La Tunisie continue d’ouvrir des voies inédites dans le monde arabo-musulman : à l’initiative du chef de l’État tunisien, Beji Caïd Essebsi, le Parlement sera saisi d’un projet de loi visant à amender le Code du statut personnel (CSP), dont on célébrait le 13 août le 62e anniversaire, afin d’instaurer l’égalité dans l’héritage entre hommes et femmes de même rang de parenté. La mesure rompt avec une prescription coranique, toujours en vigueur, considérée comme claire et non sujette à interprétation dans la jurisprudence islamique classique, qui ne réserve aux femmes que la moitié de la part des hommes. Bien que le CSP soit considéré comme le texte le plus éloigné des normes islamiques qui régissaient le statut personnel avant lui et le plus favorable aux droits des femmes dans les pays arabo-musulmans [1], Habib Bourguiba, en 1956, n’avait pas souhaité outrepasser cette règle pour ménager la sensibilité religieuse des Tunisiens. Les rédacteurs du CSPavaient néanmoins eu recours à une jurisprudence du chiisme duodécimain pour placer les filles avant les frères du défunt en l’absence de descendant mâle, comme le prévoit la jurisprudence sunnite.
Béji Caïd Essebsi entend ainsi prolonger l’œuvre de sécularisation de celui qu’il considère comme son modèle et fait droit à une revendication ancienne des associations féminines. Toutefois, soucieux comme son prédécesseur de tenir compte du sentiment religieux, il propose que la future loi permette de déroger au principe d’égalité par testament en optant pour le régime antérieur. Il suit en cela la proposition de la Commission sur les libertés et l’égalité (la Colibe) présidée par Bochra Bel Hadj Hmida, qu’il avait chargée l’an dernier d’identifier dans la législation toutes les dispositions contraires aux principes de liberté et d’égalité énoncés dans la Constitution de 2014 afin d’en proposer des amendements.
Le rapport de Bochra Bel Hadj Hmida contient une centaine de propositions : abolir la peine de mort, ou en restreindre les cas d’application ; dépénaliser l’homosexualité, ou supprimer les peines de prison ; définir strictement les notions d’ordre public et de bonnes mœurs mentionnées dans le Code pénal ; interdire la dot, devenue symbolique, ou que son absence ne soit plus un motif de nullité du mariage ; supprimer le statut de chef de famille accordé à l’époux… Le chef de l’État a renvoyé toutes ces propositions à l’examen d’une future commission.
RETOUR DES PASSIONS IDENTITAIRES
L’audace de l’annonce est saluée dans la presse occidentale. Elle nourrit la perception d’une Tunisie qui ne cesse de rompre avec la religion, elle réjouit une partie de l’opinion tunisienne, mais elle a exacerbé un climat déjà tendu. Depuis la publication, le 12 juin 2018, du rapport de la Colibe, le débat public a renoué avec ses passions identitaires et la virulence des polémiques des années 2012-2013, quand le parti islamiste Ennahda était au pouvoir et que l’opposition paniquait à l’idée de voir le pays basculer dans une théocratie musulmane. Après plus de quatre ans d’apaisement, les positions sont à nouveau polarisées entre modernisme séculariste et identitarisme islamique. La peur de voir l’islam extirpé de la société par une élite inféodée aux intérêts occidentaux répond à la peur de voir les islamistes s’infiltrer dans l’État pour soumettre le pays à la charia. Jusque dans les prêches du vendredi, de nombreux imams répandent les rumeurs les moins vraisemblables sur les intentions de la Colibe : interdire la circoncision sous peine de douze ans de prison, légaliser le mariage homosexuel, supprimer les références à l’islam de la Constitution, etc. Insultes et menaces pleuvent sur les membres de la Colibe, et sa présidente en particulier.
Si les passions se déchaînent à nouveau, c’est que l’annonce d’une réforme de l’héritage à l’initiative du président vient soulever deux questions fondamentales dont la réponse n’est toujours pas claire. Tout d’abord, quelle place reconnaître à la référence religieuse dans le droit positif alors qu’il est impossible d’ignorer son importance dans la société ? Ensuite, comment mener des changements sociétaux dans un régime à présent démocratique où il n’est plus imaginable de réformer sans le peuple, voire contre lui. Quantitativement mineure, la proposition de réforme de l’héritage fixe des controverses majeures, sur l’ordre symbolique qui unifie la société et sur la manière de gouverner.
SCHIZOPHRÉNIE JURIDIQUE
Nul ne peut ignorer la place que joue l’islam dans la société tunisienne. « L’emprise de la culture islamique reste en particulier importante sur la question des libertés individuelles et les relations entre les sexes », estime Salaheddine Jourchi, membre de la Colibe où il représentait une tendance islamique progressiste.
« Il faut complexifier l’idée d’une société profondément islamique, nuance Wahid Ferchichi, président de l’Association pour la défense des libertés individuelles et porte-parole de la coalition d’organisations mobilisées en faveur des recommandations de la Colibe. L’esprit majoritaire est certes religieux, mais les individus entretiennent des rapports très variés à la religion et à chaque étape de la construction de l’État moderne, le droit tunisien s’est affranchi du cadre islamique ».
« Il a fallu beaucoup de temps, des tensions et des confrontations culturelles pour créer un espace entre la religion et l’État et mettre en place une structure nouvelle, moderne, de la société,estime de son côté Salaheddine Jourchi. Mais à chaque fois qu’on avance dans cette organisation, la même question se pose : quel doit être le rôle de la religion ? À cet égard, le droit de l’héritage est l’un des derniers domaines régis par la tradition islamique, ce qui en fait un marqueur identitaire ». Et une citadelle à conquérir.
En sortant le statut personnel de l’emprise du droit islamique pour le confier à l’État, Habib Bourguiba avait fait franchir, en 1956, un saut qualitatif important à la sécularisation du droit tunisien. Mais il n’avait pas souhaité rompre avec le référentiel religieux. Au contraire, il avait opté pour une « ambivalence normative » et s’était fait lui-même mujtahid (exégète) pour justifier les innovations du CSP. « Bourguiba était conscient que la sécularisation ne pouvait être que partielle, surtout dans un domaine aussi sensible que celui de la famille, lieu de construction et d’affirmation de l’identité religieuse », analysait Faïza Tobich. Cela ne lui avait pas épargné les critiques virulentes des autorités islamiques tunisiennes et internationales, et même une déclaration d’apostasie de la part de l’imam égyptien Al-Qaradawi (futur prédicateur vedette d’Al-Jazeera).
Le CSP a ainsi légué à la société tunisienne « une schizophrénie juridique, génératrice de troubles d’identification », toujours selon Faïza Tobich. Les organisations de la mouvance moderniste appellent depuis plus de vingt ans à sortir de cette ambivalence et à baser le droit de la famille et des libertés sur les valeurs universelles des droits humains, désormais consacrées par la Constitution de 2014. Même si la Colibe a fait référence aux « finalités » (maqasid) de l’islam, ses travaux s’inscrivent dans cet esprit. Dans son annonce du 13 août, Béji Caïd Essebsi n’a pas cherché à fonder sa décision sur une relecture des textes islamiques, à la différence de Habib Bourguiba, et s’est référé avec insistance au caractère civil de l’État établi par l’article 2 de la Constitution. Il a, par la même occasion, placé le parti islamo-conservateur Ennahda au pied du mur et l’a pressé de faire la démonstration de sa conversion au principe de l’État civil.
ENNAHDA MIS À L’ÉPREUVE
Or si un État civil détient effectivement le monopole de l’élaboration du droit, rien ne lui interdit de puiser son inspiration dans la tradition islamique, selon la lecture d’Ennahda. La Constitution, qui fait de l’État « le gardien de la religion » (art. 6) est même invoquée par les opposants au rapport de la Colibe pour maintenir la définition des libertés et de l’égalité dans le cadre du référent islamique, quitte à le réinterpréter. L’idéal, pour Ennahda, aurait été de progresser vers l’égalité dans l’héritage, à partir d’une nouvelle exégèse. Même si rien ne garantit qu’une telle relecture des textes n’apparaitrait pas comme un arrangement politique aux yeux des gardiens de l’orthodoxie et de l’identité.
« La faiblesse du champ religieux a une responsabilité importante dans la crispation identitaire, relève Salaheddine Jourchi. Les écoles religieuses dans le monde sunnite traversent une crise structurelle et la dislocation des institutions religieuses en Tunisie après l’indépendance a aggravé la situation. Peu d’oulémas ont la volonté de réviser les lectures anciennes et la capacité d’élaborer un discours construit sur la manière d’être musulman au XXIe siècle. »
Par ailleurs, le mouvement Ennahda est certes en pleine mutation doctrinale pour accompagner sa transformation en parti de gouvernement, mais son ancrage sur de nouveaux enjeux, notamment économiques et sociaux, est encore un rivage bien trop lointain pour qu’il puisse délaisser son enracinement historique dans la question culturelle et prendre à contre-pied sa base militante et le noyau dur de son électorat. D’autant que, sûr de l’attachement d’une grande majorité de Tunisiens au référent religieux, il sait qu’il peut engranger les voix des nombreux opposants à une sécularisation trop radicale. Mais se prononcer contre l’initiative de Béji Caïd Essebsi fragiliserait les acquis de son intégration institutionnelle et sa respectabilité internationale.
L’option testamentaire évoquée par Béji Caïd Essebsi peut-elle lui offrir une planche de salut ? « Garantir les deux voies, légale et testamentaire, est parfaitement admissible en religion »,admet Meherzia Laabidi, députée d’Ennahda et membre de la commission des droits et libertés. Mais quel doit être le principe et quelle doit être l’exception : le référent religieux ou le référent sécularisé ? Ce « détail » concentre toute l’essence d’un choix identitaire pour la Tunisie. Poser la question de manière aussi radicale, c’est projeter sur la famille toute la charge d’une conception idéologique. Or, cette charge symbolique tend à occulter les méandres des pratiques qui régissent les relations familiales et les dynamiques contradictoires par lesquelles elles sont travaillées.
LA FAMILLE, LIEU FRONTIÈRE
« Au moment où notre société passe par de profonds bouleversements, où les situations sociales se précarisent, la famille reste non seulement un repère symbolique, mais un cadre de solidarité important. Il faut donc y toucher avec précaution », avance Meherzia Laabidi. « La famille est la cellule essentielle de la société et l’État doit en assurer la protection »,stipule l’article 7 de la nouvelle Constitution. Même si elle reste le lieu par excellence de l’ordre patriarcal, elle n’en pas moins traversée par les évolutions de son époque : la baisse de la fécondité, « le nombre croissant des femmes instruites et diplômées sur le marché du travail remettent en question le système patriarcal traditionnel […] adossé au soutien des institutions religieuses », observe Karima Dirèche-Slimani. Les modèles familiaux, le rôle des femmes dans l’économie familiale changent, mais les mentalités et les pratiques résistent. Comme l’avait résumé un témoignage recueilli par la sociologue Ilhem Marzouki dans une étude consacrée aux attentes subjectives des femmes : « nous faisons face à la non-reconnaissance, ni dans le cadre familial ni par les maris, de ce que nous sommes devenues ».
L’une des résistances les plus tangibles concerne précisément l’héritage et l’accès à la propriété : beaucoup de femmes renoncent à leur part dans les successions au profit de leurs frères, en particulier en milieu rural où la terre est en jeu. « Aujourd’hui, seulement 3,2 % des femmes rurales sont propriétaires, que ce soit de la terre qu’elles travaillent ou de l’endroit où elles habitent, s’indigne Bochra Bel Hadj Hmida. Beaucoup de femmes ont des projets pour la terre sur laquelle elles travaillent, mais elles n’ont pas accès au crédit parce qu’elles n’ont pas de titre de propriété. »
Le droit maintient aussi la famille dans le modèle patriarcal : l’époux est le chef de famille et il a l’obligation de subvenir à ses besoins, alors que de plus en plus d’épouses perçoivent des revenus qu’elles utilisent soit pour contribuer aux charges du ménage, mais sans disposer du statut correspondant à leur rôle, soit pour subvenir aux besoins de leur propre famille. Ce télescopage de modèles familiaux est une source de tensions. Introduire l’égalité successorale — et donc accentuer l’individualisation et le caractère nucléaire de la famille sans amender les autres dispositions du CSP qui maintiennent l’inégalité dans le couple et le rattachent au modèle de famille traditionnelle — risque d’accroître encore les tensions et l’écart entre la loi et la pratique.
Entre culture, religion, économie, politique, la famille est un lieu frontière. Toucher au droit qui la régit et en particulier à sa dimension économique est un travail d’horlogerie qui exige de composer avec des temporalités contradictoires : le temps long de l’évolution des mentalités et de la pédagogie sur lesquelles la loi ne peut rien directement, le temps figé de la doctrine religieuse, la modification des rôles économiques, déjà bien en avance sur la loi, le temps court du politique, rythmé par la fluctuation des rapports de force politiques, qui ouvrent ou ferment des fenêtres de tir, les échéances électorales qui aiguisent les arrière-pensées et dans le cas présent par l’horizon court d’un président en fin de mandat. Suivre le rythme de la société n’a donc pas vraiment de sens. Il n’y a pas de bon moment pour réformer, seulement de bons dispositifs.
RÉINTERROGER LES CROYANCES MODERNISTES
Dans ce domaine, la nouvelle démocratie tunisienne cherche encore son approche. Elle n’a pour référence que le « gradualisme » bourguibien : réformer par étapes, selon de ce qui paraît possible en fonction de l’état de la société et des rapports de force politiques. Malgré son souci de réalisme, cette méthode relève d’un pouvoir concentré entre les mains d’un leader qui dose la part d’audace et de retenue, en l’occurrence du séculier et du religieux, et s’appuie sur une élite étroite, mais « éclairée ». « Depuis au moins le milieu du XIXe siècle, les réformes ont été portées par des milieux perçus comme extérieurs au pays, mamelouks formés dans les palais ottomans avant le protectorat (1881), élite francophone issue des grandes écoles européennes après l’indépendance. « Même si l’élite conservatrice a retrouvé son rôle dans le débat, l’initiative de la Colibe est encore une proposition venue d’en haut », concède Wahid Ferchichi.
La promesse démocratique appelle d’autres modèles. Certains voudraient, dans une approche qu’on pourrait qualifier « d’accélérationniste » [2], appliquer sans attendre les principes universels et sécularisés auxquels la nouvelle Constitution se réfère. Dans cet esprit, l’argument de la complexité du réel est considéré comme une complaisance essentialisante et « orientaliste » envers des archaïsmes. Mais tant Meherzia Laabidi que Bochra Belhadj Hmida s’accordent pour estimer à peu près dans les mêmes termes que « dans une période d’approfondissement des libertés, provoquer le sentiment religieux, risque de crisper l’opinion et de compromettre tout le processus ». Salaheddine Jourchi craint même que la tension actuelle « dans un contexte de crise économique, d’incertitude politique et de défiance à l’égard de l’élite, n’ouvre à la prédication salafiste un boulevard pour élargir son audience ».
L’ouverture d’espaces d’expression offre la possibilité à la société civile de transgresser les tabous pour faire bouger les lignes et obliger les politiques à se saisir du problème. Mais cela ne les dispense pas de concevoir de bonnes délibérations, d’identifier les priorités et les prises de décision qui permettent d’infléchir les situations dans le sens souhaité, et d’accompagner la loi d’une pédagogie qui désamorce l’emprise des idéologues. Que le dessein de modernisation ne soit plus celui d’une élite pour un peuple tenu à l’écart, mais l’expression des besoins et des désirs du public constitue tout de même l’essence d’un projet démocratique.
Cette exigence nouvelle invite la famille moderniste à interroger ses propres croyances dans les vertus du droit pour transformer la société. Dans son étude, Ilhem Marzouki relevait les limites du « credo […] de la révolution par le droit consacrée comme le levier de tout changement […], le dogme de ‟l’avance” par rapport à la société ». Certes, des changements se sont produits dans la société, mais « pas de ces changements qui autorisent des discours pompeux sur l’exceptionnalité de la situation des Tunisiennes, mais des modifications lentes, souterraines et quasi imperceptibles ». Les juristes ont longtemps revendiqué la mission d’écrire l’histoire de la Tunisie. Il semble judicieux qu’ils s’adjoignent la connaissance des sociologues pour ne pas répéter les erreurs du passé.
Pour le moment, l’annonce de Béji Caïd Essebsi du 13 août 2018 n’apparaît que comme un fragment de réforme, sans majorité parlementaire acquise, amenée dans une atmosphère passionnée, contaminée par les arrière-pensées politiques, agitée par des propositions sur des sujets sensibles sans volonté claire d’y donner suite. Pour une transformation qui améliore la situation des femmes dans la famille, l’essentiel du travail reste à faire.
THIERRY BRÉSILLON
Journaliste, correspondant à Tunis.