Comme tout mouvement doté d’une force événementielle, celui des Gilets Jaunes (GJ) se présente à la fois comme anticipé et inattendu, surinterprété et résistant aux interprétations. Anticipé, tout d’abord, dans la mesure où, depuis des années déjà, et des côtés les plus opposés, il est question de cette « insurrection qui vient » : des secteurs militants radicaux bien entendu, et en particulier de la mouvance autonome à l’origine de la brochure qui a popularisé l’expression, mais tout autant d’acteurs politiques déjà bien établis et aspirant à la conquête du pouvoir par les urnes. Ainsi, depuis un certain temps déjà, un Jean-Luc Mélenchon diagnostique une « situation pré-révolutionnaire » et en appelle à une « révolution citoyenne » qui le porterait au sommet de l’État. Ces propos entrent en résonance avec le cycle des rébellions populaires ouvert par la crise de 2007-2008, des mouvements qui, à l’instar du mouvement espagnol d’occupation des places (15M), refusent pour la plupart de se situer sur l’axe gauche-droite
A cette palette de positions « dégagistes », bien que prônant des orientations diamétralement opposées, il convient d’en ajouter une, et non la moindre puisqu’elle émane de l’acteur qui a précisément relevé avec succès le défi de la conquête électorale du pouvoir. Emmanuel Macron donc, puisque c’est de lui qu’il s’agit, n’hésitait pas à donner à l’ouvrage qui lançait sa campagne pour l’élection présidentielle le titre de Révolution
Largement anticipé donc, et pourtant surprenant. Non seulement par le moment, et le prétexte, de son déclenchement, mais, surtout, par sa configuration concrète et les effets que celle-ci produit. La véritable surprise de ce mouvement réside dans l’irruption d’un nouvel acteur issu des couches parmi les plus « invisibilisées », et acculées jusqu’alors à la passivité, de la société française : la classe ouvrière (en col bleu ou blanc) des petites et moyennes entreprises, des fractions de la petite-bourgeoisie non-diplômée et proche (socialement et spatialement) des classes populaires, ainsi que des retraités issus des mêmes catégories. Extérieures tant à la représentation politique, violemment rejetée, qu’au mouvement syndical (depuis longtemps absent de ces secteurs du salariat) et à ses formes d’action, il unifie salariés et indépendants sur le seul terrain autorisé par sa composition organique, celui d’une protestation dirigée contre l’État. De là la seconde surprise : un mouvement majoritairement composé de salarié.e.s parmi les plus mal-payé.e.s, exigeant avant tout une amélioration de leurs conditions de vie, qui se place sur le terrain – ô combien glissant !– de la fiscalité, réclamant moins de « taxes » tout en dénonçant le retrait de l’État de ses fonctions protectrices, se tournant contre l’injustice fiscale (symbolisée par la suppression de l’ISF) tout en épargnant les cadeaux fiscaux exorbitants accordés au patronat et, plus généralement, tout ce qui concerne le pouvoir patronal dans l’entreprise. Pourtant, troisième surprise, la parole diffusée à partir des « ronds-points » sur les « fins de mois » impossibles, le flot de témoignages sur les millions de vies gâchées par les contraintes et humiliations ordinaires subies par les exploité.e.s, aura suffi pour mettre en pièces le récit de la « start-up nation » que le pouvoir macronien s’efforce d’imposer. Enfin, quatrième surprise, loin d’en rester là, ce mouvement, malgré un nombre de participants qui le situe dans les basses eaux des mouvements sociaux des dernières décennies, parvient à conserver un soutien populaire majoritaire tout au long de sa confrontation avec le pouvoir, même lorsqu’elle se heurte à une escalade répressive et prend une tournure émeutière. Il réussit ainsi là où tous les mouvements de la dernière décennie avaient échoué, arracher quelques concessions, même si elles s’avèrent largement symboliques, et, pour l’essentiel, trompeuses. Dans la foulée, le mouvement élargit son horizon revendicatif et aborde la question institutionnelle et politique. Le « RIC » – référendum d’initiative citoyenne – se présente ainsi comme la solution à la situation de dépossession démocratique : court-circuitant l’élite politique discréditée, l’expression non-médiée de la volonté populaire est vue comme l’outil privilégié, parfois même exclusif, permettant de redonner le pouvoir aux citoyens.
Tout se passe néanmoins comme si, placés devant un tel défi, les acteurs politiques choisissaient d’ignorer l’inédit qu’apporte le mouvement et s’acharnaient à le ramener à des schémas préformés et inopérants. Venant d’une présidence ayant fait de surdité technocratique une vertu, et même le fondement de son mode – profondément autoritaire – d’exercice du pouvoir, une telle attitude ne saurait surprendre. La seule réponse qu’il semble capable d’apporter consiste à appliquer la recette éculée de la « carotte et du bâton », lâchant quelques miettes, se livrant à de grossières manœuvres procédurales (le « grand débat national »), tout en ne cédant rien sur le fond de sa politique et allant encore plus loin dans l’escalade de répression. Plus étonnant toutefois, et plus inquiétant du point de vue des perspectives, est le désarroi des forces d’opposition, et en particulier de celles qui entendent justement défendre les intérêts des secteurs sociaux qui investissent le terrain de l’action collective. Lorsqu’elles ne décident pas, à l’instar des appareils syndicaux (à l’exception de Solidaires) de tourner le dos au mouvement, elles entament le refrain du « on l’avait bien dit ». Pensant qu’il suffit de soutenir un tel mouvement, ou d’affirmer s’y reconnaître en reprenant ses éléments de langage ou de revendication, pour en engranger un bénéfice politique, elles prennent le risque de réitérer le mécanisme de leur impuissance, au risque de se retrouver devant de bien mauvaises surprises ; car il apparaît d’emblée, que contrairement aux mobilisations antérieures, « classiques » (comme le mouvement contre la réforme des retraites ou contre la loi travail) ou « d’un nouveau type » (Nuit Debout), le mouvement des GJ constitue un objet, ou plutôt un sujet, bien plus contradictoire, dont les prolongements et effets induits, pour ouverts qu’ils demeurent à l’heure où sont écrites ces lignes, n’en comportent pas moins la possibilité de dérives inquiétantes et du renforcement de l’option national-autoritaire qui attire une partie grandissante de la société française. C’est donc par ce nœud de difficultés que nous commencerons pour tenter de démêler l’écheveau.
De quoi le jaune est-il la couleur ?
Lorsque le mouvement éclate, « chacune et chacun voit midi à sa porte » comme l’a judicieusement remarqué Ludivine Bantigny, qui y voit, pour sa part, « un moment historique, assurément, et sa complexité y participe »
La prédominance, de plus en plus visible, de catégories ouvrières et employées, avec une nette surreprésentation des secondes, au sein du « peuple des ronds-points »
Dans leur caractère à la fois (partiellement) fondé et contradictoire, ces interprétations s’inscrivent dans la dynamique ouverte par le mouvement lui-même. Sans l’épuiser, elles en font partie au sens où elles en expriment des facettes et font écho à son questionnement. Elles contribuent par là à en façonner la perception et pèsent, de façon médiate mais effective, sur son évolution. Leur limitation, et donc leur fausseté, découle de ce qui fait leur (relative) pertinence, à savoir leur caractère unilatéral, qui suppose l’exclusion de ce qui ne cadre pas avec une grille d’analyse préformée et/ou partielle.
Pour commencer par la dernière des approches mentionnées ci-dessus, celle des historien.ne.s, outre les risques d’anachronisme inhérents à toute analogie, la remise en perspective dans la longue durée de l’histoire nationale, pour éclairante qu’elle puisse être par certains aspects – il y a incontestablement une dimension française dans la légitimité de l’action populaire directe qui renvoie au moment révolutionnaire fondateur – , se fait néanmoins au prix d’un manque d’attention au passé récent et à un point de vue non-francocentrique. Il manque ainsi, comme l’a relevé Eric Fassin, une approche comparative internationale – par exemple avec les mouvements brésiliens ou italiens (les Forconi) de 2011-2013, ou encore des « bonnets rouges » bretons, mais aussi avec ceux des occupations de place de 2011, en Grèce et en Espagne
Du côté des secteurs militants radicaux qui croient se reconnaître dans le « dégagisme » antipolitique des GJ, le caractère insurrectionnel du répertoire d’action et le refus des médiations semble recouvrir le caractère économique (et aliénant-mortifère, selon leur lecture) des demandes de base des GJ, sans parler de leur croyance dans les possibilités du « RIC » ou de la ferveur « gauloise » exhibée dans les cortèges, qui va du déguisement carnavalesque aux innombrables drapeaux tricolores et Marseillaises vigoureusement entonnées. Difficile d’imaginer, en ce sens, contraste plus frappant que celui entre les aspirations et demandes du « peuple des ronds-points » et l’univers social et culturel qui s’exprime dans les écrits du « comité invisible », dans lequel, par exemple, les « petits-bourgeois des suburbs américaines » sont vus comme des « morts-vivants » animés par « le plat souci de survivre, l’angoisse économique de manquer de tout, le sentiment d’une forme de vie proprement intenable [qui] n’est pas ce qui viendra après la catastrophe, mais ce qui anime d’ores et déjà le struggle for life désespéré de chaque individu en régime néolibéral »
Quant à celles et ceux qui s’en tiennent aux schémas révolutionnaires du début du 20e siècle, s’ils ne partagent pas le mépris pour la masse aliénée affiché par les mouvances autonomes et néo-situationnistes, leur volonté de faire des GJ un sujet révolutionnaire les conduit à ignorer le discours réel dans lequel ce sujet se reconnaît et se construit, et qui, nous y reviendrons, est fort loin des coordonnées de la « conscience de classe ». Les références, pourtant omniprésentes et unifiantes, à la symbolique nationale sont minimisées, tout comme est passé sous silence le fait que les demandes (fort mesurées par ailleurs) de redistribution sont adressées à l’Etat ou que le sentiment « anti-riches » se focalise sur le personnel politique (Macron comme « président des riches, la « vaisselle de l’Elysée » », les « privilèges » des élus,) et épargne entièrement le patronat, au grand soulagement de celui-ci
Pour les tenants du « populisme », de gauche ou d’extrême-droite, on se réjouit de l’« authenticité nationale » qu’arbore cet acteur se présentant comme incarnation du « peuple français ». Mais, là encore, on feint de ne pas voir ce qui ne cadre pas avec cette vision. En ce qui concerne la France insoumise (LFI), si les revendications des GJ recoupent effectivement plusieurs points de son programme, et s’il en va de même pour leur refus des médiations et leur extériorité à toute référence de classe, les modes d’action mis en œuvre par le mouvement se situent plutôt aux antipodes de la « révolution citoyenne » telle que l’envisage le dirigeant de LFI. Davantage que dans le bulletin de vote et les cadres de « La République », les GJ croient aux vertus de l’action de rue, y compris dans des formes proches de la « guérilla urbaine », combinée à l’expression référendaire directe, détachée de tout projet de refonte institutionnelle du type de la « 6e République » prôné (de façon fort floue et fluctuante il est vrai) par LFI. Compte tenu du rejet viscéral du personnel politique qui cimente ce mouvement, il est par ailleurs fort peu probable qu’il puisse majoritairement se reconnaître dans la figure d’un dirigeant politique, certes charismatique et « transgressif », mais qui fût également sénateur socialiste pendant deux décennies et ministre d’un gouvernement de la Ve République.
Quant à l’extrême-droite, elle a sans doute raison de reconnaître dans la demande de « renationalisation » du contrat social qu’exprime la symbolique « gauloise » du mouvement une acceptation assez large de la « préférence nationale » que prône le lepénisme depuis ses origines. Les enquêtes menées par les sociologues confirment ce que l’on peut percevoir à partir d’un discours, explicite ou non, largement partagé par des acteurs et, de façon plus nette encore, par leurs porte-paroles : « Il y a indéniablement, parmi les GJ, une part importante qui ressent une vraie crainte à l’égard de la crise migratoire et qui, lorsqu’on l’interroge sur l’immigration, porte des idées xénophobes ou racistes. Ainsi, 48 % des personnes que nous avons interrogées estiment qu’en matière d’emploi, ‘on devrait donner la priorité à un Français sur un immigré en situation régulière’ »
Il ne fait aucun doute qu’une fraction significative de l’électorat lepéniste se retrouve dans le peuple des ronds-points, un électorat qui dépasse les 20% des suffrages exprimés dans les catégories ouvriers-employés depuis le milieu des années 1990 et qui, lors de la dernière présidentielle, a atteint entre un quart et un tiers de cet électorat potentiel (selon qu’il s’agissait du premier ou du second tour et en tenant compte de l’abstention)
Il aurait été irrationnel de penser que, dans ces conditions, les thématiques racistes et xénophobes aient pu être absentes d’un mouvement qui mobilise précisément des participants issus de ces couches sociales et se reconnaissant dans la rhétorique « antisystème » de l’extrême-droite. Plus qu’à travers une présence militante identifiable, réelle mais minoritaire, ces thématiques sont véhiculées par un public influencé par la fachosphère et le confusionnisme ambiant, et qui, n’étant pas encarté et n’identifiant pas nécessairement ce discours à un positionnement politique déterminé, se sent d’autant plus légitime à s’exprimer dans ce sens au sein de ce mouvement. Mais, là encore, la faible part des revendications anti-migrants et, à l’inverse, la prévalence de demandes – malgré les limites et contradictions sur lesquelles nous reviendrons plus loin – pour davantage de redistribution des richesses, ainsi que, tout simplement, l’intense circulation du signifiant de « justice », indiquent qu’il serait bien prématuré pour l’extrême-droite de crier victoire.
Reste que, tant par sa perception dans l’opinion que par le profil de ses participants, le mouvement des GJ marque une rupture majeure dans l’histoire des mobilisations sociales françaises. C’est en effet la première fois qu’un mouvement partant d’« en bas » jouit d’un soutien massif venant à la fois des rangs de l’extrême-droite et de la « gauche de gauche ». Essayons de cerner ce phénomène proprement inouï de plus près. Selon une enquête datant du 9 janvier, à un moment où une décantation s’est produite dans l’opinion, le degré d’identification et de soutien aux GJ apparaît sensiblement supérieur dans les rangs de l’électorat lepéniste que dans celui de LFI, ou parmi les abstentionnistes et la gauche social-démocrate, tandis que le niveau de « sympathie » est supérieur parmi les électeurs de gauche (toutes tendances confondues) et les abstentionnistes
Cette symétrie est pourtant trompeuse, contrairement à ce qu’affirme la doxa sur la « convergence des extrêmes ». Si extrême-droite et gauche de gauche se reconnaissent dans le mouvement, ou le soutiennent, elles le poussent également vers des directions diamétralement opposées. Là encore, rien de bien nouveau sous le soleil : se présenter comme une promesse de rupture radicale avec « le système » (désigné comme « libéral », à la limite même comme « capitaliste », mais toujours sous l’angle « cosmopolite », « mondialiste », « juif », etc.), et même (s’agissant du fascisme de l’entre-deux guerres) comme une « révolution », est un trait constitutif de l’extrême-droite, et un facteur décisif dans le succès de son audience de masse. Il s’agit bien entendu d’une « révolution » illusoire, l’ordre social restant rigoureusement inchangé, mais pour apparaître comme tel, l’extrême-droite se doit d’emprunter certains habits du socialisme et de la gauche – après tout le NSDAP se définissait comme « national-socialiste » et Alain Soral prétend aujourd’hui incarner la « gauche du travail et la droite des valeurs »…
Les lignes de force de cette polarisation se retrouvent dans le mouvement actuel. Les enquêtes disponibles en livrent quelques indications suggestives. Interrogées sur les thèmes qu’elles souhaitent voir aborder dans le « grand débat national », les personnes qui s’identifient ou soutiennent les GJ montrent une forte propension pour mettre en avant des thèmes comme le « pouvoir d’achat » (55%) ou « les impôts et les taxes » (45%), mais se montrent très réservés quant à celui des « inégalités et injustices sociales » (autour de 28%, soit à peine le niveau de la moyenne nationale). L’explication se trouve dans les différences de positionnement politique, l’appartenance sociale s’avérant à cet égard peu signifiante : la questions des inégalités est en effet centrale pour les électeurs LFI (37%, en 2e position après le pouvoir d’achat), alors qu’elle vient au queue de priorité pour l’électorat lepéniste (19%, soit en 7e position sur les 8 thèmes mentionnés), qui plébiscite à l’inverse la question de l’ « immigration » (46%, en 3e position), un thème qui n’occupe qu’une place marginale dans les préoccupations de l’électorat LFI et hamoniste (respectivement 8% et 3%, en dernière position dans les deux cas)
« Crise organique » et échec du macronisme
Cette configuration inédite dans l’histoire française ne peut se comprendre que dans le contexte d’aiguisement de la « crise organique » que traverse la société française au cours la période récente – pour ma part je situe les prémisses de cette séquence au fameux « 21 avril 2002 », premier tour d’une élection présidentielle qui marqua le détraquement du mécanisme de l’alternance bipartisane
Ce terme, forgé par Gramsci dans les Cahiers de prison, en est venu à servir de boussole à un nombre croissant d’analyses de la conjoncture, un fait qui ne doit assurément rien au hasard
Il importe de souligner que Gramsci distingue ces situations d’une crise révolutionnaire à proprement parler. Celle-ci suppose en effet une montée qualitative de l’activité des masses, qui forme une « volonté collective » antagoniste à celle du bloc au pouvoir, bref à une situation de « double pouvoir », que ce soit sous la forme insurrectionnelle ou en tant que processus plus diffus et graduel de « guerre de mouvement ». Si une telle éventualité ne parvient pas à se concrétiser,
la « crise organique », poursuit le révolutionnaire italien, « crée des situations immédiates dangereuses, parce que les différentes couches de la population ne possèdent pas la même capacité de s’orienter rapidement et de se réorganiser avec le même rythme ».
Cette asymétrie renvoie au fait que, malgré l’ébranlement de leur capacité hégémonique, les classes dominantes disposent de réserves massives, celle fournies par l’État existant (en particulier son appareil répressif et bureaucratique), et par un personnel « intellectuel » (dans le sens gramscien de groupes dotés de capacités d’expertise technique et/ou d’encadrement de la population) nombreux, et cela à un moment où les organisations des classes subalternes font la preuve de leur incapacité à polariser la situation de leur côté. Le champ est alors « ouvert aux solutions de force, à l’activité des puissances obscures, représentées par les hommes providentiels ».
Le macronisme a représenté une tentative de résolution de cette crise parvenue à un stade aigu dans le sens d’un « bonapartisme bourgeois », moulé dans les institutions présidentielles du régime actuel. La montée fulgurante d’un outsider parfaitement inconnu du public à peine deux ans avant son élection à la présidence de la République, sur fond d’accélération de la déliquescence du système partidaire, est l’expression chimiquement pure du processus que Gramsci désigne comme la « fusion de tout un groupe social sous une direction unique, considérée comme la seule capable de résoudre un problème majeur de l’existence et d’éloigner un danger mortel ». Les tendances, antagonistes mais complémentaires dans le jeu même de leur contradiction, de cette conjoncture se sont également cristallisées dans la poursuite de la percée de l’extrême-droite et l’émergence, significative mais bien plus fragile, d’un « césarisme progressiste » autour du dirigeant de LFI.
Après avoir remporté les deux premières manches de l’affrontement social (ordonnances sur le code du travail et « bataille du rail »), le bonapartisme macronien s’est pourtant fracassé contre le mouvement des GJ. Prenant acte de l’impuissance des formes traditionnelles de mobilisation sociale, et, en particulier syndicale, celui-ci a brutalement renvoyé le pouvoir actuel à sa faiblesse constitutive et irrévocable : le « bloc bourgeois » qui soutient la restructuration néolibérale de la société française est nettement minoritaire, son champion ne devant son succès aux urnes qu’à l’extrême fluidité et à la configuration singulière, et transitoire, du paysage politique au cours du printemps 2017. Les GJ, secteur limité du point de vue de leur nombre mais représentatif du point de vue de leur composition sociale et de leur discours, ont en particulier mis en lumière la sécession des classes populaires, qui est au centre la crise de représentation qui affecte le système partidaire français depuis des décennies. Ce qu’on a appelé la « crise de consentement à l’impôt » constitue du reste un symptôme éloquent de la « crise organique ». Elle rend compte de ce phénomène à première vue paradoxal qui voit les classes populaires, et en particulier des secteurs salariés, s’emparer du flambeau de la contestation fiscale, terrain d’élection (du moins à l’époque moderne) des rébellions de la petite-bourgeoisie
La radicalisation néolibérale que l’élection de Macron a permis de mettre en œuvre n’a fait, en fin de compte, qu’accentuer la « crise d’hégémonie » que celui-ci prétendait résoudre. Le franchissement de seuils supplémentaires dans le durcissement répressif, sur fond de division et d’insubordination latentes au sein de l’appareil d’État (des sommets de l’État d’où proviennent les fuites de l’« affaire Benalla » jusqu’à la dissidence larvée et à la dérive fascisante de secteurs de la police et à la défection de membres de l’équipe au pouvoir) témoignent d’un approfondissement de la « crise de l’État » et d’une impuissance manifeste à dégager une issue. Même si elles sont pour l’essentiel un leurre, les « concessions » que Macron a annoncé lors de son allocution du 10 décembre brisent le sentiment de « marche » irrésistible qui était au fondement de sa présidence « jupitérienne », en d’autres termes de l’image d’autorité mise en avant pour contenir les effets de la « crise d’hégémonie ». En ce sens, on peut dire que le projet macronien de constitution d’un « bloc bourgeois » à prétention majoritaire est mort-né, sans qu’une alternative susceptible de se constituer en un bloc sociopolitique majoritaire se dessine pour l’instant – ce qui laisse de confortables marges de manœuvre au locataire de l’Élysée.
Des contradictions au sein du peuple
Tournons-nous à présent vers cette forme inédite de subjectivité que signale le surgissement des GJ. De nombreuses d’analyses, ainsi que quelques éléments préliminaires d’enquêtes sociologiques, ont permis de retracer l’évolution rapide du mouvement, l’élargissement de ses revendications et le caractère multiforme de ses formes d’action. Nous en avons discuté certaines dans ce qui précède. Le trait sans doute le plus frappant, est que, malgré l’absence de ressources organisationnelles préexistantes, et avec comme outil quasi-exclusif les réseaux sociaux et, à un niveau plus local, l’interconnaissance informelle, le mouvement ait pu prendre d’emblée une ampleur nationale et une assez grande homogénéité dans ses modalités d’action et dans le type de demandes qui, à chaque étape, en émanait
« contrairement à une idée reçue qui a beaucoup circulé, le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas un rassemblement hétérogène réunissant des revendications hétéroclites. Bien au contraire, ce mouvement s’organise autour d’un socle de revendications sociales et politiques qui font la quasi-unanimité parmi les participants actifs »
[26].
Le socle en question comprend, selon les données collectées en région dieppoise, outre le RIC, le rétablissement de l’ISF, la revalorisation du SMIC, l’annulation de l’augmentation du prix du carburant, l’augmentation des retraites, la baisse des impôts directs, l’augmentation des impôts pour les plus grosses entreprises, le maintien et le soutien des petits commerces locaux, la réforme des rémunérations des élus et l’interdiction des délocalisations d’entreprises.
Il n’est certes pas sûr que la liste, et, surtout, l’ordre des priorités soit les mêmes à l’échelle nationale. On pourra ainsi se reporter à l’énumération, bien plus longue et, pour le coup, hétérogène, des quarante-deux revendications rendue publique peu après le lancement du mouvement
C’est dans cette perspective qu’il convient de situer l’usage de la symbolique nationale. Comme le relève Sophie Wahnich à propos de la place de la Marseillaise dans les défilés et les actions des GJ,
« c’est grâce/à cause du foot. Cela permet d’être ensemble, de chanter à l’unisson, d’être dans la joie du chœur. C’est une manière de produire des effets de foule, au sens traditionnel du terme. C’est un objet qui fait le lien entre chacun et permet à chacun de se sentir plus fort. S’il n’y avait pas le foot, et seulement l’école, les gens ne sauraient pas La Marseillaise et n’en auraient pas un tel usage »
[28].
Un tel usage est par définition ambivalent. La Marseillaise est un chant révolutionnaire, qui valide symboliquement le soulèvement populaire contre un pouvoir injuste et illégitime, mais la chanter, dans le contexte actuel, traduit également autre chose, à savoir une « demande de francité ». Le « peuple-Un » qui s’incarne dans les GJ ne peut s’affirmer tel qu’en tant que peuple national, qui demande à l’État de respecter le contrat social et de redevenir ainsi « son » État, celui du « peuple de France ». S’exprime ainsi le désir d’un entre-soi, d’une homogénéité « nationale » qui permettrait de dépasser les clivages – considérés comme artificiels et/ou indésirables – des appartenances partisanes et des clivages de classe. Pour le dire autrement, le caractère contradictoire du mouvement ne réside pas tant dans une juxtaposition de demandes incompatibles entre elles, même s’il porte aussi sur ce point, mais dans sa volonté même de refouler les contradictions, son refus affiché de les gérer, qui conduit à la dénégation de sa propre dimension politique.
La demande d’une expression directe référendaire témoigne également de ce « citoyennisme » supposé a- ou plutôt anti-politique. Comme le souligne Samuel Hayat, ce refus d’assumer la « démocratisation du dissensus » révèle une convergence de fond avec la conception néolibérale, en particulier dans sa variante technocratique macronienne :
« le mouvement des GJ s’oppose aux technocrates, mais il en reprend largement la conception péjorative de la politique partisane et la manière de penser l’action publique. Le citoyennisme est le pendant démocratique du macronisme qui nous disent tous les deux qu’il faut en finir avec les idéologies : l’un comme l’autre réduisent la politique à une suite de problèmes à résoudre, de questions auxquelles répondre. Certes, il n’est pas équivalent de dire que ces questions doivent être résolues par des experts ou par les citoyens ; avec le référendum, le citoyennisme propose bien une démocratisation, mais c’est la démocratisation d’une conception de la politique qu’il partage avec les néolibéraux. Le monde des citoyennistes est un monde homogène, peuplé d’individus qui ressemblent à s’y méprendre à ceux des économistes néoclassiques »
[29].
Pour le dire autrement, si la politique démocratique et révolutionnaire s’est toujours réclamée d’un « peuple », c’est en posant le peuple comme un ensemble mouvant de contradictions. S’en emparer, pour les « faire travailler » au moyen d’une pratique politique « au sein » du peuple, équivaut précisément à le constituer, à travers un processus de transformation de ses conditions sociales d’existence
Une même démarche est à l’œuvre dans le refus d’assumer le caractère politique du geste élémentaire qui consiste à sélectionner et hiérarchiser parmi une série de demandes pour en dégager une orientation – politique par définition, donc sujette à un processus contradictoire de débat. Ainsi, les animateurs de la page facebook « La France en colère » (Priscillia Ludosky et Maxime Nicolle, Eric Drouet s’en étant désormais dissocié), l’une des plus suivies du mouvement, qui tentent de plus en plus clairement de s’ériger en porte-parole nationaux, adressent une lettre ouverte au président Macron dans laquelle, outre le RIC, censé « redonner la souveraineté au peuple de France », sont formulées les revendications suivantes : « la mise en place d’une baisse significative de toutes les taxes et impôts sur les produits de première nécessité, et, enfin une baisse significative de toutes les rentes, salaires et privilèges et retraites courantes et futures des élus et haut-fonctionnaires de l’Etat »
Il est évident que, si une telle orientation, qui ne dit pas son nom, devenait celle du mouvement dans son ensemble toute idée de redistribution des richesses serait préventivement écartée. L’idée même d’une « hausse du pouvoir d’achat » serait récupérée par les politiques de réduction du « coût du travail » et de réduction des dépenses publiques que le pouvoir actuel entend poursuivre et intensifier. Raison pour laquelle la seule revendication susceptible d’améliorer effectivement les conditions d’existence des plus exploité.e.s est bien celle de l’augmentation des salaires. Mais, pour aboutir, elle implique une mobilisation d’une tout autre ampleur et modalité que tout ce que le mouvement des GJ est capable de fournir – ce qui implique qu’il est plus que jamais nécessaire d’opposer un démenti catégorique à tou.te.s celles et ceux qui s’empressent de proclamer la péremption de la grève et des actions du mouvement ouvrier. La preuve a contrario est fournie précisément par la récupération du thème de la « hausse du pouvoir d’achat » par Macron (qui s’y employait déjà dans son programme électoral
La capacité des variantes populistes de néolibéralisme à pénétrer le sens commun des classes travailleuses n’est pas à négliger. En témoigne de façon éloquente le « serment du jeu de paume », élaboré et lu le 13 décembre par deux figures des GJ, Maxime Nicolle et Priscillia Ludosky, preuve supplémentaire, s’il en fallait, de l’extrême plasticité de symboles aussi consensuels que ceux associés à 1789. La demande d’une « baisse des prélèvements obligatoires » sont, avec le RIC, au centre de ce texte aux accents clairement néo-poujadistes, qui dénonce avec virulence la « pression fiscale colossale qui ôte à notre pays, à nos entrepreneurs, à nos artisans, à nos petits commerçants, à nos créateurs et nos travailleurs toute énergie »
Un peuple et ses chefs ?
Gramsci le soulignait avec force, les situations de « crise organique » sont celles d’où émergent les « hommes providentiels » – son analyse débouchait, précisément, sur une typologie fine des formes de « césarisme » moderne, qu’il distinguait du bonapartisme du 19e siècle. Aujourd’hui on pourrait remplacer ces termes par celui de « populisme », et ajouter aux « hommes providentiels » les femmes. La typologie du « moment populiste » actuel est précisément celle-ci : sur fond de crise généralisée de la représentation, de liquéfaction des médiations de la société civile et d’ébranlement de l’autorité de L’État, surgissent des figures de sauveurs qui incarnent – au sens strict : dans la singularité charismatique de leur personne et de leur corps – à la fois l’autorité et la contestation de l’autorité. Leur force, effective ou supposée, vient de leur capacité à assumer précisément cette double fonction : restauratrice et transgressive, porteuse de stabilité et de renversement, donc, en filigrane, d’un « ordre nouveau » (titre du journal communiste turinois fondé par Gramsci et Togliatti mais aussi mot d’ordre mussolinien), un ordre rassurant mais qui rompt avec celui qui existe, et qui se révèle n’être qu’un désordre.
Il n’est guère difficile de voir dans la situation française et internationale actuelle une véritable éclosion de dirigeants populistes, aux orientations les plus contradictoires, qui correspondent à cette typologie. Au duo hexagonal Le Pen-Mélenchon répondent des figures comme Trump, Bolsonaro, Salvini ou Lopez-Obrador – le caudillisme latino-américain constitue une réserve inépuisable, même si elle est loin d’être exclusive, de figures césaristes. A cet égard, Macron se présente une figure mixte, à la fois leader populiste, illuminé par une mission supérieure et en contact direct avec « le peuple », et sémillant jeune technocrate au profil (et au physique) d’« enfant-prodige ». De là une ambigüité qui a marqué d’emblée sa trajectoire, et qui, après avoir joué en sa faveur pendant sa phase ascendante, se retourne contre lui lorsque son autorité paraît remise en cause. Car le leader populiste ne peut s’imposer que dans la mesure où il opère sur sa personne un mécanisme de transfert des affects contradictoires de la « masse », qui s’unifie et devient corps collectif en s’identifiant au leader, dont l’autorité restauratrice-transgressive ne saurait souffrir de contestation. Dans la constante mise en scène de sa personne (et de son corps), le chef populiste se doit ainsi d’être agressif et amical, terrible dans sa colère mais néanmoins proche, « Jupiter » maniant la foudre et « Manu » pour prendre ce cas particulier. Il ou elle incarne cette Présence immédiate, capable à la fois de rassurer et d’attaquer, porteuse d’ordre mais aussi de bagarre. Il ou elle est au-dessus des clivages traditionnels (en particulier le clivage droite-gauche), auxquels il substitue celui entre « le peuple » et ce qui s’oppose à lui, qui ne peut être qu’un élément extérieur, pathogène, qui s’attaque à sa saine homogénéité : que ce soit la « caste » qui unit oligarques, politiciens et médias, comme le veut le populisme de gauche, et parfois même la variante populiste (plus fragile car moins cohérente) du néolibéralisme
L’émergence de figures césaristes ne doit toutefois pas faire l’objet d’un jugement moral, Gramsci admettait qu’il existait des situations où un césarisme progressiste était la moins mauvaise des solutions, mais plutôt stimuler l’effort de compréhension de son mécanisme interne afin d’en mieux cerner les points d’impossibilité. Commençons par celui-ci : contrairement à une vision très répandue, mais parfaitement mystificatrice, la demande de « démocratie directe » et l’« horizontalité » attribuées à certains modes d’action ou aux réseaux sociaux ne s’opposent en rien à l’émergence de leaders populistes, elles en sont simplement l’envers, le côté complémentaire, et, d’une façon générale, l’étape préparatoire à leur conquête du pouvoir. Paolo Gerbaudo a en ce sens raison de forger le terme oxymorique d’« anarcho-populisme » pour caractériser le moment actuel, et, en particulier, les situations ouvertes par le cycle des mobilisations des années 2010
Rien de plus erroné donc que de comprendre le recours aux réseaux sociaux comme garantie d’« horizontalité » et de de décentralisation radicale de l’action collective. Les pages facebook se jaugent par leur « popularité », mesurée par une batterie d’indices (nombre de likes, fréquence des visites etc.) qui établissent des hiérarchies et engendrent des rapports de force. Elles supposent par ailleurs des personnes ou des collectifs qui les gèrent, et qui peuvent s’en servir pour accéder à une position, plus ou moins formalisée, de leadership
Tout cela concerne au plus haut point le mouvement des GJ. Pour le dire rapidement, de par leur combinaison de sérialité et d’appel à une présence immédiate, les réseaux sociaux sont, en l’absence de tout autre médiation permettant de structurer l’action collective, le double exact, et le substrat matériel adéquat, à l’unanimisme populiste qui caractérise ce mouvement. En effet, contrairement à certaines perceptions naïves, des noms et des « têtes » ont rapidement émergé de cet océan d’« horizontalité » et de rejet de la représentation, qui ne sont pas le produit d’une intervention venant du dehors (le besoin des médias traditionnels de montrer des porte-paroles) mais qui, pour l’essentiel, sont issus de la machinerie même des réseaux sociaux et, dans un second temps seulement, « consacrés » par une médiatisation plus classique, qui travaille sur le déjà-là issu du fonctionnement réticulaire. Les enquêtes sociologiques, tout comme certaines tentatives passées ou en cours, indiquent d’ailleurs, que, si la perspective de création de partis politiques divise – elle se pose néanmoins – une aspiration s’affirme à la nécessité de se structurer et de se doter de représentants, notamment pour installer le mouvement dans la durée
Ce qui caractérise à cet égard le mouvement des GJ, et révèle sa fragilité, c’est plutôt la profusion d’aspirants à la direction, à la fois au niveau local, régional et national. Pour l’instant, au niveau national, la corde semble être tenue par le trio, désormais scindé, de la France en colère Eric Drouet – Priscillia Ludosky – Maxime Nicolle. Le « serment du jeu de Paume » du 13 décembre, suivi par le rassemblement devant l’Hôtel de ville de Paris le 7 janvier, ouvert par la lecture d’une lettre adressée à Macron et suivi d’un cortège vers l’Assemblé, et, point d’orgue de la série, l’organisation réussie d’un rassemblement d’ampleur nationale à Bourges le 12 janvier sont autant d’initiatives qui témoignent d’une volonté de conquérir une position de leadership et de traduire sur le terrain de l’action de rue les succès acquis sur les réseaux sociaux. L’objectif est confirmé par la « scission » devenue à présent publique (via facebook naturellement) au sein de ce trio et qui semble relever exclusivement du jeu banal d’ambitions personnelles rivales
Cette évolution relève incontestablement du processus très classique de constitution et d’institutionnalisation d’un groupe. A ceci près que, du fait de l’unanimisme identitaire du mouvement GJ, redoublé du refus (pour l’instant du moins) de toute autre forme de coordination que les réseaux sociaux, fait de ces questions l’objet d’une dénégation de principe. A l’évidence, rien ne déplairait plus à Maxime Nicolle ou Eric Drouet, et sans doute aussi à leurs nombreux « followers », que d’admettre leurs ambitions de leader, fût-ce dans un cadre différent que celui d’un parti politique. Pourtant, ce serait là faire œuvre de clarté qui permettrait, entre autres choses, de les questionner sur leurs orientations, leur confusionnisme idéologique, leur rôle dans la propagation des théories délirantes d’un Philippe Argillier
Les forces de la gauche sociale et politique, porteuses, peuvent y contribuer, la question de l’utilité de leur existence même ne manquerait pas de se poser s’il en allait autrement. Il y a toutefois des conditions à cela, dont la satisfaction, disons-le, paraît assez lointaine à l’heure actuelle. L’attitude des directions syndicales, qui confine à l’aveuglement, est à cet égard particulièrement alarmante. Au lieu de voir dans le mouvement, au minimum, une occasion pour s’affronter avec le macronisme et arracher de véritables concessions, bien au-delà de l’annulation de deux taxes injustes, elles se sont confinées dans le rôle parfaitement illusoire de médiation avec un pouvoir autoritaire et discrédité, allant même jusqu’à lui prêter main-forte au moment où celui-ci apparaissait le plus en difficulté
Passer à l’acte
Dans l’hypothèse, peu probable, qu’il s’arrête ou décline rapidement sans laisser de traces durables, qu’aura appris d’utile le mouvement des GJ à celles et ceux pour qui le combat social et politique n’a pas commencé le 24 novembre dernier ? Au moins ceci : qu’il est possible de gagner un soutien majoritaire, d’ébranler en profondeur un pouvoir autoritaire en étant dix fois moins nombreux dans la rue que dans une manifestation syndicale et sans passer par la case des journées de grève « saute-mouton » (ou annoncées comme sur un planning d’examens) comme celles que nous avons connu depuis maintenant de trop nombreuses années. Qu’il est légitime, n’en déplaise aux belles-âmes, de se défendre face au déchaînement répressifs de l’Etat et que la contre-violence de celles et ceux qui luttent n’est pas toujours contre-productive, que ses effets dépendent d’une perception de la situation qui relève avant tout d’une compréhension politique. Que l’initiative d’une mobilisation d’envergure peut être prise, pas toujours mais en certaines occasions du moins, par des novices, qui manquent d’expérience, qui feront inévitablement des erreurs, mais qui sont également dépourvus du poids des routines bureaucratiques et des défaites intériorisées qui inhibent la pensée et l’agir des plus aguerris. Qu’il faut aussi commencer par s’organiser là où on peut et comme on peut, qu’un rond-point ou un parking peuvent devenir un foyer d’action collective, mais garder également à l’esprit que, pour gagner, il faut également savoir en sortir, aller voir ailleurs et rencontrer autrui pour construire une lutte commune.
Le mouvement nous aura également appris que si l’on veut obtenir « plus », ou plutôt : autre chose que des annulations de taxes sur les carburants ou des hausses de CSG, si on aspire à des choses très immédiates et simples comme des augmentations de salaires, le rétablissement de la législation du travail et la remise en cause de son infinie précarisation, il faudra s’y prendre autrement.
On en conviendra, ce n’est déjà pas si mal…
On peut également formuler les choses ainsi : le mouvement des GJ peut se comprendre comme une critique en acte de cette impuissance de plus en plus insupportable dans laquelle la gauche sociale et politique s’est enferrée au cours de cette dernière période, et dont l’origine remonte aux défaites sur lesquelles s’est achevé le siècle passé. Il est illusoire de penser que ce mouvement apporte de lui-même des réponses d’ensemble. Dans ce qui a précédé, nous nous sommes efforcés de montrer en quoi il achoppe également sur des obstacles bien visibles et, pour une large part, bien prévisibles, qui prolongent certaines des tendances parmi les plus sombres de la situation présente. Mais l’événement crée également le besoin, et, pour une part, les conditions d’une nouvelle rencontre. En ce sens, son signifiant le plus important n’est sans doute pas celui, à vrai dire insignifiant, d’un gilet d’automobiliste fluorescent mais bien celui d’« acte » qui scande cette séquence depuis son commencement. Si ces « actes » doivent aboutir à autre chose qu’à une série qui s’étire vers un enlisement terminal, c’est bien cette rencontre qu’il s’agit de construire, pour que cette scansion devienne celle d’un véritable passage à l’acte.
Ne le cachons pas, l’issue est encore ouverte mais les risques sont majeurs, à la hauteur de l’enjeu. Une lutte est en cours pour déterminer dans quel sens se dirigera la colère populaire et l’aspiration diffuse à la justice et à la démocratie dont elle est porteuse. Une chose est toutefois certaine : s’abstenir d’agir est la garantie certaine de la catastrophe.
Stathis Kouvélakis
Paris, le 19 janvier 2019
Je tiens à remercier Ludivine Bantigny, Maxime Lanoy, Ugo Palheta et Stéfanie Prezioso pour leurs relectures et leurs suggestions. Il va de soi que le contenu de ce texte n’engage que son auteur.
Notes
liberation.fr/debats/2018/11/26/vers-un-bloc-antibourgeois_1694416 ;
Juan Chingo, « Les GJ et les éléments prérévolutionnaires de la situation », Révolution permanente, 2 décembre 2018, revolutionpermanente.fr/Les-Gilets-jaunes-et-les-elements-pre-revolutionnaires-de-la-situation ; Vincent Présumey, « Du prolétariat et des populistes », Mediapart, 13 janvier 2019, blogs.mediapart.fr/vincent-presumey/blog/130119/du-proletariat-et-des-populistes