Impossible pour la presse belge de titrer sur autre chose ce 7 novembre, au lendemain de la manifestation nationale qui a réuni entre 100 000 et 120 000 personnes dans les rues de Bruxelles (dans un pays de 11 millions d’habitants).
A l’appel des syndicats, elles étaient venues dénoncer le programme du nouveau gouvernement : exclusivement formé de partis de droite ou du centre droit alors que le sud (francophone) du pays vote majoritairement à gauche, le gouvernement Michel se promet en effet de réaliser 11 milliards d’économies en cinq ans, et reculer l’âge de la retraite de 65 à 67 ans à partir de 2030.
Mais c’est aussi l’horizon sociétal promis par ce nouvel exécutif que les manifestants étaient venus dénoncer. Notamment la nomination de Theo Francken au ministère de l’Asile et de la Migration, et de Jan Jambon à celui de l’Intérieur. Tous deux issus du parti indépendantiste flamand N-VA, ils ont récemment fait des déclarations sulfureuses sur la collaboration ou l’immigration.
Champ de bataille
Ce matin, les journaux sont impressionnés par l’ampleur historique de la démonstration. Et si des images de voitures retournées et de pneus en flamme s’affichent à la une de tous les quotidiens, les titres retenus varient du tout au tout.
Il y a ceux qui prennent acte de l’importance de l’événement, en espérant que malgré les heurts il sera suivi d’un dialogue social fructueux : Le Soir La colère de la rue”, tandis que De Standaard note ces “120 000 non contre Michel”. Se faisant l’écho de la volonté du gouvernement de négocier le soir même, La Libre constate doctement que celui-ci a su proposer : “Le dialogue en réponse à la colère”.
Il y a aussi ceux, surtout du côté flamand, moins représenté dans le cortège, qui ont principalement retenu les violences qui ont émaillé la fin de journée. Sur des images apocalyptiques, les quotidiens régionaux Gazet van Antwerpen et Het Belang van Limburg contemplent tous deux un “Champ de bataille”. Quant aux tabloïds, ils sont furieux. “Inadmissible !” s’indigne La Dernière Heure, parlant de “guérilla urbaine”, tandis que Het Laatste Nieuws énumère en couverture : “60 blessés, 25 voitures retournées, 120 000 manifestants – dont 119 700 pacifiques. Et de conclure, en guise de titre : “Il n’y a pas de quoi rire”.
Timing parfait
A l’autre extrême, le journal wallon L’Avenir se félicite d’un “immense succès malgré la casse” – “Un vrai succès de foule, souvent bon enfant”. Enfin, le progressiste De Morgen a choisi l’image d’un syndicaliste pointant bien haut ses majeurs et qui lance, presque provocateur : “Compris ?”
Quelle ironie, raille le rédacteur en chef Yves Desmet, que cette manifestation soit tombée pile le jour des révélations sur le scandale Luxleaks. Alors que 100 000 personnes défilaient dans les rues, “on apprenait que les plus riches des familles et entreprises belges, couvertes par le gouvernement luxembourgeois, ont évité des milliards d’impôts grâce à des constructions offshore très sophistiquées. Parfaitement légal, mais tellement peu éthique.”
La caste des intouchables
“L’homme de la rue sait qu’il va devoir payer […]. Mais ce qui l’atteint au plus profond de son être, c’est que la facture ne soit adressée qu’à lui, tandis qu’une caste d’intouchables, qui veut éviter jusqu’au moindre impôt, continue d’accumuler d’énormes bénéfices et bonus et veut échapper à toute responsabilité dans le soutien à notre Etat providence. Et tout ça avec l’appui d’une armée de consultants, de lobbyistes, de politiciens et de chefs de gouvernement qui en viennent un jour à diriger la Commission européenne”, lance-t-il, en référence à l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Jucker, devenu il y a peu président de la Commission.
“Tant que ce gouvernement refusera mordicus de faire participer la caste des intouchables à l’effort, conclut Yves Desmet, la protestation ne se taira pas.”
Carole Lyon
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.