En 2018, pour la première fois depuis longtemps, le pouvoir s’est intéressé de très près aux jeunes musiciens russes. Soudain, leurs péripéties privées et artistiques ont cessé d’être cantonnées au domaine des sous-cultures. Certains musiciens ont annulé des concerts pour des raisons idéologiques et il est arrivé que leurs performances soient interdites au dernier moment lors de leurs tournées. Les grands noms de la scène russe ont pris la défense de leurs jeunes collègues rappeurs, et tout cela est devenu un sujet de débat jusqu’au sommet du pouvoir.
Dans l’univers de la pop russe, le principal changement de 2018 n’est pas le fait que le rap soit devenu le genre numéro un. Cela s’est produit bien avant, lorsque les violents duels verbaux appelés “battles” ont propulsé le récitatif russe dans les favoris des agences de presse et des moteurs de recherche.
En 2017, ces poètes orduriers se sont révélés capables de rassembler un large auditoire tant sur internet que dans les stades. Mais en 2018, ils ont réellement pesé sur la vie du pays, ce qui a fini par arriver aux oreilles des ministères, du Kremlin et des casernes.
Lors de la dernière conférence de presse du président russe [mi-décembre], on a découvert qu’il s’y connaissait autant en rap que dans tous les autres domaines et secteurs. Vladimir Poutine a exprimé son respect pour Timati [l’un des rappeurs russes les plus populaires] et s’est prononcé contre les arrestations de rappeurs.
Un peu plus tôt, lors d’une réunion du Conseil pour la culture auprès de la présidence, il s’est demandé avec le compositeur [et producteur de musique pop] Igor Matvienko quels étaient les fondamentaux du rap (réponse : le sexe, la drogue et la contestation). C’est alors qu’il a lancé une idée sidérante de nouveauté :
La culture des jeunes, il faut en prendre le commandement et la guider dans la bonne direction avec des moyens adéquats.”
Avant cela, les rappeurs Ptaha et Roma Zhigan avaient été reçus par les députés de la Douma. La rencontre faisait suite au soutien vigoureux exprimé par la profession à leur collègue le rappeur Dmitri Kouznetsov, alias Haski, arrêté à Krasnodar.
En 2004, des rockeurs célèbres avaient soutenu la révolution de Maïdan
L’idée de guider la jeunesse rappelle certes les pionniers et le komsomol du passé, mais aussi des événements bien plus récents. En 2005, la presse avait longuement débattu de la rencontre entre le directeur adjoint de l’administration présidentielle Vladislav Sourkov et des rockeurs russes : le groupe Chaif, Zemfira Ramazanova, Boris Grebenchtchikov, Sergueï Shnurov et bien d’autres.
La raison avancée pour cette rencontre avait été la première “révolution de Maïdan” en Ukraine [2004], auquel avaient activement participé des groupes de rock tels qu’Okean Elzy. Il n’y a pas eu de Maïdan en Russie. Soit les rockeurs ont bien saisi le message, soit ils n’avaient aucunement l’intention de prendre la tête d’une quelconque révolution. Avec le recul, le milieu des années 2000 a été une période de calme et d’abondance peu propice à la révolte.
L’événement, baptisé “rencontre des rockeurs avec Sourkov”, a donné lieu à la création de la fondation Notre temps, sous l’égide de laquelle ont prospéré les groupes Provoda, Znaki, Nikel et d’autres. Un studio dernier cri a été monté et a permis à de nombreux musiciens connus d’enregistrer leurs albums.
Pour un rap idéologiquement tempéré
Après les mots du président sur le rôle directeur de l’État concernant l’orientation du rap russe, on peut aisément imaginer que quelques producteurs chevronnés sont déjà en train d’écrire des business plans pour un nouveau studio de ce type. Car il faut maintenant mettre en pratique l’idée du chef de l’État. Qui dit projet dit budget, et nous devrions donc bientôt découvrir un rap nouveau, idéologiquement tempéré et bénéficiant d’une production de qualité.
Il n’y sera plus question de drogue, mais plutôt de voitures fonçant sur le pont de Crimée [inauguré le 15 mai 2018, il relie la Russie à la presqu’île de Crimée] et de la transfiguration de Moscou grâce au maire Sergueï Sobianine.
Mais n’oublions pas qu’aucun des groupes qui s’étaient associés avec Notre temps n’est présent aujourd’hui sur la scène musicale, et les mélomanes de 2018 n’ont vraisemblablement aucun souvenir d’aucune de leurs chansons. Tout comme le changement de la direction de Russian Media Group en 2014-2015, justifié par la nécessité de créer une “holding patriotique”, n’a pas vraiment fait grimper le niveau de patriotisme sur les ondes russes. Car le succès des chansons dépend quand même d’autres facteurs.
En 2018, le pouvoir a voulu trouver un langage commun avec la jeunesse. C’est évident, et cette volonté n’a jamais été aussi forte au cours de la décennie qui vient de s’écouler. Ceux qui répondent de l’idéologie en Russie ont soudain découvert qu’aucun dispositif ne pouvait faire obstacle au désir des jeunes d’aller à des concerts, ou à la diffusion de la musique. Et cela ne concerne pas seulement les rappeurs.
Des moyens dont les aînés ne soupçonnent pas l’existence
Cet été, plusieurs groupes ont refusé de participer au festival Invasion. Raison invoquée : le ministère de la Défense sponsorisait l’événement. On avait promis aux musiciens pacifistes que la Défense ne ferait pas partie des sponsors, mais il n’en était rien et ces groupes ont zapé sans hésiter le principal festival de rock du pays.
La mauvaise nouvelle pour ceux qui échafaudent des business plans pour une nouvelle “holding patriotique”, c’est que “prendre la tête de la culture des jeunes et la guider” est tout simplement impossible (en dépit de tous les projets écrits et les budgets alloués).
Et que si les artistes veulent que leurs chansons soient entendues, ils les diffuseront via WhatsApp, Viber ou tout autre moyen dont leurs aînés ne soupçonnent même pas l’existence. Quant aux concerts, s’ils veulent en donner, ils inventeront mille ruses de Sioux pour le faire. Ainsi va le monde aujourd’hui.
Boris Barabanov
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