L’état de droit est consubstantiel à la démocratie, tout comme le sont les mouvements sociaux, nul n’en doute. Or, au moment où le gouvernement cherche à accroître l’arsenal répressif pour contrer certains effets de la mobilisation sociale, une confusion importante s’installe qui empêche de voir clairement.
Un mouvement social ne se réduit pas à la manifestation d’une idée. Le mouvement social doit pouvoir agir sur un double terrain. D’une part, il manifeste dans l’espace public afin de convaincre les autres citoyens, la presse, le gouvernement, d’autres acteurs collectifs comme les associations, les partis, les syndicats, les organisations patronales. D’autre part, il descend dans l’arène défendre ses intérêts, doit pouvoir établir un rapport de forces avec un autre agent avec lequel il entre en conflit, le gouvernement, un autre groupe social, un autre acteur plus ou moins institué. Ainsi, les mouvements écologistes agissent à la fois sur l’opinion afin de faire prendre conscience de leur cause, et en même temps font barrage à des projets industriels, agricoles, gouvernementaux. Les agriculteurs bloquent parfois des routes et réclament des aides pour des activités menacées. Les étudiants occupent leurs institutions et manifestent dans la rue en opposition à une réforme.
La grève, acquis majeur de la démocratie contemporaine
Le mouvement ouvrier s’est constitué dans la maîtrise de ces deux cordes et il a réussi à intégrer ce double visage de la mobilisation dans le droit : la manifestation et la grève. Très tôt, les travailleurs ont compris que le seul mouvement d’opinion ne suffisait pas. Leur cause a rendu nécessaire un autre mode d’action. La grève reconnue par le droit est l’un des acquis majeurs des démocraties contemporaines. Elle a permis aux travailleurs de retirer leur contribution à la vie sociale, ou si l’on préfère à la production du bien commun. Mettant la production et les services en panne lorsqu’il ne travaille pas, le travailleur peut, en conséquence, exiger une rétribution qu’on considère plus juste. Mais la grève repose sur la possibilité de vaincre la volonté du patron ou du gouvernement, de leur faire opposition.
Les formes adoptées aujourd’hui par les mobilisations sociales sont en grande partie la conséquence des défaites sèches subies ces dernières années par les mouvements sociaux. Manifestations et grèves n’ont pas réussi à arrêter la réforme du système des retraites ou du code du travail, le statut de la SNCF ou des universités, même lorsqu’elles ont mobilisé des millions de personnes. La débâcle du mouvement social s’explique par des facteurs économiques et politiques. Parmi les premiers, les changements dans la valorisation du capital grâce aux évolutions technologiques et à la mobilité résultant de la libéralisation des échanges économiques ont rendu le capital difficile à toucher. Parmi les seconds, la détermination des gouvernements, le transfert des décisions à des instances supra-gouvernementales comme l’Union européenne, l’impossibilité de prendre en compte l’abstention électorale et la montée en puissance de la parole technocrate devant la parole politique. Et quand la grève s’est montrée efficace, comme dans le cas des grèves de transports, une attaque politique directe s’est déployée accusant le mouvement social de « prendre les usagers en otage ».
Les gilets jaunes ont réussi là où les banlieues ont échoué
Des lois ont été votées pour limiter l’efficacité de la grève, comme la loi n°2007-1224 de 2007 « sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs ». Là où les conditions économiques ne se suffisaient pas pour affaiblir la grève, comme dans l’industrie, les gouvernements ont cherché à réduire l’efficacité de l’action collective. La démocratie se perd quand on coupe l’une des deux ailes du mouvement social. Il est de plus en plus difficile d’établir un rapport de forces par la mobilisation collective. Et la grève mise à part, toute action visant à établir un rapport de forces a été rendue illégale. Les espaces du mouvement social sont réduits à néant. Seule la manifestation des opinions dans l’espace public semble permise. Mais nombreux sont ceux qui ont le sentiment de ne pas être écoutés.
L’une des causes de la violence qui éclate devant nous se trouve dans cette quasi-impossibilité d’établir un bras de fer avec un adversaire identifié. Elle n’est pas exclusive aux « gilets jaunes », nous l’avions déjà observée au sein des « banlieues » et ailleurs. Si les premiers ont jusqu’ici réussi c’est parce qu’ils sont parvenus à rétablir les deux versants de la mobilisation : rapport de forces et manifestation publique. La grève ayant perdu son efficacité, ils occupent le territoire et coupent les ronds-points. Le barrage vient dire, « tant qu’il ne nous sera pas faite une place juste et digne dans l’avenir, nous ne libérerons pas la route ». Ils se rendent visibles par leur gilet et manifestent violemment dans les quartiers qui représentent le luxe et le pouvoir. Or, comme dans le cas des banlieues, la violence a ici une fonction notamment expressive bien qu’elle ne soit pas totalement déconnectée du bras de fer. C’est pourquoi elle a lieu aux Champs Elysées et non pas dans le rond-point. Les gilets jaunes ont réussi là où les banlieues ont échoué. Eparpillés dans tout le territoire national ils ont trouvé un symbole qui leur confère une identité, ont désigné clairement un adversaire (le gouvernement, les technocrates et les riches), ont inventé un mode d’action qui redonne à la mobilisation les deux lignes d’action qui lui sont indispensables. Ils donnent le sentiment que la démocratie française est habitée par un peuple dont il faut tenir compte.
Le gouvernement risque de nuire à la légitimité de la loi
Incapable d’articuler une réponse politique sans abandonner son projet de libéralisation de la société et de l’Etat, le gouvernement s’apprête à redoubler l’arsenal répressif. Mais les classes populaires qui se sont intégrées à la démocratie contemporaine grâce à l’institutionnalisation de l’Etat social ne peuvent se résigner à la défaite et à l’acceptation pure et simple d’un modèle économique, social et politique qui leur est imposé. Le gouvernement invoque l’état de droit et la démocratie représentative. Or, il rétrécit le droit autant qu’il étend l’espace de ce qui est illégal. Il risque de nuire à la légitimité de la loi, d’éroder la légitimité d’exercice de la force publique, d’instrumenter la police en corps de défense de l’ordre.
Il voudrait réduire l’opposition sociale à la seule manifestation d’une opinion et rendre impossible toute action de force. Il gagnera peut-être ainsi la bataille. Mais non seulement il condamnera durablement les perdants de la mondialisation à la défaite, apprenti sorcier, il mettra en péril la démocratie et créera les conditions de confrontations de plus en plus violentes dont il sera difficile de sortir. L’espace de la démocratie se resserre sous nos yeux.
Denis Merklen professeur de sociologie, Université Sorbonne Nouvelle