Il n’est pas facile de balayer les rues d’une ville qui repousse sans arrêt les assauts de la plage. Quand il pleut, c’est mission impossible – comment lutter contre ce mélange compact de sable, de poussière et de déchets ? Voilà quelques-unes des questions que Mohammed Ayssa se pose depuis trois ans. C’est à cette époque que ce Touareg de 33 ans a quitté sa maison à Oubari, une ville située dans le sud-ouest rural de la Libye, pour s’installer à Zouara avec sa femme et leurs deux enfants. Zouara, une ville côtière à la frontière tunisienne, a permis à Ayssa de repartir de zéro. Pour l’instant, il vivote en balayant les rues et en travaillant de temps à autre dans le bâtiment.
“Ce n’est pas facile ici, mais dans le Sud, c’est tout bonnement impossible. Il n’y a rien et pour personne”, explique Ayssa depuis sa maison, dans le vieux quartier délabré de Zouara. Dans cet ensemble de rues anonymes, les 200 dinars libyens [124 euros] du loyer sont une somme d’argent importante pour sa famille, ainsi que pour la grande majorité de leurs voisins.
Depuis trois ans, des dizaines de familles touaregs de la région désertique du Fezzan affluent par vagues vers Zouara. Si l’instabilité engendrée par les trois gouvernements qui se disputent le pouvoir dans le pays a rendu les choses difficiles sur la côte [le gouvernement d’union nationale dirigé par Fayez Sarraj, reconnu par la communauté internationale et installé à Tripoli en mars 2016 sans l’aval du Parlement siégeant à Tobrouk, issu des élections de juin 2014 et soutenu par l’Armée nationale menée par le général Haftar ; ces deux entités sont par ailleurs contestées par des figures du Parlement sortant, le Congrès général national, défendu par des milices à dominante islamiste], le sud du pays est devenu un enfer, où se contenter de survivre est presque impossible.
Les Ayssa sont arrivés à Zouara après le conflit qui a éclaté en 2014 entre les Touaregs et les Toubous – un peuple subsaharien vivant entre la Libye, le Tchad et le Niger – à Oubari. Le conflit existait pour des raisons à la fois identitaires et économiques, mais l’intervention des gouvernements rivaux libyens et des puissances internationales qui les soutenaient a transformé le conflit en une guerre par procuration qui allait durer jusqu’au début de 2016.
“Je n’ai jamais compris ni comment tout avait commencé ni comment ça s’était fini ; je sais juste que nous avons tout perdu, de notre maison au petit commerce que nous avions en ville”, se souvient Zeynab, la femme de Mohammed Ayssa. Les Ayssa se sont installés à Zouara pour les mêmes raisons que nombre de leurs voisins dans le quartier. “Les gens de Zouara sont des Berbères et nous des Touaregs, nous nous sentons très proches d’eux, explique Zeynab. De plus, on est bien plus en sécurité que partout ailleurs en Libye.”
“Officiellement, nous n’existons pas”
Les Touaregs et les Berbères sont des peuples d’Afrique du Nord et parlent des langues similaires, la population berbère s’étend de la côte atlantique du Maroc à la rive ouest du Nil en Égypte, tandis que les tribus touaregs vivent généralement loin des côtes, dans le désert du Sahara. Bien que les Berbères de Libye se trouvent surtout dans le massif de Nefoussa, à 100 kilomètres au sud de Zouara, les chances de trouver un emploi pour ces familles déplacées sont plus grandes sur la côte, où vivent plus de 90 % des Libyens. Étant la seule enclave berbère du littoral libyen, Zouara est devenue la destination privilégiée des Touaregs obligés de quitter leur région. C’est probablement le seul endroit du pays où ce sont des Libyens, et non des Africains subsahariens ou des Bangladais, qui balaient les rues et travaillent dans le bâtiment.
À 28 ans, Hassan Mohammed fait plusieurs petits boulots pour survivre en plus de son travail au Comité touareg, un organisme de coordination récemment créé pour cette communauté déplacée. Mohammed parle de 120 familles enregistrées, mais il y en a beaucoup plus, insiste-t-il. Comme si la faim et la misère ne suffisaient pas, les obstacles administratifs viennent compliquer encore leur situation. “L’un de nos problèmes principaux, c’est que beaucoup d’entre nous n’ont pas le passeport ou la carte d’identité dont disposent la plupart des Libyens depuis 2011. Officiellement, nous n’existons pas, et c’est un obstacle de taille pour obtenir des soins médicaux ou envoyer les enfants à l’école”,explique Mohammed depuis le petit appartement qu’il partage avec Aysha, sa mère.
Cette quinquagénaire souffre de diabète et de problèmes d’estomac. Elle aurait besoin de se faire soigner à l’étranger mais c’est inenvisageable sans papiers. “Ici au moins, il y a des médicaments, mais dans le Sud les gens meurent encore de simples morsures de scorpion”, raconte cette femme touareg. En août dernier, 4 000 doses d’antidote contre les morsures de scorpion, financées par le gouvernement italien, ont été distribuées par l’Organisation mondiale de la santé pour faire face à ce problème qui tue des dizaines de personnes en Libye chaque année.
L’afflux de familles déplacées est constant
Au siège du comité d’urgence de Zouara, Sadiq Jiash, son président, ne sait pas par où commencer quand on lui demande d’énumérer les problèmes urgents à régler dans la ville. “Les infrastructures sont défaillantes, que ce soit l’assainissement des eaux usées ou l’état des routes, en passant par les graves problèmes écologiques dus à une usine pétrochimique abandonnée et à une raffinerie gérée par l’Italie à proximité qui ne respecte pas les protocoles de sécurité. D’autre part, l’argent provenant de la contrebande de pétrole fait augmenter les prix et, donc, l’inflation, ce qui fait de Zouara la ville la plus chère de la Libye. Ensuite, il y a l’arrivée massive de migrants et de personnes déplacées à l’intérieur du pays, comme les Touaregs”, dit Jiash, tout en soulignant que tout cela “ne fait qu’ajouter à la liste déjà longue des problèmes que peuvent rencontrer toutes les villes du pays”.
Le fonctionnaire explique que les familles reçoivent des couvertures, de la nourriture et d’autres produits de base à leur arrivée. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) participe également, mais M. Jiash estime qu’il y a encore beaucoup à faire. “Toute l’aide extérieure est centralisée depuis Tripoli, de sorte que l’argent, les matériaux, les véhicules et tout ce dont nous avons besoin pour les urgences n’arrivent pratiquement jamais ici”, explique le responsable. L’afflux de familles déplacées est toutefois constant.
En août, l’OIM estimait à 193 581 le nombre de personnes déplacées en Libye, Sebha – principale ville de la région du Fezzan – arrivant en deuxième position – après Benghazi – sur la liste des villes dont la plupart des habitants ont dû partir à cause des violences. Au printemps dernier, de violents affrontements ont éclaté entre les Toubous et les membres de la tribu Ouled Souleiman à Sebha, ce qui a été appelé localement la “troisième guerre Ouled Souleiman-Toubou”. Les efforts pour mettre fin aux combats n’ont fait qu’aggraver les choses lorsque des médiateurs de l’est de la Libye ont été accusés d’essayer de placer la Sixième Force – la milice Ouled Souleiman – et la région de Sebha sous le contrôle de Khalifa Haftar, grand soutien du gouvernement libyen de l’Est et chef de l’Armée nationale libyenne.
La sécurité demeure un gros problème
La situation, de plus en plus confuse, a entraîné une nouvelle vague de départs en direction du Nord. Ahmed Saleh, un journaliste de 27 ans, était parmi eux. “Il était impossible d’être journaliste à Sebha. Circuler dans la rue avec une caméra, c’était risquer de la perdre et de se faire tabasser. Les menaces contre nous étaient monnaie courante”, se souvient Saleh, qui est passé au journalisme après avoir obtenu un diplôme de production cinématographique à l’université de Niamey, au Niger. Même s’il est allé directement à Zouara comme les autres, il dit qu’il n’exclut pas de partir pour l’Europe s’il ne trouve pas de travail en ville.
Contrairement aux nombreux Touaregs, Saleh maîtrise plutôt bien l’arabe ainsi que d’autres langues étrangères, ce qui lui a permis de dégoter un job de responsable de la communication pour Libo, un parti politique installé à Zouara qui milite pour la laïcité, l’égalité des sexes et les droits des minorités. Saleh est l’un des rares Touaregs de cette ville côtière à avoir échappé au secteur du nettoyage ou du bâtiment. Mais comme ces concitoyens à Zouara, il ne s’attend pas à pouvoir rentrer chez lui bientôt.
Selon Adam Rami Kerki, chef de l’Assemblée nationale des Toubous, la principale organisation toubou en Libye, le conflit entre les Toubous et les Touaregs est peut-être terminé mais la sécurité demeure un gros problème à Sebha. “Bien que le calme soit revenu à Sebha, la situation est très instable car les tensions avec la tribu Ouled Souleiman restent fortes”, explique le dirigeant toubou au téléphone depuis Benghazi, où il est installé aujourd’hui. Et d’ajouter qu’aucun dirigeant “autre que ceux impliqués dans des activités criminelles” ne peut passer la nuit dans cette ville en proie à l’agitation sans être enlevé ou tué.
Bien que les humbles maisons en pisé de Zouara se trouvent à des centaines de kilomètres des anciens lieux de vie des Touaregs, leur chagrin ne les quitte pas. Zahara, 63 ans, sait qu’elle ne rentrera jamais à Oubari, mais elle regrette surtout de ne pas pouvoir retrouver ses proches, que ce soit ici ou là-bas. “Les routes sont souvent bloquées par les milices et les vols sont rares et très chers”,dit Zahara.
Dans la maison à côté, Aysha raconte qu’elle est arrivée à Zouara il y a trois ans avec ses deux enfants et son mari. “Depuis 2011, tout a changé, personne n’est plus en sécurité, il n’y a plus d’argent… Je ne comprends pas pourquoi c’est aussi compliqué”, dit-elle dans sa langue natale touareg, la seule qu’elle parle. Si elle ne sait ni lire ni écrire, Aysha dit connaître ce qu’elle appelle “l’ancien alphabet”, un ensemble de symboles que son peuple dessine dans le sable depuis des temps immémoriaux. Quand on lui demande si Kadhafi lui manque, elle répond sans détour : “Kadhafi ? On ne l’a jamais vu. Personne, avant ou après lui, n’est jamais venu dans le Sud ni n’a fait quoi que ce soit pour nous.”
Karlos Zurutuza
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