L’ombre de la charia plane sur le sultanat de Brunei, richissime et minuscule monarchie islamique d’un peu plus de 400 000 âmes adossée aux rivages de Bornéo. Le sultan Hassanal Bolkiah, 71 ans, l’une des plus grandes fortunes de la planète, a décidé, en 2013, de faire appliquer la loi islamique de manière progressive. Aujourd’hui, la « deuxième étape » de la mise en œuvre de la législation, qui inclurait coups de fouets pour les délinquants, amputations pour les voleurs et lapidations pour les adultérins, pourrait bientôt devenir réalité.
Alors que certains commentateurs en Asie du Sud-Est commençaient à voir dans l’ajournement des châtiments islamiques la preuve que ceux-ci pourraient rester lettre morte, telle une épée de Damoclès éternellement suspendue au-dessus des sujets musulmans du sultanat, il s’avère, selon certaines sources informées, que ladite loi pourrait entrer pleinement en vigueur au printemps.
Si la promulgation de la charia ne manquera pas de susciter l’indignation dans le monde occidental – comme cela avait été le cas à l’annonce du projet, en 2013 – les Brunéiens semblent surtout se soucier des modalités de son application : « Les gens se demandent comment on va pouvoir imposer une telle loi en pratique », explique une femme d’affaires de 30 ans qui a fait ses études au Royaume-Uni.
Notre interlocutrice s’interroge, avec le plus grand sérieux, sur « la façon dont les mains seront tranchées, qui s’en chargera et dans quelles conditions ». Voilà pour l’heure la question qui émerge dans cette monarchie absolue où l’on n’en pose pas. Les médecins contactés par les autorités ont décliné la proposition d’entraîner à « la découpe » les futurs bourreaux de Brunei…
Pays de l’opacité extrême
Le caractère pour le moins répugnant d’une telle perspective doit cependant être nuancé par le fait que la charia requiert quatre témoins du « flagrant délit » pour être appliquée, possibilité somme toute assez improbable. Les droits des femmes ne sont pas forcément plus restreints que dans d’autres sociétés musulmanes conservatrices. La réalité apparaît ambivalente : 70 % des étudiants à l’université sont des jeunes filles, les femmes sont de plus en plus représentées dans la police et les forces armées, mais risquent un maximum de sept années de prison pour un avortement. La charia devrait probablement durcir ce genre de châtiments.
Mais comment savoir ce qui pourrait bientôt se passer au pays de l’opacité extrême ? Tout en jouissant d’une forte popularité auprès de ses sujets, le sultan règne en maître absolu : Brunei est un pays sans presse libre, sans journaux étrangers, sans liberté de parole, sans opposition politique. Le contrôle est, en théorie, total. Gare à qui sortirait des clous ! D’ailleurs, personne n’ose le faire : il n’y a aucun prisonnier politique au Brunei. Quant à l’idéologie officielle, centrée autour du concept de « monarchie islamique et malaise », elle associe la religion à l’ethnie majoritaire. Histoire de souder autour d’un projet commun la majorité de la population.
Le gaz assure une bonne partie des revenus d’un Etat à l’insolente richesse qui, avec un produit national brut par tête de 33 000 dollars américains, est le deuxième pays le plus prospère d’Asie du Sud-Est après Singapour.
Atmosphère silencieuse et aseptisée
Quel étrange endroit que ce sultanat pris en sandwich entre les Etats malaisiens de Sabah et de Sarawak, et dont la première impression offre un saisissant contraste avec le reste d’un Extrême-Orient autrement bouillonnant et surpeuplé : le Brunei Darussalam (« demeure de la paix ») porte bien son nom. Le long de la promenade qui court au bord de la rivière qui traverse la capitale, Bandar Seri Begawa, s’étale une ville à l’atmosphère aseptisée, d’une impeccable propreté, silencieuse, aux rues à la circulation fluide. Une Suisse avec minarets et femmes voilées. Une ville sans bars – alcools et cigarettes sont interdits –, sans musique, sans presque aucune activité de loisirs. « Une sorte de monastère », observe un expatrié.
Si tout n’est ici qu’ordre et – par endroits – beauté, la volupté n’est donc pas au programme : avant même que soit évoquée la perspective de la charia, l’islam, dans sa version chaféite – l’une des quatre écoles de jurisprudence du sunnisme –, était déjà une obsession nationale. Quand vient l’heure de la prière, surtout celle du vendredi, les rideaux de fer des magasins, des restaurants et des supermarchés tombent soudain avec un bel ensemble dans un assourdissant fracas. Musulmans ou pas, les habitants de la « demeure de la paix » vivent à l’heure du prophète.
Le sultanat compte cependant plus d’un tiers de minorités ethniques, chinoises, indiennes ou populations « indigènes » de Bornéo, qui sont chrétiennes, bouddhistes ou autres. Et si ces minorités ont le droit de pratiquer leurs religions, elles sont sujettes à de strictes réglementations : les chrétiens ont, par exemple, le choix entre se recueillir dans plusieurs églises catholiques ou évangéliques, mais ils ne peuvent fêter Noël à l’extérieur ou de manière ostentatoire. Le 25 décembre, les sapins sont interdits. La désobéissance peut valoir aux contrevenants jusqu’à cinq ans de prison et une forte amende.
La prospérité vaut certes au sultanat de jouir d’une stabilité sociale à nulle autre pareille. Même si, sur le plan économique, les choses pourraient évoluer dans un horizon plus ou moins proche : la manne pétrolifère et gazière ne va pas tarder à se tarir. Au rythme de production actuel, Brunei a devant lui une quinzaine d’années de réserve en pétrole et une trentaine en gaz. Après, soit les sols seront épuisés, soit il sera trop coûteux d’exploiter des hydrocarbures.
« Les Brunéiens ont du souci à se faire »
« Même si Brunei peut compter sur les revenus d’un fonds souverain basé à Singapour dont le montant des actifs est un secret d’Etat, il est possible que, d’ici une trentaine d’années, ce fonds ne puisse plus compenser la perte des revenus consécutive à l’épuisement des hydrocarbures », estime Marie-Sybille de Vienne, spécialiste de l’Asie du Sud-Est et enseignante d’histoire économique et de géopolitique à l’Institut national des langues et civilisations orientales.
« Les Brunéiens ont du souci à se faire car on assiste déjà à une baisse des investissements étrangers dans les compagnies pétrolières, et le sultanat connaît un niveau croissant de chômage, détaille un expert des questions économiques. La fonction publique, pléthorique, ne peut pas indéfiniment embaucher. »
Pour l’instant, les mesures prises pour anticiper la fin d’une richesse qui a fait des Brunéiens une population de quasi-assistés et qui a permis que tous les services – éducation, scolarité, etc. – soient gratuits n’ont pas porté leurs fruits. Telle une tentative de créer une industrie du halal destiné à l’export.
Jusqu’à présent, il semble que la prospérité aille de soi. Elle n’est d’ailleurs même pas forcément perçue comme telle. « Nous ? Riches ? Ah bon ?, s’interroge sans ironie Hassan, un batelier de 25 ans qui fait la navette entre le centre-ville et le « Kampong Ayer » – village sur l’eau –, un ensemble de maisons traditionnelles sur pilotis classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Moi, en tout cas, je ne le suis pas et je n’ai pas de boulot fixe ! »
En ces temps incertains, le sultanat n’a d’autre choix que de pratiquer une diplomatie au spectre large, consistant, entre autres, à rester proche de l’ancien colon britannique (Brunei n’est devenu indépendant qu’en 1984) tout en se rapprochant de la Chine. La visite du président Xi Jinping, fin novembre, s’inscrit dans cette préoccupation. Même le très officiel Borneo Bulletin du 21 novembre justifiait la relation de proximité avec Pékin, en dépit d’un contentieux territorial en mer de Chine du Sud, par une phrase qui cachait mal une certaine inquiétude : « Le XXIe siècle apporte son lot de complexités et d’incertitudes qui exigent pour Brunei de travailler avec de grands pays pour survivre et prospérer. »
Bruno Philip (Bandar Seri Begawan (Brunei), envoyé spécial)