Fin 2018, lorsque Linnéa Claeson, jeune femme aux longs cheveux multicolores réputée pour sa combativité contre les prédateurs sexuels, a été désignée comme la meilleure avocate de Suède, on a observé deux types de réactions sur Internet.
La première a pris la forme d’un nauséeux torrent de récriminations de la part d’individus critiquant son apparence physique, ses convictions féministes, son sexe, sa jeunesse et son compte Instagram @assholesonline.
La seconde, plus inattendue, s’est présentée sous la forme d’une tempête de messages positifs, d’encouragements et de félicitations pour son courage et sa détermination à rester exemplaire en dépit des commentaires négatifs.
Cette vague de soutien est l’œuvre d’une organisation baptisée Jagärhär (“Je suis là”), un groupe Facebook de près de 75 000 membres, la plupart suédois. Fatigués de voir l’hostilité ambiante et une poignée de forts en gueule ruiner les conversations en ligne, ils ont décidé de changer la donne – et le ton de ces conversations.
Que les commentaires reflètent mieux la société
Chaque jour, le groupe s’efforce de faire ce que les gouvernements et les réseaux sociaux ne font pas : défendre les gens victimes des trolls en ligne et riposter aux campagnes de désinformation.
Les membres de Jagärhär se mobilisent pour ajouter des notes et commentaires positifs là où se diffusent la haine et les fake news. Une façon pour eux d’équilibrer les discussions et de perturber l’algorithme de Facebook.
“Bien sûr, les réseaux sociaux ne reflètent pas la totalité de la population, mais quand on lit les commentaires en ligne, on a l’impression que 80 % des gens pensent que l’homosexualité est une maladie”, explique Mina Dennert, la fondatrice du groupe.
Nous voulons que les commentaires reflètent mieux la société dans son ensemble et pour cela, il faut permettre aux gens de s’exprimer et de participer.”
De fait, après l’intervention de Jagärhär dans les commentaires concernant Linnéa Claeson, le ton de la conversation s’est considérablement amélioré. Le quotidien Aftonbladet a même commencé à modérer sa page Facebook et à supprimer les messages les plus haineux.
“C’est tellement épuisant de voir tout le discours négatif autour de moi. Merci, merci pour votre soutien”,a écrit la jeune femme sur la page Facebook du groupe.
Trump, le déclencheur
Journaliste, Mina Dennert a créé le groupe en 2016 après avoir constaté une augmentation des messages particulièrement troublants sur les réseaux sociaux. “Le déclic, ça a été de voir des gens relayer des messages vraiment racistes alors que je ne les aurais jamais crus capables de choses pareilles.”
Elle crée donc un petit groupe Facebook et commence à demander à ceux qui diffusent des fausses informations de préciser sur quels faits ils se fondent.
Après l’élection de Donald Trump, elle reçoit des milliers de demandes de gens désireux de rejoindre son groupe. Dans les mois suivants, le mouvement change quelque peu d’approche, ses membres se contentant de réagir de façon neutre à la désinformation pour se concentrer sur le soutien aux gens victimes de harcèlement en ligne.
L’initiative de Mina Dennert a été récompensée à plusieurs reprises, notamment en 2017 avec le prestigieux prix Anna-Lindh accordé aux défenseurs des idéaux de justice et de démocratie. Le groupe de rock suédois Kent a même reversé les profits d’une de ses photos vendue aux enchères à Jagärhär.
Des menaces et moins de soutiens
Ces distinctions ont toutefois aussi suscité une immense hostilité. Dennert reçoit régulièrement des menaces de mort et son père a reçu un colis contenant plusieurs balles. Elle et son mari, Magnus Dennert, également journaliste, ont tous les deux été victimes de trolls qui ont publié des informations privées et sensibles les concernant.
Alors que ces attaques personnelles se multiplient, Dennert constate une nette diminution de ses propres soutiens. Au début, toutes les entreprises voulaient collaborer avec elle. Mais plus maintenant :
La première année, tout le monde nous adorait et on a gagné tous ces prix. Tout le monde voulait travailler avec nous. Mais quand les attaques ont commencé, ça s’est brutalement arrêté. Les gens ont pris peur.”
Les détracteurs de Jagärhär les comparent à un outil de censure, mais Dennert et ses camarades rappellent que le groupe ne défend aucune idéologie. Ils ne disent pas aux gens quoi dire ou penser. Ils ne sont là que pour défendre ceux qui sont attaqués sur Internet.
Roger Wiklander fait partie des 18 administrateurs du groupe. Pour lui, Jagärhär est là pour faire front commun et riposter à la haine et à la désinformation et inciter d’autres personnes à oser faire de même.
Un commentaire l’a profondément marqué. En dessous d’un article appelant les gens à donner des vêtements pour les réfugiés, quelqu’un avait écrit : “Ha, ha, refilez vos vieilles merdes à des ordures !”C’est ce genre de commentaire qui le pousse à faire ce travail.
Depuis 2016, l’armée antitrolls suédoise a fait tache d’huile en Europe et compte plusieurs groupes associés sur tout le continent, notamment en Allemagne (45 000 membres) et en Slovaquie (6 000 membres). Tous les groupes sont largement indépendants.
Makana Eyre et Martin Goillandeau
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.