Depuis le 19 décembre, les Soudanais descendent [à un rythme quasi quotidien] dans les rues de plusieurs villes du pays, y compris la capitale Khartoum, pour exprimer leur colère contre le régime du président soudanais, Omar Hassan Al-Bachir. Ce n’est pas la première fois que Bachir est confronté à ce type de manifestations. Mais, par sa diversité sociale, cette vague de manifestations, au départ spontanée mais de plus en plus organisée, est inédite et représente une grave menace pour le régime.
Ces manifestations s’expliquent par l’histoire récente du pays mais aussi par son passé. Ces trente dernières années, le gouvernement de Bachir, arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire en 1989, a réduit le pays au marasme. Il n’a pas hésité à briser les institutions fondamentales du pays, son administration, son économie, son système éducatif, son armée et même sa propre culture afin de mieux faire main basse sur le pouvoir et les richesses économiques du pays.
Trente années de pillage gouvernemental
Les deux outils préférés de Bachir ont toujours été la brutalité et la mise à l’écart. Et la politique de la terre brûlée était employée contre tous ceux qui exprimaient leur profond désaccord ou leurs doléances, que ce soit les tribus marginalisées du Darfour ou les journalistes à Khartoum. Parallèlement, le gouvernement ignorait purement et simplement des régions entières du Soudan et leurs institutions, qui ne rapportaient pas d’argent, les laissant sombrer dans la déliquescence. Ceux qui manifestent dans les rues du Soudan, dont la plupart sont trop jeunes pour se souvenir de 1989, portent le fardeau de trente années de pillage gouvernemental.
Les causes dans l’actualité sont plus strictement économiques. Le gouvernement a perdu la maîtrise des fondamentaux. L’année dernière, le taux d’inflation a placé le Soudan en troisième position des pays où l’inflation était la plus forte, et les pénuries ont commencé à se faire sentir : le carburant (avec des longues files de voitures régulièrement stationnées devant les stations essence) et, de manière plus dangereuse, la pénurie de liquidités dans le système bancaire. La réaction du gouvernement à cette dernière crise il y a quelques mois n’a fait qu’aggraver les choses et susciter la panique : en plafonnant les retraits aux distributeurs et aux guichets, le président n’a fait que mettre en colère la classe moyenne soudanaise, qui n’a plus accès à son salaire.
Pour mettre un terme aux manifestations, le gouvernemental devra choisir le court terme ou le long terme. La frustration actuelle des Soudanais s’explique historiquement de deux manières, et elle est également motivée par deux besoins différents. Les gens veulent du pain [dont le prix a été multiplié par trois le 18 décembre], de l’essence, du liquide, des médicaments, mais il y a également des doléances sous-jacentes plus abstraites, les Soudanais réclament cette dignité et cette fierté nationale que le gouvernement ne leur a jamais accordées.
Certains manifestants ont disparu
La marge de manœuvre du régime de Bachir est plus restreinte que jamais. Depuis la sécession du Soudan du Sud en 2011, Bachir n’a plus accès aux richesses pétrolières de la région. Le régime souffre également des sanctions appliquées par les États-Unis en 1997, qui ont isolé le pays économiquement. La mise en accusation de Bachir par la Cour pénale internationale [en 2009] pour crimes de guerre au Darfour a aggravé le statut de paria de son gouvernement. Le Soudan compte sur quelques alliés caractériels dans la région, comme l’Arabie Saoudite, un pays dont la générosité est variable et soumis à conditions, et qui peut coûter très cher. Selon le New York Times, le Soudan a dépêché au moins 14 000 soldats au Yémen, qui sont dirigés à distance par une armée saoudienne qui ne veut pas mettre ses propres hommes en première ligne.
Les difficultés financières du gouvernement sont également en partie imputables au développement de ses réseaux sécuritaires au Soudan, y compris la police et l’armée, et les forces d’intervention rapide, les unités paramilitaires non officielles, notamment les tristement célèbres milices janjawid, qui ont été démobilisées après la fin du conflit au Darfour [la mission conjointe des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour, la Minuad, est déployée dans la région depuis 2007 ; la guerre du Darfour, qui a éclaté en 2003, a baissé d’intensité ces deux dernières années]. Ces divers investissements dans l’appareil sécuritaire ont été visibles à travers la répression rapide des manifestants. Des groupes de policiers et de forces de sécurité ont tiré sur la foule, et arrêté et agressé des journalistes, des militants et des membres de l’opposition. Certains manifestants ont disparu. Leurs familles font circuler les photos de leurs proches sur les réseaux sociaux pour savoir où ils sont. À ce jour, un mois après le début de la contestation, au moins 40 personnes auraient été tuées [plus de 70 selon des sources médicales locales]. Et pourtant, cela n’a pas ralenti les manifestations.
Appauvrissement de la scène politique
Le marasme économique a fait voler en éclat le pacte du silence conclu tacitement entre le gouvernement et les élites du pays. Tant que la petite bourgeoisie qui ne s’intéressait pas à la politique pouvait prospérer ou du moins survivre, alors les frustrations des plus pauvres de la société ne pouvaient pas suffire à déclencher un grand mouvement de protestation. Mais la paralysie économique a obligé les cols blancs à frayer avec les ouvriers dans les files d’attente pour l’approvisionnement alimentaire. À ses débuts, Bachir avait conscience de l’importance de ce compromis et il offrait, à ces membres de l’opposition et de la société civile qui s’opposait à son régime, des postes au gouvernement ou des possibilités très lucratives d’enrichissement. Son incapacité à offrir à suffisamment de gens une part du gâteau pourrait lui être fatale.
Mais ce qui pourrait sauver la tête de Bachir, c’est peut-être son manque de générosité quand il s’agit d’offrir une influence politique ou de préparer sa succession. Il n’y a aucune personnalité au sein de son gouvernement qui pourrait le remplacer en cas de transition pacifique, aucun homme fort au sein de l’armée qui puisse le contraindre à la démission, comme ce fut le cas pour Hosni Moubarak [en Égypte], et assurer la transition avec un gouvernement provisoire. Les forces traditionnelles de l’opposition, comme celle de l’ancien Premier ministre Sadiq Al-Mahdi [renversé par le coup d’État d’Al-Bachir en 1989], ont depuis longtemps été éclipsées et ne sont pas en phase avec l’atmosphère actuelle. Quant aux nouveaux dirigeants de l’opposition, ils sont divisés.
La longévité de Bachir est en partie due à l’appauvrissement de la scène politique et à l’asphyxie de toute vision divergente de l’avenir du Soudan. Par ailleurs, en instrumentalisant l’islam à ses propres fins – son régime se prétend toujours être un gouvernement qui s’appuie sur la charia, même s’il a depuis longtemps abandonné ses prétentions religieuses –, Bachir a tué dans l’œuf tout mouvement de protestation islamique comme les Frères musulmans, qui avaient réussi à mobiliser le peuple contre les dictatures ailleurs au Moyen-Orient. Les manifestations actuelles n’étant pas orientées politiquement, elles sont plus dispersées. Au départ, elles étaient le reflet spontané de la colère des rues, mais depuis des groupes de militants professionnels sont entrées en scène pour organiser les manifestations et les actes de désobéissance civile. Et cette diversité pourrait en fin de compte donner encore plus de force aux manifestations. Le vide politique au Soudan pourrait maintenir Bachir au pouvoir par défaut mais il pourrait également lui être fatal.
Nesrine Malik
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