Cheveux noirs tombant sur le front, la cinquantaine dynamique et l’œil pétillant, M. Nguyen Van Thien compte parmi ceux que le Parti communiste vietnamien (PCV) appelle les « soldats de l’oncle Ho sur le front de l’économie » — en référence à Ho Chi Minh, héros de l’indépendance et fondateur de la République démocratique du Vietnam. Lui mène le combat sur le front du vêtement, avec pour clients des multinationales comme l’américain Gap, le japonais Uniqlo, l’espagnol Zara… ce dont il est très fier.
Nous le rencontrons dans une de ses usines empiétant sur les champs alentour, dans la grande banlieue de Bac Giang, à une heure et demie de voiture de la capitale, Hanoï. Dans ces quatre allées de longs hangars s’entassent machines et ouvriers — majoritairement des femmes. Un bâtiment légèrement excentré abrite de modestes bureaux. On trouve aussi un autel des génies du Sol et de la Fortune, garants de prospérité. Nous en verrons dans toutes les entreprises visitées, plus ou moins imposants, à l’extérieur, comme celui-là, ou dans le hall d’entrée. Parfois, on y brûle des bâtons d’encens.
M. Nguyen Van Thien est le directeur général de l’entreprise Bac Giang Garment Corporation (BGGC), inconnue du grand public vietnamien. On y fabrique doudounes, vestes et autres pantalons destinés à l’exportation. Pas le droit de les vendre sur le marché local, afin de ne pas banaliser les marques et donc les dévaloriser : c’est dans les contrats. Comme si les salariés, qui gagnent entre 3 et 5 millions de dongs (entre 125 et 210 euros par mois) pour six jours de travail par semaine, pouvaient se payer de tels vêtements.
Il y a dix ans, BGGC ne comptait qu’une usine et n’employait que 350 personnes. C’était avant la privatisation, mot qui n’est jamais prononcé. Ni ici ni nulle part ailleurs. On parle, au choix, de « socialisation », d’« actionnarisation » et parfois même de « nationalisation ». Sacré détournement du langage pour signifier que les actions n’appartiennent plus à l’État mais aux salariés, qui sont prioritaires (s’ils peuvent acheter), et à tous ceux qui le « veulent ». L’entreprise devient alors le « bien commun de tous les Vietnamiens », selon la terminologie officielle. Si, au départ, le partage peut paraître équitable, ceux qui disposent du capital social et des ressources financières se taillent la part du lion à l’arrivée. Du moins l’entreprise a-t-elle prospéré, avec ses cinq usines, ses quatorze mille salariés et ses carnets de commandes bien remplis.
Avant, du temps de l’étatisation généralisée, les ordres émanaient du comité populaire et du département du commerce, dirigés par le Parti. Depuis 1987, avec l’« économie de marché à orientation socialiste », comme on dit ici, ce sont les grandes marques occidentales qui contrôlent tout, du design aux boutons et aux fils utilisés, et qui imposent leurs prix. Heureux d’avoir échappé « au carcan étatique et à sa paperasserie », M. Nguyen Van Thien tire la morale de la fable : « On gagne de l’argent. »
Toutes les expériences de sortie du système d’antan ne sont pas aussi réussies. « La plupart des grands groupes publics, “actionnarisés” ou pas, perdent de l’argent », assure un avocat réputé qui tient à l’anonymat. Cet ancien haut cadre d’État dirige désormais un gros cabinet spécialisé dans le droit des affaires — une trajectoire qui épouse parfaitement l’évolution du Vietnam. Certes, depuis le lancement de la politique dite « du renouveau » (doi moi),en 1986, des entreprises sont sorties du lot, tels Vingroup — dont le président-directeur général est le seul Vietnamien à figurer sur la longue liste de milliardaires en dollars établie par le magazine américain Forbes — ou le numéro un de la téléphonie Viettel, ou encore le groupe laitier Vinamilk. Mais elles le doivent à des circonstances particulières. Le premier bénéficie de marchés publics et de concessions foncières hors normes lui permettant d’engranger d’énormes profits ; le deuxième appartient à l’armée et dispose d’un accès privilégié aux satellites et aux fréquences ; et le troisième est détenu par des groupes étrangers, dont un fonds de Singapour.
Les investisseurs jouent Hanoï contre Pékin
Les autres n’ont que timidement ouvert leur capital tout en échappant au contrôle de l’État, et affichent des pertes gigantesques — « un mélange d’incompétence et de corruption »,assure l’avocat. L’exemple le plus frappant est celui de PetroVietnam, dont plusieurs dirigeants ont dû démissionner à la suite de pertes abyssales et de prébendes avérées. Car le pouvoir emmené par le secrétaire général du Parti, M. Nguyen Phu Trong, a visiblement décidé de partir en croisade contre la corruption qui mine la vie quotidienne des Vietnamiens, et qui finit par fragiliser une économie de plus en plus ouverte aux mouvements de capitaux. « Les entrepreneurs vietnamiens ont toujours nagé dans une mare très étroite — la mare au diable, explique notre avocat francophile. Mais, désormais, c’est l’océan qui les attend. » L’océan tempétueux du libre-échange et de la concurrence sans merci.
L’entreprise textile BGGC en sait quelque chose : « Pour faire pression sur les coûts, certains gros clients jouent le Vietnam contre la Chine et réciproquement », témoigne son directeur général, qui a dû « rogner sur tout », sans vraiment préciser ce que ce « tout » signifie. Ainsi, Uniqlo a gelé ses approvisionnements dans l’empire du Milieu au profit de la sous-traitance au Vietnam. Lever Style, l’un des autres fournisseurs de la marque nippone, a réduit ses effectifs chinois d’un tiers et fabriquera de ce côté de la frontière 40% de ses ventes d’ici à 2020, alors qu’il y était absent il y a six ans (1). Depuis le début de la décennie, les grandes marques et leurs sous-traitants délaissent progressivement le territoire chinois, tel le taïwanais Pou Chen (Nike, Adidas, Puma, Lacoste...), qui a investi plus de 2 milliards de dollars dans les parcs industriels entourant Ho Chi Minh-Ville (ex-Saïgon), dans le sud du pays.
Selon M. Truong Van Cam, vice-président de l’Association des entreprises du textile-habillement (l’organisation patronale connue sous le nom de Vitas), « 65% des exportations vietnamiennes de textile sont réalisées par des entreprises à capitaux étrangers ou des donneurs d’ordres étrangers ». Un fait plutôt positif, selon ce dirigeant à l’allure plus proche de celle d’un bureaucrate soviétique des années 1970 que d’un jeune patron américanisé comme on en croise parfois. Il rappelle néanmoins que les premières demandes de réformes sont venues des rangs de Vitas, pour répondre aux besoins diversifiés d’une population jeune qui rejette l’uniformisation et « à laquelle nous devons donner du travail. C’est notre seule richesse ».Son organisation a donc été pionnière.
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Légende : Deborah Schaeffer — De la série « Saigon Two », 2016
Pour lui, « l’économie mondiale marche par vagues de délocalisations. Celles-ci sont parties de l’Europe pour aller vers le Japon et la Corée du Sud, puis elles sont passées en Chine. Avec l’augmentation des salaires chinois, elles arrivent désormais au Vietnam, au Bangladesh, en Birmanie. C’est la loi naturelle, l’objectif des entreprises étant de faire du profit. Ce sont des cycles de dix ou quinze ans » — ce qui devrait « nous donner du temps pour qualifier les travailleurs et améliorer les performances », dit-il. On croirait entendre M. Pascal Lamy, socialiste français bon teint et ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)…
Comme la plupart des dirigeants économiques, M. Truong Van Cam comptait beaucoup sur le partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP) entre les États-Unis et onze pays, censé apporter monts et merveilles. Lyrique, M. Barack Obama ne l’avait-il pas qualifié d’« accord commercial le plus progressiste de l’histoire (2) » ? Forts des calculs de la Banque mondiale, les patrons du textile en attendaient une montée vertigineuse de leur part du marché mondial — de 4% actuellement à 11% en 2025 ; ceux de l’électronique, une flambée des exportations de l’ordre de 18% ; tandis que les dirigeants vietnamiens tablaient sur un supplément de croissance compris entre 0,8% et 2% par an durant la prochaine décennie (3).
Cette promesse alléchante a beaucoup contribué à la fulgurante ascension des implantations étrangères ces dernières années. Certes, la logique du dumping salarial a motivé plus d’un investisseur, ainsi que l’expliquent à mots couverts MM. Shimizu Tatsuji et La Van Tranh, le duo nippo-vietnamien à la tête de l’entreprise japonaise Foster Electric, qui nous reçoivent dans leur usine de fabrication de microphones (pour les iPhone d’Apple) et de haut-parleurs (pour les constructeurs automobiles étrangers) : « Les ouvriers vietnamiens sont très concurrentiels. Au démarrage, ils sont moins bien formés, mais ils apprennent vite. Ici, nous employons 30 000 personnes, et le salaire de base tourne autour de 150 à 200 dollars par mois, contre 650 dollars en moyenne en Chine. On économise beaucoup d’argent. » Un pactole, en effet. Pas seulement pour Foster, qui a réduit ses implantations chinoises, mais également pour Samsung, qui a investi 15 milliards de dollars et emploie 46 000 personnes — une ville à lui seul. Ou encore Foxconn, Apple, Canon…
Mais ce n’est pas la seule motivation. Le boom des dernières années tient très largement aux baisses des droits de douane prévues aux États-Unis et dans les onze autres pays du Pacifique, jusqu’à leur disparition complète à l’horizon 2025, dans le cadre du TPP. D’autant que les négociateurs américains avaient édicté une règle stricte dite « d’origine », imposant que les produits exportés soient entièrement fabriqués au Vietnam ou à partir d’éléments venant des pays membres du fameux partenariat, dont la Chine est exclue. Plus question de se contenter d’assembler ici des éléments fabriqués là-bas. D’où le rush constaté depuis le début de la décennie.
Pont d’or pour les capitaux étrangers
Avec l’aide de Washington et du TPP, le Vietnam se voyait déjà en deuxième atelier du monde, prêt à tailler des croupières à son partenaire aussi privilégié que détesté : la Chine, son premier fournisseur et son premier client, mais aussi son adversaire en mer de Chine méridionale (appelée « mer de l’Est » au Vietnam). Ce traité de libre-échange avait une portée autant politique qu’économique (4). Mais l’hostilité de M. Donald Trump à son égard risque de changer la donne. En ce jour de novembre, un panneau bleu statique envahit l’écran de la télévision, interrompant le journal de la chaîne américaine Cable News Network (CNN) « pour cause de contenu inapproprié ». On apprendra plus tard que le président élu avait tonné contre les « produits vietnamiens à bas coût » qui menaçaient d’envahir l’Amérique. Il fallait épargner cette vile accusation aux oreilles chastes des Vietnamiens, à supposer qu’ils regardent CNN…
Pour l’heure, les dirigeants du pays espèrent que Walmart, Nike, Apple, Microsoft et autres sauront ramener à la raison l’excentrique président et imposer au moins un traité bilatéral. En attendant, le premier ministre Nguyen Xuan Phuc a rappelé à l’Assemblée nationale, le 18 novembre, que le Vietnam avait « déjà signé douze accords de libre-échange » et qu’il entendait bien « poursuivre l’intégration économique », TPP ou pas. Actuellement, les investissements étrangers viennent avant tout d’Asie (dans l’ordre : Japon, Taïwan, Singapour, Corée du Sud, Chine). Le chef du gouvernement mise aussi sur l’accord signé avec l’Union européenne et ratifié — sans grand débat — par le Parlement français en juin 2016.
Hanoï place ses espoirs de croissance dans le « tout exportation » et dans l’arrivée des capitaux étrangers, auxquels il offre un pont d’or : exonération totale de taxes et d’impôts pendant quatre ans et de moitié pendant les neuf années suivantes, accès facilité à la terre (au détriment de l’agriculture), aides supplémentaires des gouvernements locaux, simplifications administratives, etc. Cela fait tourner la machine : 6,5% de croissance en 2016. De quoi faire rêver, même dans la région. Mais cette stratégie a un prix : la dépendance. Les entreprises étrangères réalisent plus des deux tiers des exportations : Samsung, par exemple, concentre à lui seul 60% des ventes électroniques à l’étranger. Que le géant sud-coréen tousse (comme avec son Galaxy Note 7, dont les batteries s’enflamment), et c’est tout le Vietnam qui s’enrhume.
Montée des préoccupations environnementales
Rencontré à l’Institut central pour la gestion (CIEM), un centre de recherche qui dépend du puissant ministère de la planification, M. Nguyen Anh Duong ne nie pas les dangers. S’il fustige la « nouvelle couche de riches et d’entrepreneurs vietnamiens qui veulent garder leurs privilèges », ce jeune directeur adjoint du département de politique économique explique sans détour : « Les entreprises étrangères ont des capitaux et nous n’en avons pas. Mieux vaut des étrangers qui investissent dans la production que des Vietnamiens qui misent sur l’immobilier. De plus, cela crée de la concurrence avec les entreprises locales, ce qui les incite à améliorer leur management. »Et de résumer la pensée dominante : « Ces investissements directs étrangers [IDE] constituent effectivement un pari sur l’avenir. Avec eux il y a une chance que cela marche, mais sans eux on est sûrs de ne pas se développer. »
Comment, en effet, sortir du sous-développement quand on ne possède ni capital ni technologie, mais qu’on dispose d’une population jeune (la moitié a moins de 30 ans), nombreuse (53,8 millions de personnes en âge de travailler), instruite (93,5% savent lire et écrire) ? Les autorités vietnamiennes tablent sur le dogme périlleux qui a fait la puissance de Singapour, de Taïwan ou de la Chine : le faible coût de la main-d’œuvre. À une différence près, note M. Erwin Schweisshelm, directeur de la Fondation Friedrich Ebert au Vietnam : « Ces pays ont quand même protégé leurs marchés et imposé des régulations. Aujourd’hui encore, il est impossible de détenir une compagnie chinoise à 100%, et certains investissements doivent comporter des transferts de technologie. Le Vietnam, lui, est ouvert à tous les vents. Il n’a aucune exigence sur l’implantation ou sur l’utilisation des ressources nationales, aucune recommandation. » Et, visiblement, il contrôle peu les infractions au droit du travail, qui ont suscité de nombreux conflits dans de grandes entreprises (lire « Des grèves sans syndicat »).
La vigilance n’est guère plus grande sur les normes environnementales. En témoigne l’affaire Formosa, du nom de l’entreprise taïwanaise implantée dans la province de Ha Tinh, dans le centre du pays. Celle-ci a déversé des produits toxiques de son aciérie dans la mer : deux cents kilomètres de côtes polluées, des tonnes de poissons morts, plus de quarante mille pêcheurs sans travail, le tourisme menacé. Dans un premier temps, le représentant de Formosa à Hanoï, M. Chou Chun Fan, s’est senti suffisamment protégé pour déclarer : « Vous ne pouvez pas tout avoir. Vous devez choisir entre les poissons, les crevettes et une aciérie (5). » C’était compter sans les pêcheurs, qui jouaient leur survie et qui ont porté plainte. Et sans les couches moyennes urbaines inquiètes de la qualité de l’alimentation, qui ont manifesté en nombre à Ho Chi Minh-Ville. Le gouvernement a arrêté un ou deux meneurs supposés du mouvement et gardé à vue durant quelques heures plusieurs dizaines de manifestants ; mais il a diligenté une enquête, imposé le versement d’indemnités aux pêcheurs, et M. Chou Chun Fan a dû démissionner.
Quelques années plus tôt, en 2009, l’exploitation d’une mine de bauxite par l’entreprise chinoise Chinalco avait mobilisé les foules, poussant même le général Vo Nguyen Giap, héros de la guerre, à prendre la plume contre les « risques sérieux de dommages écologiques (6) ». En vain. L’appétit de croissance primait sur tout.
La soif de consommation sature les villes de voitures et de deux-roues motorisés dans un méli-mélo invraisemblable, rendant la traversée des rues incertaine et l’air totalement irrespirable. Toutefois, des associations ou des organisations de lutte contre la pollution et pour la sécurité alimentaire commencent à apparaître. Au printemps 2016, les habitants de Hanoï se sont mobilisés pour empêcher l’abattage de dizaines d’arbres centenaires — avec succès. M. Luong Ngoc Khue, jeune entrepreneur spécialiste des logiciels, né dans le delta du Mékong, espère rassembler « citadins et campagnards » contre l’arrivée possible, avec les traités de libre-échange, de maïs ou de riz américains, « forcément génétiquement modifiés, forcément Monsanto » — entreprise de sinistre mémoire au Vietnam. Pour l’heure, son groupe ne semble réunir sur les réseaux sociaux que quelques dizaines de jeunes branchés. « On sait se rassembler sur des questions ponctuelles, comme l’affaire Formosa,observe la documentariste Dao Thanh Huyen. Mais pas encore pour réfléchir à la question : comment rattraper le développement, en étant de plain-pied dans la mondialisation, et préserver notre culture millénaire, nos valeurs de solidarité, de respect des anciens, de lien entre les générations, d’éthique ? »
Le Parti communiste a fait le choix de reporter à plus tard la réponse à ce genre d’interrogations. Il y a bien divergences d’opinions, comme l’a montré son 12e congrès qui, en janvier 2016, a vu le premier ministre promoteur des privatisations évincé et le secrétaire général gagner en autorité. Mais le débat ne porte que sur le rythme des réformes, pas sur leur contenu : les uns pensent qu’il faut les accélérer et utiliser les accords de libre-échange comme moyen de pression pour changer les normes et les pratiques (en prévision du TPP, soixante lois portant sur les questions sociales et économiques avaient déjà été modifiées) ; les autres pensent qu’il faut ralentir pour garder la maîtrise des changements. Le choix se résume à l’alternative : économie de marché décomplexée ou économie de marché tempérée. Quant à l’orientation socialiste…
Martine Bulard
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