C’est là un beau défi, et qui jusqu’à présent a été jugé avec suffisamment de sérieux à QS pour qu’on décide de prendre le taureau par les cornes, en lançant un vaste débat interne qui sera tranché au Conseil national de mars 2019. Et cela, pour mettre de l’ordre dans des positions qui, au fil des ans, ont fluctué et semblent même à plus d’un titre contradictoires, notamment entre les positions prises en congrès (insistant plus sur la liberté du port des signes religieux dans la fonction publique) et les positions prises par sa députation d’alors (se ralliant à l’interdiction des signes religieux pour les fonctionnaires en position d’autorité, les juges, gardiens de prison et policiers, telle que promue par Taylor-Bouchard).
3 positions en lice
En fait il y a aujourd’hui 3 grandes positions opposées que l’on peut retrouver au sein de QS.
La première, c’est celle du collecif pour la laïcité qui est partisan, ainsi que l’expliquait Gérard Moisans récemment dans Le Devoir, d’« une laïcité fortement affirmée où le devoir de réserve s’appliquerait à l’expression de toute idéologie (politique, religieuse ou autre) pour tous les employés de l’État pendant qu’ils sont dans l’exercice de leurs fonctions." Une position soutenue au sein de QS plutôt par la génération des baby-boomers qui tendent à insister sur l’importance des valeurs collectives du vivre-ensemble ainsi que sur le danger au Québec d’un intégrisme religieux touchant en particulier aux valeurs féministes.
À l’autre extrême, l’on trouve la conception des solidaires « anti-racistes » qui prônent une laïcité ouverte et voient dans l’interdiction du voile l’expression d’un racisme anti-femmes immmigrantes, qui n’oserait pas dire son nom, symtôme de ces sentiments islamophobes envahissants qu’il faut résolument combattre. Position privilégiée plutôt par les jeunes générations qui tendent à insister sur l’importance des libertés et choix vestimentaires individuels, tout en minimisant le poids institutionnel des religions.
Reste enfin la 3e position qui consiste à se rallier, de manière bien pragmatique et au nom de a neutralité de l’État, à la position de Taylor-Bouchard de 2008 (même si Charles Taylor l’a depuis renié), et donc à se contenter d’interdire le port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique pour les postes en position d’autorité (juges, policiers, gardien de prison).
Quelle serait la position qui pourrait rallier la majorité, mais aussi et surtout aider QS à sortir grandi de ce débat ?
À ce propos il n’est pas anodin de se rappeler qu’Amir Khadir et Françoise David avaient tous deux opté à l’origine pour le principe d’une laïcité ouverte, et que ce sont les impératifs bien concrets du débat politique qui les ont amenés à se rallier au compromis Taylor-Bouchard.
Cela devrait nous donner à penser...
La question en effet n’est pas une question de principe (avec ses raisonnements a priori décontextualisés sur la laïcité) ou encore d’ordre éthique (avec ses anathèmes moralisants sur le racisme), mais une question d’ordre politique au sein de laquelle le contexte social actuel comme la nature même du projet politique de QS doivent être soigneusement mis en balance.
Jeter les bases d’une proposition collective à la fois large et plurielle
On ne peut en effet oublier que le projet de QS se trouve à la croisée de multipes aspirations différenciées —écologistes, féministes, sociales, indépendantistes, altermondialistes, etc.— et que la recette de son succès provient jusqu’à présent de sa capacité à les combiner étroitement, en apprenant peu à peu à les fondre dans un même discours plus englobant tout comme à se donner les moyens, loin du poison des divisions, à rassembler autour de lui des cercles toujours plus larges de supporters et partisans.
Or tant le projet des solidaires anti-racistes que celui des solidaires laïcistes ne permettent pas de jeter les bases d’une proposition collective et politique à la fois large et plurielle ; celui des anti-racistes parce qu’on y néglige, dans le sillage d’une approche aux tentations multuculturalisantes, l’importance de l’affirmation de valeurs collectives qu’il faut savoir symboliquement rappeler, a fortiori si l’on est indépendantiste ; celui des laïcistes, parce qu’on fait silence sur l’utilisation d’une laïcité particulière trop souvent transformée en arme de guerre identitaire, oubliant toute la richesse de la diversité culturelle.
Seule la position de la commision Taylor Bouchard, par la voie du milieu et le compromis qu’elle promeut, nous donne quelque chance raisonnable, d’éviter ces travers et ainsi de permettre à Québec solidaire de mettre enfin ses énergies et son sens de la radicalité sur des questions autrement importantes... comme celles par exemple des changements climatiques, ou tout simplement de l’amélioration concrète des conditions matérielles d’accueil et d’intégration des immigrants.
Pierre Mouterde
Sociologue et essayiste
Dernier ouvrage : Les stratèges romantiques, remédier aux désordres contemporains, Montréal, Écosociété, 2017.
PS : en post scriptum
Au-delà de l’aspect passionnel de ce débat, contre lequel on ne peut pas grand chose, peut-être serait-il nécessaire de rappeler patiemment quelles pourraient être quelques-unes des limites de l’argumentation des solidaires anti-racistes, comme celle des solidaires laïcistes affirmés. En pariant au passage... sur les vertus pacifiantes d’un débat rationnel !
Ce qui fait problème dans l’argumentation mise de l’avant par les solidaires anti-racistes, c’est la conception pratique de la laïcité qu’ils ont reprise des premiers débats qui ont eu lieu à QS, voulant notamment que « ce soit l’État qui soit laïque et non pas les individus ». Comme s’il était possible, dans la réalité concrète de tous les jours, de faire la différence entre les deux, en particulier pour les fonctions en position d’autorité punitive. Pensez au juge portant ostensiblement une croix chrétienne et qui aurait à statuer sur un cas de pédophilie dans l’Église catholique ! A ce propos, il y a un argument qu’on utilise pour la justice qui devrait pouvoir parfaitement fonctionner pour la laïcité : pour qu’il y ait justice, il faut au moins qu’il y ait « apparence de justice ». Cela évidemment ne garantit pas que justice soit rendue, mais cela fait état publiquement des intentions de départ et en ouvre donc la possibilité. C’est loin d’être négligeable, c’est même la condition expresse d’une certaine légitimité en la matière !
Reste bien sûr l’argument mettant en évidence qu’avec l’interdiction du voile ce sont les femmes qui sont d’abord attaquées dans leur droit à travailler. Mais là encore l’argument ne paraît guère décisif dans la mesure où –au-delà même du très petit nombre de femmes mis en cause concrètement au Québec par une telle disposition— l’on ne voit pas, surtout dans le cas de postes de travail en position d’autorité punitive, ce qui pourrait empêcher une femme d’enlever son voile pendant ses heures de travail, et cela sans pour autant qu’elle se sente discriminée. Surtout si l’on endosse un point de vue laïc voulant que —pour que la religion ne nuise pas à la paix civile— elle doive d’abord et avant tout être du domaine du privé, en ne relevant pas essentiellement de l’identité publique. Ce qui implique –soit dit en passant— que le cœur de l’identité humaine (celle des femmes comme celle des hommes) ne tienne pas d’abord à la religion, mais aux caractéristiques des rapports économiques, sociaux et politiques qui se nouent entre les êtres humains, leur ouvrant ainsi la possibilité d’ailleurs de devenir potentiellement acteurs et actrices de leur propre vie. C’est aussi ce qui explique que, comme parti de gauche, QS chercherait à faciliter l’intégration égalitaire au travail, particulièrement pour les nouvelles et nouveaux arrivants, et cela parce qu’il sait combien l’amélioration des conditions d’existence matérielles reste un facteur clé pour toute vie humaine.
L’autre difficulté de cette position, c’est qu’elle tend à faire passer certains signes religieux ostensibles (comme le voile) pour la seule expression d’une dimension vestimentaire ne relevant que du libre-arbitre personnel ou encore que de choix culturels anodins. De deux choses l’une : soit le voile n’est qu’une parure vestimentaire, et alors pourquoi ne serait-il pas possible –dans certaines fonctions bien déterminées— de l’enlever pendant le temps où l’on travaille, de la même manière qu’on vous demande dans certains postes de travail d’être vêtus de manière dite « conventionnelle » ? Et si c’est bien le cas, en quoi le fait de refuser d’ôter temporairement cette parure ostensible ferait de vous l’injuste victime d’une odieuse ségrégation ? Soit, au-delà même du sens subjectif qu’en tant qu’individu vous lui donnez, le voile a effectivement une signification religieuse ; elle-même à préciser minutieusement, puisqu’il ne s’agit pas d’une prescription explicitement présente dans le Coran, mais de sa mise de l’avant pas des courants intégristes. Dans ce cas là, pourquoi, lorsque l’on se revendique de la laïcité et donc d’une neutralité nécessaire de l’État, on ne pourrait pas accepter, quand il s’agit de fonctionnaires publics en position d’autorité punitive (et donc représentants de la société prise dans son ensemble), qu’ils soient tenus pendant leurs heures de travail à un droit de réserve vestimentaire ?
Au fond, ce qui est en jeu ici, c’est le primat que l’on accorde, soit à des valeurs collectives, soit à des valeurs individualistes. Et pour des militants d’un parti comme QS qui militent pour le bien commun et l’indépendance —c’est-à-dire à l’encontre de tout ce qui, dans le capitalisme marchant, détruit l’existence de liens sociaux émancipateurs—, cela paraît bien étrange d’oublier l’importance des valeurs comme la laïcité, elle qui a précisément pour fonction de poser, et donc de faire voir publiquement, les conditions institutionnelles nécessaires à la tolérance et à la bienveillance civile.
De manière inversée, ce qui fait problème dans la position des laïcistes affirmés, ce n’est évidemment pas leur volonté de défendre la laïcité ici et maintenant. Qu’on pense au crucifix au parlement ou encore au financement des écoles privées religieuses, ou même au retour, dans certaines régions du monde, de l’intégrisme religieux (évangélisme chrétien, salafisme musulman, etc.), on le voit à l’évidence, la laïcité est loin encore d’être assurée, y compris chez nous.
Ce qui fait problème, c’est la manière dont ils ont choisi de la défendre : sans tenir compte de l’aspect passionnel que revêt aujourd’hui cette question, ni non plus du contexte historique et des transformations qu’a connues le Québec depuis les années 70. Et surtout sans prendre en compte les effets concrets que les politique laïques affirmées qu’ils veulent faire appliquer, risquent de provoquer. Oubliant que le but, ce n’est pas de promouvoir la laïcité pour la laïcité, mais d’installer chaque fois plus largement les conditions institutionnelles de la tolérance et bienveillance sociale, ne serait-ce que pour accélérer l’émergence d’un Québec indépendant, dont on sait comment il est aujourd’hui pluriel et métissé. Or si l’on veut favoriser au Québec un vivre-ensemble harmonieux entre toutes les populations d’origines diverses qui constituent le Québec d’aujourd’hui, il ne s’agit pas, par des attitudes certes apparemment vertueuses mais éminemment rigides, de multiplier les impositions et interdits proclamés bien haut et hors de tout contexte. Car au bout du compte, cela produit l’effet inverse à celui recherché. Au lieu de créer cet espace citoyen et démocratique commun qu’on appelle de ses vœux, voilà qu’on réanime des peurs de tous ordres, et qu’on relance, malgré soi, la logique des identités meurtries et meurtrières, participant ainsi à son insu à l’exacerbation des tensions identitaires et de leurs logiques du bouc émissaire.
Reste enfin l’argument massue des solidaires laïcistes : le voile est l’une des expressions religieuses de la domination machiste ou patriarcale ; domination contre laquelle toute une génération de Québécoises et de Québécois s’est dressée avec succès et qui a tout fait pour que les femmes puissent sortir de l’espace privé et familial où elles étaient confinées et minorisées, notamment par l’Église catholique. Dès lors, ne pas relever tout ce que le voile symbolise d’oppression, n’équivaudrait-il pas à cautionner un gigantesque retour en arrière ?
Mais là encore, les chose sont infiniment plus complexes qu’il n’y paraît. Si le voile peut être jugé par nombre de femmes progressistes comme un symbole d’oppression, par exemple en Iran, en Turquie ou en Algérie, il n’est pas sûr qu’il prenne à tout coup au Québec des années 2019 la même connotation, et pour toutes les femmes. S’il l’est pour certaines, il peut aussi être vécu comme tout simplement un mode d’affirmation identitaire au sein d’une société qui ne vous reconnaît pas et se méfie de vous comme la peste, en particulier depuis les attentats de 2001.
Aussi ce qui doit nous permettre de juger ce que l’on doit faire en la matière, c’est le critère de l’efficacité même de la mesure proposée ? Quelle est la voie, dans l’état actuel des choses, qui fera le mieux avancer la cause des femmes immigrantes, leur assurera cette égalité dont on est si fier au Québec de l’avoir fait si rapidement progresser ? Interdire le voile dans tous les postes de travail de la fonction publique ? Ou offrir aux femmes émigrantes qui arrivent les conditions réelles d’intégration, en somme toutes les marges de manœuvre matérielle nécessaire pour expérimenter une vie où elles ne sont plus enfermées dans la sphère privée ? Toutes les expériences menées sur le terrain, ici comme ailleurs le corroborent : c’est la seconde voie qui donne les meilleurs résultats.
On le voit, ni l’une, ni l’autre de ces 2 positions se révèlent sans failles. Tout comme sans doute en recèle, à sa manière, la position Taylor-Bouchard. Sauf que si cette dernière est privilégiée ici, ce n’est pas pour la contre-proposer aux deux autres, comme un modèle idéal et intrinsèquement supérieur, mais comme cette voie du compromis et du juste milieu qui permettrait à QS de se sortir au plus vite d’un débat délicat et qui ne peut que trop facilement déraper.
Car tout montre que la solution de fond à la problématique des signes religieux ostensibles, est à trouver ailleurs, bien ailleurs que dans le seul champ du symbolique ou du culturel : dans une laïcité pensée dans toutes ses multiples dimensions, mais aussi et surtout dans une revalorisation de la condition citoyenne de tous et toutes. Et c’est à cela qu’il faut à QS d’abord travailler !
Pierre Mouterde