employés un train de vie plus qu’agréable.”
“Bouclier humain n’offre qu’une fiction”
En raison de son absence d’idéologie claire et de sa structure mi-parti, mi-mouvement, Bouclier humain n’a pas grand-chose à offrir à ses électeurs, hormis des promesses et de bonnes intentions. Au dernier congrès du parti, au printemps 2018, ses responsables ont par exemple proposé plusieurs mesures dans le secteur de la santé, notamment l’augmentation des personnels hospitaliers, l’arrêt de l’exode des médecins, l’achat de nouveaux équipements de diagnostic et la suppression de l’assurance médicale complémentaire. Or ce programme, ambitieux et difficile à désapprouver, n’a été suivi d’aucun plan de mise en œuvre.
De même avec la proposition de limiter le domaine d’intervention des notaires, ou de convertir en kunas – la devise croate – les crédits contractés en euros. Bouclier humain n’a pas expliqué non plus les avantages d’une sortie de l’UE et de l’Otan, et de relations renforcées avec la Russie, la Chine et l’Inde. Ni comment éponger la dette des personnes surendettées, faire face à l’inflation, expulser les représentants de la Banque mondiale de Croatie et renforcer le rôle de la Banque nationale.
“Bouclier humain n’offre qu’une fiction”, estime Domagoj Mihaljevic, analyste économique et ancien membre du parti. “Il appelle le peuple, considéré comme une entité homogène et moralement pure, à combattre les élites politiques et financières corrompues. Or dans la réalité, le peuple en tant que catégorie nationalement et socialement homogène n’existe pas. Les tentatives de réunir la nation au-delà des idéologies démontrent soit une incompréhension totale du fonctionnement de la société, soit une utilisation maligne du terme ‘union nationale’ pour séduire les électeurs de droite.”
Nouveau défi : les élections européennes
Bojan Glavasevic, ancien membre du SDP – à présent député indépendant –, considère que Bouclier humain, à l’instar d’autres mouvements populistes en Europe, s’adresse au corps électoral délaissé par les partis de gauche, notamment les sociaux-démocrates. “Les populistes n’ont pas de solutions aux problèmes. Mais ils sont en revanche habiles à les détecter, ce qu’apprécient leurs électeurs.”
Il n’exclut pas la possibilité que Bouclier humain s’impose comme le premier parti du pays, ou au moins comme le faiseur de rois. “L’exemple de l’Italie est assez parlant. Le pire c’est que les partis populistes, à l’instar du Mouvement 5 étoiles, ne cherchent pas à former de coalition avec les forces progressistes, mais plutôt avec les ultraconservateurs tels que la Ligue postfasciste en Italie. Bouclier humain a longtemps esquivé la question des ‘valeurs’, mais lors des votes sur les sujets de société, il se range plutôt du côté des conservateurs. Leur position concernant la Convention d’Istanbul est symptomatique”, estime Glavasevic. Bouclier humain s’est abstenu lors du vote sur cette convention internationale visant à renforcer la protection des femmes et des enfants contre la violence domestique, au prétexte de s’opposer aux divisions qu’elle provoquerait au sein de la société croate.
Reste que “le nouveau leader de l’opposition croate”, statut que Bouclier humain revendique désormais, sera bientôt confronté à de nouveaux défis, notamment celui des élections européennes en mai prochain. Le parti s’y présentera en dépit de ses appels à faire sortir la Croatie de l’UE.
Goran Borkovic
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