Les plus embarrassés sont les conservateurs : l’hostilité de Mme Margaret Thatcher à la construction communautaire (1)limite la liberté de manœuvre de son successeur, M. John Major, qui, tout en étant personnellement favorable au resserrement des liens avec ses partenaires du continent, a pu mesurer à quel point la question divise son parti. D’autant que l’entrée du Royaume-Uni dans le système monétaire européen, en octobre 1990, qui a arrimé la livre au mark, est maintenant rendue responsable de la hausse des taux d’intérêt et d’un chômage qui affecte 9,4% de la population active.
A l’inverse, le Parti travailliste est plus pro-européen que jamais : une de ses affiches électorales illustre la politique des conservateurs par une carte où l’on voit le Royaume-Uni isolé au beau milieu de l’Atlantique... Au cours des deux dernières années, la conviction que l’avenir de leur pays est lié à l’approfondissement de la Communauté s’est considérablement renforcée chez les responsables du Labour : « Tous nos députés de moins de cinquante ans sont maintenant favorables à l’Europe », nous confiait l’un d’entre eux.
Il s’agit là d’un virage à 180 degrés car, il y a une dizaine d’années, c’est le Parti conservateur qui apparaissait comme le seul ferme défenseur de l’Europe, les travaillistes étant dangereusement partagés sur la question. C’est d’ailleurs ce qui provoqua, en leur sein, la scission de la « bande des Quatre » (2) d’où allait naître, en janvier 1981, le Parti social-démocrate devenu, après la fusion avec les libéraux en septembre 1988, le Parti des démocrates, plus connu sous l’intitulé de libéral-démocrate qui est celui de son groupe parlementaire.
Aujourd’hui, le chef du Parti travailliste, M. Neil Kinnock, est revenu sur sa méfiance à l’égard de la Communauté, alors que ses collègues les plus anti-européens, y compris M. Anthony Benn et M. Michael Foot, ont vu leur influence diminuer. M. Jacques Delors est maintenant considéré comme un véritable allié, surtout en raison de son engagement envers la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux, adoptée lors du conseil européen de Strasbourg en décembre 1989. Une charte sociale dans laquelle nombre de conservateurs voient un sinistre complot pour« introduire le socialisme par une porte dérobée ».
Dans son ensemble, l’opinion britannique a perdu de ses préventions à l’égard de l’Europe. Les poussées de colère ou de méfiance contre les Allemands « racistes » ou les Français « sur lesquels on ne peut pas compter » se font plus rares, et on discute désormais plus sereinement de la construction communautaire en termes d’avantages pratiques. A l’origine de ce renversement de tendance, l’arrivée aux responsabilités d’une génération qui n’a pas gardé de souvenirs personnels de la seconde guerre mondiale et qui ne perçoit plus les Allemands à travers les films portant sur cette période. Au contraire de M. Michael Foot qui, après Hitler, disait ne plus pouvoir faire confiance aux Allemands, ou de Mme Thatcher qui, encore enfant pendant le conflit, avait appris de son père à se méfier de tous les Européens.
Le rêve américain devenu cauchemar
Dans leur majorité, ceux qui détiennent les principales responsabilités dans la politique et l’administration se sont formés au moment où la Communauté européenne prenait forme et dépassait la Grande-Bretagne en croissance et en prospérité. Quant aux hommes d’affaires, leurs intérêts sont de plus en plus imbriqués avec ceux de leurs partenaires continentaux. Mais le facteur le plus déterminant a été le déplacement des priorités des Etats-Unis vers l’Europe. Pendant les trente années qui suivirent la victoire sur l’Allemagne et le Japon, les Américains furent considérés par la plupart des Britanniques non seulement comme des alliés indispensables mais comme des modèles à suivre. Winston Churchill, redevenu premier ministre en 1951, voyait la Grande-Bretagne située à l’intersection de trois cercles se recouvrant en partie — l’Europe, le Commonwealth et l’Amérique, — mais il ne fait aucun doute qu’à ses yeux le plus important était sans conteste l’Amérique.
Pendant ces trois décennies, les nouvelles générations de Britanniques, à l’exception de l’extrême gauche, crurent trouver aux Etats-Unis les recettes de leur avenir, en termes de prospérité, d’harmonie sociale et d’intégration. Pour la droite, l’Amérique était la terre de la libre entreprise ; pour le centre gauche, en particulier pour des dirigeants travaillistes influents, comme Anthony Crosland (mort en 1977) ou M. Roy Jenkins, la croissance américaine indiquait la voie à emprunter pour financer les dépenses sociales sans redistribution radicale des revenus, et la « grande société » de Lyndon Johnson ou les techniques de l’« ingénierie sociale » constituaient autant de moyens pour venir à bout des blocages sociaux et raciaux.
Tout a changé au cours des dix dernières années : pour beaucoup, les Etats-Unis signifient désormais échec économique, tensions raciales croissantes, problèmes insolubles de pauvreté et d’exclusion, c’est-à-dire des exemples qu’il vaut mieux éviter que suivre. Le rêve américain est devenu cauchemar.
Chez beaucoup d’industriels, les yeux se tournent non plus vers les Etats-Unis mais vers le Japon, pour des modèles de gestion et de relations du travail. Mais pour un public plus large et pour les hommes politiques, les points de référence et de comparaison se situent en Europe : en Allemagne pour des solutions industrielles, en Italie et en Espagne pour les styles de vie, aux Pays-Bas et en Suède pour les systèmes de protection sociale. La France n’est pas seulement prisée pour sa gastronomie et ses longs congés payés mais aussi, entre autres, pour la rénovation des centres urbains et pour ses transports en commun. Le TGV fait l’admiration des Britanniques, traditionnellement grands amateurs de trains, et aujourd’hui exaspérés par les carences de British Rail, en particulier pour la jonction avec le continent grâce au tunnel sous la Manche (3). Le Parti travailliste demande que British Rail, comme la SN ait le droit d’emprunter sur les marchés financiers internationaux afin de construire de nouvelles lignes sans être soumis au contrôle du Trésor.
La droite britannique est encore attirée par la politique économique américaine, particulièrement par la déréglementation financière et les nouvelles baisses de la fiscalité et des prestations sociales. Mais nombreux sont maintenant les conservateurs qui, comme les travaillistes et les libéraux démocrates, considèrent que les systèmes économiques d’Europe occidentale sont plus justes et plus efficaces. En fait, beaucoup de débats politiques se présentent comme autant de choix entre modèles européen et américain : augmentation des dépenses publiques pour l’éducation et la santé contre médecine et école privées ; amélioration des transports ferroviaires plutôt que construction d’autoroutes ; contrôle accru des « raiders » de la finance et des entreprises ; planification à long terme des centres urbains ou des zones en difficulté dans les régions.
Les élections du 9 avril sont donc, en partie, un choix entre l’Europe et les Etats-Unis, les priorités à l’américaine étant spectaculairement symbolisées par une tour de quarante étages, construite dans le nouveau quartier londonien des docks (Docklands) par des promoteurs de Toronto, et qui reste largement inoccupée en raison de l’absence d’une liaison ferroviaire et routière rapide avec le reste de la capitale.
Un autre facteur a rapproché les Britanniques des autres Européens : la diffusion de l’anglais comme instrument international de la communication. Autrefois, ils se sentaient plus à l’aise aux Etats-Unis ou dans les pays riches du Commonwealth — comme le Canada et l’Australie — où l’on parle la même langue. La généralisation de l’anglais comme seconde langue a rendu le continent plus attrayant, tant au plan psychologique que pratique. Mais cet avantage est en partie illusoire tant les Britanniques ont encore besoin de maîtriser les langues et les cultures étrangères pour comprendre la nature véritable de l’Europe.
Ces mutations n’apparaissent qu’en filigrane dans une campagne électorale qui se concentre sur des thèmes insulaires : fiscalité, santé et éducation. Ni les travaillistes ni les conservateurs ne souhaitent mettre en avant la dimension communautaire, ni expliquer comment Bruxelles grignote de plus en plus la souveraineté britannique. Mais le parti vainqueur, quel qu’il soit, devra traiter les problèmes nationaux dans le cadre de contraintes européennes renforcées.
L’une des premières questions à régler sera celle de la surévaluation de la livre au sein du système monétaire européen, qui pourrait rendre inévitable une dévaluation. Autre sujet de préoccupation majeur, et plus vaste : celui de la définition des responsabilités des Douze à l’égard des convulsions à l’Est.
Parce que les mers délimitent sans ambiguïté leur propre territoire, les Britanniques ont toujours manifesté une appréhension particulière à l’égard des conflits de frontières qui sont, pour une part, à l’origine des deux guerres mondiales. Le démembrement en cours de la Yougoslavie a fait renaître la crainte de la « balkanisation », et ses effets se font sentir jusqu’en Ecosse, où la revendication séparatiste est à nouveau en hausse.
C’est sur l’Allemagne — maintenant unifiée mais aux frontières orientales toujours perçues comme incertaines — que se concentrent traditionnellement les craintes. Dans l’immédiat, l’inquiétude porte sur d’éventuelles vagues d’immigrants venus de l’Est, qui se frayeraient un chemin jusqu’au cœur de l’Europe de l’Ouest. Sur la question de l’immigration, les deux principaux partis adoptent d’ailleurs un profil délibérément bas, car ils en mesurent le potentiel explosif. En privé, les responsables politiques ne cachent pas leur émoi face au développement des sentiments racistes sur le continent. Pourtant, malgré les nombreuses campagnes des dernières décennies contre le nombre excessif d’immigrants — et surtout d’immigrants noirs, — la Grande-Bretagne semble faire preuve d’une tolérance beaucoup plus grande que les pays du continent : on n’y trouve pas, à ce jour, de partis racistes d’extrême droite comme en Allemagne ou en France. Mais cette tolérance est due à un certain sentiment d’isolement lié à l’insularité. Comme le savent tous les visiteurs, les formalités d’immigration et de douane sont beaucoup plus strictes au Royaume-Uni que dans les autres pays de la Communauté.
Le gouvernement conservateur a récemment renforcé les contrôles à l’entrée des étrangers, y compris les réfugiés demandeurs d’asile, et, dans les deux principaux partis, on se préoccupe des dangers d’une totale liberté de circulation à l’intérieur de la Communauté, alors que chacun connaît la perméabilité des frontières allemandes et italiennes aux immigrants venus de l’Est.
Même les plus pro-européens des dirigeants politiques craignent que les vagues d’immigration en Europe occidentale ne se transforment en raz-de-marée, et que la population britannique n’y réponde en demandant de lever le pont-levis. Car, et c’est bien là la principale différence avec le continent, la Grande-Bretagne est et demeurera une île.
Anthony Sampson
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.