“Durant les guerres, avant la dernière bataille, il est d’usage d’installer un autel. C’est pourquoi nous avons planté une croix orthodoxe en bois dans le square, sur l’emplacement de notre campement. Un militant a commencé à prier, et quelques heures plus tard, alors qu’il faisait déjà nuit, la police est venue. Le commissaire a entrepris de déterrer la croix, il a appelé des travailleurs migrants à la rescousse… Ils ont arraché la croix et l’ont jetée dans leur benne comme de vulgaires planches.
– Les policiers qui se tenaient là ont refusé de déterrer la croix, c’est pour ça que le commissaire a dû le faire lui-même. Ils ont dit : ‘On rend nos insignes si vous voulez, mais on refuse de déterrer une croix.’ Ils sont de chez nous, ce sont des gars de Kountsevo.
– Maintenant, cette vidéo fait le tour du monde ! Mon Dieu, quelle honte.”
Tel est le récit que font les habitants du quartier de Kountsevo [dans l’ouest de Moscou] de l’épisode le plus dramatique de la lutte qu’ils mènent pour leur micropatrie. Ils se retrouvent dans la cour devant le numéro 20 de la rue Ivan Franko. C’est le lieu de rassemblement des voisins lorsqu’ils reçoivent un “SOS” sur leur messagerie, l’épicentre de ce retentissant conflit urbanistique devenu une affaire fédérale. Même la politique nationale ne provoque pas dans la capitale de mouvements de contestation d’une telle ampleur. Une vraie contestation à la moscovite : locale, cantonnée au quartier. Ce qui est logique, puisque Moscou n’est pas une ville mais une mégalopole, un conglomérat de villes qui ont chacune leurs spécificités culturelles et leurs coutumes. La lutte porte sur ce qui est le plus cher aux yeux des classes moyennes moscovites : le logement et les problèmes qui vont avec.
Des plaintes déposées préventivement
À deux mètres de l’immeuble, une palissade sur des blocs de béton. Elle abrite la zone de chantier où les voisins avaient installé leur campement de tentes. “Le 12 novembre [2018], nous étions convoqués au tribunal de Kountsevo, et c’est le moment qu’ils ont choisi pour lancer le chantier, une vraie ruse de guerre.” Ivan Rojkov, l’un des plaignants contre l’administration de Moscou, raconte comment le béton et les engins ont été livrés et comment les habitants, venus directement du tribunal, les ont arrêtés. Ils ont renversé les blocs de béton, bloqué la route, pris le contrôle de la zone et tenu ainsi durant une semaine. Chaque nuit, une dizaine de personnes assuraient le barrage, debout dans le froid. Le 18 novembre, la police est arrivée et les gens les plus véhéments ont été emmenés au poste. “Le lendemain, ils ont monté une palissade avec cinquante vigiles privés, cinquante policiers armés de matraques et cinq fourgons, poursuit Rojkov. Cette petite armée a avancé sur nous bras dessus bras dessous ! Deux femmes s’étaient couchées devant les pelleteuses, nous les avons tirées de là. Voilà comment nous avons été repoussés derrière la palissade. Les deux femmes (20 et 70 ans) vont être jugées pour refus d’obtempérer.”
Les habitants de Kountsevo ne défendent pas des immeubles décrépis, mais de solides bâtiments en brique [appelés khrouchtchevki, des immeubles de cinq niveaux construits en masse dans les années 1950, quand Nikita Khrouchtchev dirigeait l’Union soviétique (1958-1964)]. Lors du précédent programme de démolition d’immeubles vétustes, sous le mandat de Iouri Loujkov [maire de Moscou de 1992 à 2000], ils n’étaient pas concernés. Mais voilà qu’ils sont inclus dans le nouveau plande destruction [lire encadré ci-dessous]. “Début 2018, nous avons déposé quatre plaintes d’un coup, parce que quatre groupes d’habitants avaient fait appel à des juristes. Ensuite, nous avons réuni ces plaintes. En 2017, Sergueï Sobianine [l’actuel maire de Moscou, depuis 2010] a entériné le projet de construction [de nouvelles tours d’habitation]. Nous savions donc que le chantier allait bientôt commencer.”
C’est l’une des particularités des contestations moscovites : les classes moyennes relativement aisées de la capitale sont familiarisées avec la justice et sont prêtes à se battre pour leurs droits, à y investir du temps et de l’argent, et ce préventivement, avant même la démolition. Mais cela porte rarement ses fruits, car à Moscou l’administration et les intérêts des promoteurs sont plus forts que les organisations locales.
Briser “la conspiration du silence”
Il s’agit dans le cas présent, d’après les habitants, de reloger les occupants de 37 immeubles dans une seule tour géante construite non loin de là. Le reste des appartements construits sera vendu au prix du marché. Densification plus vente, voilà un schéma simple et rentable. “Nous ne savons pas encore si nous serons tous relogés dans une seule tour ou pas, précise Rojkov. Ce qui est certain, c’est qu’une partie d’entre nous se retrouvera là. Parce que cet immeuble est prévu spécialement pour le relogement, il est collé au second périphérique nord, contre lequel nous avons aussi déposé un recours. La valeur de ces appartements neufs sera faible, justement à cause du bruit de la route.”
Ivan Rojkov a vécu ici presque toute sa vie, quarante-deux ans :
Notre quartier est un paradis comparé à d’autres. Calme, verdoyant, des immeubles bas. Moi par exemple, j’ai des plafonds de 3,10 mètres de haut, une grande cuisine, et je n’ai jamais rien vu de mieux dans le neuf, seulement dans les vieux immeubles staliniens. Si les recours juridiques ne marchent pas, nous ferons à nouveau du bruit dans la presse. Nous allons petit à petit briser la conspiration du silence. Et, si j’échoue à sauver mon immeuble, je quitterai probablement Moscou.”
L’affaire de Kountsevo a pris de l’ampleur et a fait le tour des fils d’actualité du fait de la violence de la confrontation entre les pouvoirs publics et les citoyens, mais aussi parce que les habitants ont su lancer leur bataille juridique au bon moment et savent habilement manier les chiffres.
Plan B : rehausser les immeubles
La valeur d’un logement dans les 37 immeubles de cinq étages a été récemment abaissée dans le cadastre à 180 000 roubles [2 400 euros] le mètres carré, une baisse d’environ 20 000 roubles. Un appartement neuf dans la nouvelle tour de 26 étages aura une valeur supérieure, soit 210 000 roubles le mètre carré. Andreï Markov, retraité du bâtiment et membre du bureau de l’association Notre Terre, créée par les habitants de Kountsevo, explique que l’avantage est purement théorique. “Ils ont baissé la valeur de nos logements exprès, pour bien montrer que nos nouvelles conditions de vie seront une aubaine, dit-il. Je connais des appartements où les gens ont investi pas moins de 2 000 dollars le mètre carré, et cela au début des années 2000 [à une époque où le cours du rouble était très bas]. Alors de quel profit parle-t-on ?”
Pour ne pas déménager dans les nouveaux immeubles, les habitants de Kountsevo ont échafaudé un plan B : le niveau d’usure des bâtiments (près de 30 %) permet d’envisager d’ajouter plusieurs étages, comme cela a été fait dans certains quartiers de Moscou. “Nous voudrions faire comme dans la rue Michine. Les gens ont trouvé des investisseurs pour rehausser de cinq étages leur immeuble. Nous avons préparé un projet d’extension sur quatre étages, déclare Markov. Mais la préservation du droit à la propriété, c’est l’essentiel.”
L’émergence d’une société civile
La contestation à la moscovite ne défend pas seulement les intérêts des particuliers, mais le principe même de propriété privée. C’est le principe qui fonde cette sorte d’“internationale” de quartier. “Rien qu’ici nous sommes 6 000, et croyez-moi il n’y a pas moins de 200 000 à 300 000 plaignants à Moscou qui vont aller devant la Cour européenne des droits de l’homme, poursuit Merkov :
Aujourd’hui, nous ne sommes pas ici que pour nous-mêmes, mais aussi pour ceux qui seront les prochains à vivre cela et qui pour l’heure nous regardent à la télévision depuis leur canapé. S’ils nous démolissent, ils vous démoliront aussi ! Au procès, des habitants d’autres quartiers nous ont offert leur soutien moral et matériel.”
Le droit de propriété dont on commence à prendre conscience à Kountsevo a jusqu’ici été plutôt une question théorique pour la ville de Moscou. Or il n’est plus simplement un terme tiré des manuels, mais devient une véritable idéologie à l’appui de la contestation. “La sacralité du droit de propriété n’est pas encore devenue un fondement pour notre politique d’aménagement urbain ; la privatisation relativement récente du logement donne une impression de ‘fausse propriété’, analyse Olga Karpova, directrice d’étude à l’École des hautes études sociales et économiques de Moscou [en 1992, après des décennies de collectivisation, les Russes ont pu gratuitement devenir propriétaires de leur logement]. Mais l’exemple des habitants de Kountsevo montre l’émergence en Russie d’une couche sociale s’étant fait une idée précise de ses droits et des mécanismes légitimes de défense de ses biens ; nous sommes donc en train de former progressivement une société civile. Des classes moyennes qui défendent leurs idées non seulement dans la rue, mais aussi au tribunal, c’est véritablement la signature de la contestation moscovite sur la construction de logements.”
Expropriation et “catapultage”
Seulement, la détermination et l’habileté juridique ne résistent pas encore face aux réalités du dialogue entre habitants, promoteurs et pouvoirs publics. Les petits propriétaires s’en trouvent d’ailleurs la plupart du temps exclus. Le 22 novembre, une heure avant le début du procès Kountsevo à la Cour suprême [devant laquelle les activistes ont intenté un recours], une queue s’est formée devant l’entrée no 3, qui mène au guichet des laissez-passer. L’audience ne pourra pas débuter tant qu’il restera des places vides dans la salle. “Deux places ! Trois !” Les gens lèvent les bras et font passer des chaises par-dessus les têtes pour les retardataires. Ceux qui attendent dehors pourront entrer si des “perturbateurs” sont exclus de l’audience.
Les avocats des habitants tentent de savoir ce qui a motivé l’ordre de démolition des 37 immeubles, alors qu’ils ne présentent aucun péril et que leur niveau d’usure moyen avoisine les 40 %. Les juges, visiblement irrités par les discours chargés d’affect, se concertent à voix basse et interrompent d’un ton sec la plaidoirie par des “certes”. La défense, à savoir les avocats de l’administration de Moscou, parle en jargonnant de développement social du quartier, des besoins publics et du fait qu’en réalité il ne s’agit en aucun cas d’une expropriation. “Ah parce que c’est quoi selon vous ? Un catapultage ?”lâche quelqu’un dans la salle.
“Nous contestons le fait même que ce projet de démolition ait été adopté, voté. Le partenariat public avec PIK [le constructeur chargé de bâtir la nouvelle tour], ce n’est quand même pas une cause d’utilité publique”, énonce l’avocate Vlassova durant l’audition. Le groupe PIK a conclu un partenariat avec l’administration de Moscou dans le cadre du renouvellement du parc immobilier vétuste, en particulier celui de l’ère Khrouchtchev. PIK a déjà construit 100 000 mètres carrés d’appartements destinés au relogement et doit en construire encore autant. Les représentants de l’administration de Moscou insistent durant le procès sur le fait que l’utilité du plan de renouvellement urbain ne peut être contestée et qu’il est mené légalement, puisqu’il est conforme au plan d’urbanisme de Moscou.
Les pouvoirs publics refusent de créer un précédent
Sous les sifflets, un juge lit la décision – le rejet de la plainte –, la salle scande “Honte à vous !” et “Guerre civile !” Dans un coin, deux femmes âgées entament doucement Lève-toi, pays immense[ancien hymne soviétique] tout en se préparant à sortir. “Alors, nos taxis nous attendent ?” plaisante un monsieur dans l’ascenseur. En effet, plusieurs fourgons de police stationnent devant le bâtiment, au cas où.
Andreï Novitchkov, coordinateur du mouvement citoyen Archnadzor, qui défend les bâtiments historiques de Moscou, vient parfois en aide aux activistes dans les conflits locaux, même s’ils ne lui rendent pas souvent la pareille :
Nous essayons toujours de rameuter du monde lors de nos actions de protestation, mais honnêtement, peu de gens se déplacent. Ce n’est pas que les gens ne veulent pas défendre les monuments historiques, c’est juste qu’ils ne vont pas plus loin que leur cour d’immeuble !”
En deux ans, d’après les statistiques d’Archnadzor, les démolitions de bâtiments historiques ont été divisées par deux à Moscou (15 au lieu de 30 par an). Il aura fallu du temps pour créer un précédent en mettant des bâtons toujours dans les mêmes roues, et obtenir des autorités l’ouverture de débats préliminaires. Et le mérite en revient à un cercle plutôt étroit de défenseurs de l’architecture.
Tous les mouvements locaux de contestation moscovites ont été jusqu’ici perdants. De l’avis de Novitchkov, les batailles menées contre les constructeurs suivent peu ou prou le même scénario : “Les pouvoirs publics ne tiennent pas à ce qu’il y ait un précédent qui aboutisse, de peur de voir fleurir partout les contestations. Ils forcent donc jusqu’au bout. Le chantier est lancé, les habitants bloquent les engins, arrive la société de sécurité privée, et lorsqu’elle est dépassée vient la police. Puis la police se retire en laissant les vigiles tabasser les gens hors du contrôle des forces de l’ordre. Finalement entre en scène le gentil promoteur qui dit : ‘Mettons-nous autour de la table et discutons.’ La situation se calme pour un mois et demi, puis ça recommence.
– Mais le conflit de Kountsevo ne pourrait-il pas par sa renommée devenir ce précédent qui aboutit ?
– Ils pourraient obtenir que l’administration donne un autre terrain à PIK. Mais cela ne fera qu’affaiblir le mouvement de contestation, et le conflit pourrait durer des années. Parfois, c’est le nombre qui l’emporte, c’est pourquoi si vous pouvez aider vos voisins, faites-le.”
“Comme cracher au visage des habitants”
Au sud de Boutovo, à 30 kilomètres de Kountsevo, on se bat contre la construction d’une zone industrielle. Début septembre [2018], juste avant les élections municipales, un parc paysager a été inauguré. Mais un mois plus tard, rue Ostafovskaïa, à proximité de l’entrée de la zone de loisirs, on a commencé la construction d’un ensemble d’entrepôts de 32 580 mètres carrés destiné à accueillir les décors de 30 théâtres de Moscou. Comme d’habitude, les engins sont arrivés tard dans la nuit et les pelleteuses ont commencé à déterrer les arbres. Des actions de blocage solitaires et en groupe ont permis d’arrêter le chantier. Après ce conflit, les habitants ont proposé de déclarer ce quartier autonome et de le rebaptiser “le Monaco russe”.
Rue Lobnenskaïa, les activistes projettent de déposer plainte contre l’Agence fédérale du patrimoine public : un terrain faisant partie du parc a été alloué pour la construction de logements neufs. Or, explique Ekaterina Volkova, le quartier compte déjà trois usines de béton et une centrale électrique dernier cri, ce qui explique pourquoi les gens se battent pour le moindre square, quitte à se coucher devant la pelleteuse !
Les conflits autour du logement, même ceux qui aboutissent à des échecs criants, ne sont jamais vains. Ils contribuent à former des communautés réellement actives, attentives à l’écologie et au respect des lois. Lorsque Daria Darieva, résidente du quartier de Doubki, a appris qu’une partie du parc près de chez elle allait être détruite, les activistes préparaient déjà leur action “Funérailles des arbres”. Certains journalistes étaient solidaires mais avaient peur de couvrir le conflit, d’autres faisaient des reportages où ils traitaient les activistes de “fous”. “Les arbres, c’est un petit bout d’écologie dans notre ville étouffée par les gaz d’échappement, fait valoir Daria Darieva. Et beaucoup d’habitants ont planté ces arbres eux-mêmes. Par exemple, mon grand-père en avait planté un près de son immeuble, un bouleau. Il y est toujours. C’est pourquoi cet abattage, c’était comme cracher au visage des habitants.”
Ni sécurité ni justice
Un homme s’avance vers l’espace en chantier, au 20 rue Ivan Franko. Le terrain est visible de derrière la palissade, car elle n’est pas aveugle à cet endroit. Des reproductions imprimées de tableaux d’une artiste locale sont encore accrochées aux arbres. Ils représentent le quartier avant les travaux, avec ses petites cours verdoyantes. Une icône gît au sol. Natalia Saïapina, l’une des militantes, vient de pénétrer sur ce terrain où, dans quelques jours les arbres seront abattus pour laisser place à l’immense fosse de la tour de 26 étages. Natalia fait une pile avec les tableaux, ramasse l’icône et rentre le tout dans la camionnette rouillée achetée récemment par les militants. “Le sentiment de sécurité et de justice a disparu dans le pays où je suis née. C’est ça, un pays d’unité et de morale ? Depuis un mois, j’ai oublié ce qu’est une vie normale, plus rien n’existe à part cette lutte ! Si le principe de propriété privée s’effondre ainsi, c’est que nous avons touché le fond.”
Les classes moyennes moscovites, voire russes en général, peuvent se révéler très actives. Surtout lorsqu’elles sont traitées comme des moins que rien par les représentants du grand capital. “Nous qui espérions que le tribunal statuerait en notre faveur. Les avocats de la défense se moquaient et souriaient constamment au procès, raconte Natalia Saïapina :
Pour eux, nous sommes des gueux, alors qu’en réalité nous représentons les classes moyennes, des contribuables respectueux des lois. La principale différence entre nous et les très riches, c’est que nous, nous gagnons notre vie par le travail. Et il est impossible de nous acheter. Nous tuer, ça oui.”
Le mouvement de contestation à la moscovite naît de la banale nécessité de prendre en compte les intérêts des habitants, négligés par les promoteurs et la mairie aveuglés par les profits que représente un urbanisme dense, inhumain et inesthétique. Or lorsqu’il ne s’agit que de questions matérielles, il est toujours possible de se mettre d’accord, quitte à dépenser un peu plus. Mais aujourd’hui, le conflit a lieu sur des principes, les habitants défendent des valeurs qui ne sont plus seulement matérielles. Ils se battent au nom de la propriété privée et plus seulement pour eux-mêmes. Et surtout pour l’équité et le respect.
Anna Ryjkova, Anton Reznitchenko, Anastassia Afanassieva
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