Emmanuel Macron a décidément fait le choix de multiplier les atteintes aux libertés publiques. Il y a d’abord eu la première salve, déjà gravissime, avec la loi anticasseurs, qui doit être définitivement adoptée ce mardi par l’Assemblée nationale et qui restreint de manière spectaculaire le droit de manifester. Et puis il y a la deuxième salve, apparemment en préparation, qui pourrait conduire à une très grave remise en cause de la liberté de la presse.
Une remise en cause d’autant plus dangereuse qu’une poignée de milliardaires ont déjà croqué ces dernières années la plupart des médias, ruinant ainsi leur indépendance, et que des lois liberticides se sont accumulées depuis le début du quinquennat, constituant autant de remises en cause du droit de savoir des citoyens.
De cette volonté d’Emmanuel Macron de placer la presse sous tutelle et l’information sous contrôle, il existe de nombreux indices récents. Et le dernier en date, qui est la tentative de perquisition, lundi, des locaux de Mediapart, dans le cadre d’une enquête pour (notamment) atteinte à la vie privée d’Alexandre Benalla à la suite de nos révélations de la semaine dernière, n’est pas la moins inquiétante. Diligentée par le parquet, qui est placé sous l’autorité hiérarchique du pouvoir – en clair de l’Élysée –, cette perquisition, que nous avons refusée, constitue une grave tentative d’atteinte au secret des sources, l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse.
Mais il y a d’autres indices, tout aussi révélateurs : ce sont les propos que le chef de l’État a tenus la semaine passée devant une poignée de journalistes choisis par lui, afin de leur faire part de ses projets en divers domaines. Et dans le lot des confidences qu’il leur a servies, de nombreuses convergent dans le même sens : Emmanuel Macron rêve bel et bien d’une presse sous tutelle et d’une information sous contrôle.
Parmi les médias qui ont été conviés à l’Élysée et qui rendent compte des états d’âme présidentiels, il y a Le Point. Sur son site internet, le magazine rapporte ainsi le 31 janvier (c’est à lire ici) des bribes de la conversation : « Emmanuel Macron se dit “inquiet du statut de l’information et de la vérité” dans notre démocratie. Selon lui, il est urgent de rétablir des “tiers de confiance” et “accepter la hiérarchie des paroles”. Un maire, un député, un ministre ne peut pas être mis sur le même pied qu’un citoyen lambda vêtu d’un gilet jaune et qu’à la fin “tout se vaille”. Il a bien sûr fait allusion à la kyrielle de Gilets jaunes qu’on a vus sur les chaînes d’info et qui ont pu proférer n’importe quelle vérité invérifiable sans que les journalistes puissent hiérarchiser, vérifier, classer… »
Selon plusieurs autres médias invités, Emmanuel Macron s’est dans la foulée indigné que sur certaines antennes, on leur donne trop la parole. Dans une formule méprisante, il a eu ces mots : « Jojo avec un Gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député ! »L’affreux Jojo contre monsieur le Ministre…
Le Point poursuit ainsi son compte-rendu : « Comment recrédibiliser les médias et faire la part du vrai et du faux ?, s’interroge-t-il. Emmanuel Macron y réfléchit et invite la presse à faire de même. “Le bien public, c’est l’information. Et peut-être que c’est ce que l’État doit financer”, dit-il, dans une réflexion à voix haute. “Le bien public, ce n’est pas le caméraman de France 3. Le bien public, c’est l’information sur BFM, sur LCI, sur TF1, et partout. Il faut s’assurer qu’elle est neutre, financer des structures qui assurent la neutralité. Que pour cette part-là, la vérification de l’information, il y ait une forme de subvention publique assumée, avec des garants qui soient des journalistes. Cette rémunération doit être dénuée de tout intérêt. Mais quelque part, cela doit aussi venir de la profession.” »
L’intérêt de ces propos d’Emmanuel Macron, c’est qu’ils laissent clairement transparaître sa conception de l’information. Une conception caporalisée : à l’entendre, le rôle de la presse serait de faire entendre le « vrai », pour étouffer le faux. En quelque sorte, le bon journal serait celui qui propage la vérité – la pravda en russe ! Pas celui qui enquête, qui investigue, qui révèle les faits que les pouvoirs, quels qu’ils soient, financiers ou politiques, voudraient cacher aux citoyens ; non : la presse qui ne dérange pas.
Sous-entendu : forcément, la vérité telle que la conçoit le régime. Et du même coup, la bonne presse devrait être « neutre ». Foin du pluralisme de la presse, qui permet aux citoyens de choisir tel titre plutôt que tel autre en fonction de ses choix éditoriaux, de la hiérarchie choisie des faits. Le chef de l’État affiche son choix : une presse uniforme.
Le propos est même beaucoup plus menaçant que cela, puisque Emmanuel Macron va jusqu’à envisager que l’État puisse « financer des structures qui assurent la neutralité » de tous les titres. En somme, l’État ferait intrusion au sein de tous les médias, même privés, pour orienter l’information ou la certifier, avec l’aide de journalistes qui accepteraient de collaborer à ce système d’information fléchée.
Les remarques d’Emmanuel Macron ne sont, certes, pas toutes explicites ou abouties. Ce système de « structures »financées par l’État et destinées à certifier l’information a-t-il quelque chose à voir avec le projet de conseil de déontologie de la presse auquel le gouvernement travaille, et qui suscite beaucoup d’inquiétudes ou de réticences parmi les sociétés et syndicats de journalistes ? Ou est-ce un projet complémentaire, se surajoutant à ce conseil de déontologie et débouchant sur une mise sous tutelle renforcée des rédactions ?
Sans grande surprise, les propos présidentiels ont, quoi qu’il en soit, suscité de très vives critiques, venues d’horizons multiples. Dans un autre article, Le Point lui-même a donné le ton : « Vous ne rêvez pas. Le président de la République propose que l’État rémunère certains journalistes dans les rédactions. Il envisage sans ciller ce qui ressemble à une nationalisation partielle de la presse. On passe sur l’affirmation délirante selon laquelle il existerait dans le journalisme une “part” destinée à la “vérification” : le reste serait autorisé à raconter n’importe quoi ? L’essentiel est là : il s’agit tout simplement d’un programme de tutelle. Le président s’en rend-il compte ? Il évoque, certes, des modalités qu’il imagine sans doute plus douces : “cela doit aussi venir de la profession”, dit-il, évoquant des “garants qui soient des journalistes”. Bien sûr… Prenant conscience de la sagesse infinie de notre infaillible Jupiter, les journaux décideront spontanément de lui confier la détermination de la vérité via un système financé par lui, et ce, pour le plus grand bonheur du peuple… »
Dans une chronique remarquée sur le site Slate.fr, intitulée Emmanuel Macron, le journalisme de cour, et le contrôle des médias [1], le journaliste Claude Askolovitch a tenu des propos encore plus acerbes : « Notre président de la République veut réordonner notre monde ; nous manquons de vérité, il va y remédier. Il veut “s’assurer de la neutralité” et “vérifier l’information” dans les médias, en créant des “structures”, financées par l’État, qui contrôleraient médias publics et privés, structures nanties de journalistes qui seraient les “garants” de l’affaire. Notre président de la République, disons simplement, veut mettre le journalisme sous tutelle, telle une classe sociale assistée dont il faudrait encadrer les “conneries”, tels des présupposés casseurs qu’il faudrait bannir des manifestations. La liberté s’épanouira sous la contrainte ? Son organe de vérification s’imposera-t-il à la presse ? Les journalistes qui lui seront affrétés deviendront-ils nos supérieurs et nos gardiens, nos censeurs, les auxiliaires du pouvoir, de l’État ? »
Le précédent sur le secret des affaires
Et le journaliste, qui ordinairement tient la revue de presse de France Inter, ajoute : « C’est un péché récurrent, chez les idéalistes, de s’autoriser à régenter les autres, dans leur vie ou leurs paroles, leurs images ou leurs écrits – on nous dit toujours que c’est pour le bien commun. On a connu d’autres ennemis de la liberté de la presse, tonitruant ici, tweetant aux Amériques. On n’imaginait pas Emmanuel Macron en Trump lissé, en Mélenchon poli ? Il leur ressemble pourtant et les dépasse quand il pense à voix haute, et par un journaliste, nous ne pouvons l’ignorer. Qu’en ferons-nous ? »
On pourrait certes objecter que le chef de l’État a parlé de manière impromptue, sans forcément peser chaque mot, comme cela peut arriver dans une conversation à bâtons rompus. Cette hypothèse ne peut pourtant pas être prise en compte. D’abord parce qu’Emmanuel Macron sait ce que parler veut dire : quand il parle devant une poignée de journalistes, c’est parce qu’il souhaite que son propos soit divulgué.
Surtout, ces pistes préoccupantes de mise sous tutelle de l’information sont en ligne avec la politique déjà mise en œuvre par Emmanuel Macron, depuis son accession à l’Élysée.
Avant qu’il n’arrive au pouvoir, le droit de savoir des citoyens a, certes, déjà été gravement mis en cause. Tout au long des quinquennats de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, une dizaine de milliardaires ont fait l’acquisition de tous les grands médias français, dont les derniers journaux indépendants, et d’immenses conglomérats se sont constitués. Celui de Patrick Drahi, avec Libération, L’Express, RMC, BFM Business, BFM TV ; celui de Xavier Niel et Matthieu Pigasse, associé depuis peu au milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, par ailleurs propriétaire du magazine Marianne ; celui de Bernard Arnault, propriétaire des Échos et du Parisien ; ou encore celui de Vincent Bolloré, avec Canal+ et CNews…
Et de cette normalisation économique a découlé, comme Mediapart en a tenu la chronique tout au long de ces dernières années, une normalisation éditoriale inquiétante, avec à la clé une cascade de censures ou d’instrumentalisations, sans parler de l’autocensure très forte que génère dans de nombreuses rédactions cet écosystème délétère d’une presse entre les mains des puissances d’argent.
Accédant à l’Élysée, Emmanuel Macron n’a donc pas apporté sa touche à cette concentration de la presse, lourde de dangers pour son pluralisme, pour la bonne et simple raison que cette opération main basse sur l’information était déjà très avancée. Tout juste a-t-il pris soin d’afficher sa proximité avec certains des oligarques qui ont récemment pris possession des grands médias français, et notamment avec l’un d’entre eux, Xavier Niel, copropriétaire du Monde et de L’Obs. Lequel Xavier Niel, en retour, a affiché son soutien appuyé à Emmanuel Macron pris dans les turbulences de la crise sociale, comme le montre son entretien le 6 décembre, au micro d’Europe 1 :
Mais l’opération main basse sur l’information étant presque menée à son terme, Emmanuel Macron a tout de même contribué, lui aussi, à ce grave recul historique du droit à l’information, en promouvant deux textes majeurs en France, celui sur le secret des affaires et celui sur les « fake news ». Deux textes qui présentent un point commun, celui de détricoter la grande loi progressiste du 29 juillet 1881 (lire ici). Encadrant la vie de la presse depuis 138 ans, celle-ci affiche son ambition libérale, au sens anglo-saxon du terme, dès son article 1 : « L’imprimerie et la librairie sont libres. » En clair, à son origine, la loi fixait la liberté et la transparence comme principes majeurs encadrant l’activité de la presse, et définissait par la suite les sanctions en cas d’abus de cette liberté.
Avec Emmanuel Macron, on a assisté à un véritable renversement : au travers de ces deux textes sur les « fake news » et le secret des affaires, les principes de la loi de 1881 ont été battus en brèche et l’opacité est devenue la règle, la loi définissant juste quelques exceptions.
De ces deux textes, organisant une grave régression démocratique, jusqu’aux propos récents d’Emmanuel Macron suggérant des systèmes de certification de l’information contrôlés par l’État, il y a donc une continuité : du libéralisme progressiste qui était consigné dans la Déclaration des droits de l’homme et qui a inspiré la grande loi de 1881, la France est en train de basculer vers un système illibéral, pour ne pas dire liberticide. Hier, selon la belle formule de Camille Desmoulins, la presse était conçue comme la « sentinelle » de la démocratie ; aujourd’hui, Emmanuel Macron rêve d’une « sentinelle »appointée par l’État pour encadrer le travail de la presse…
LAURENT MAUDUIT