Les « enfants des gilets jaunes »
Dans sa mise en place, la mobilisation des lycéens a été étroitement liée au mouvement des gilets jaunes. Elle a commencé le lundi 19 novembre, au lendemain du premier week-end de mobilisation des gilets jaunes, lorsque des lycées de province se sont spontanément mis en grève en solidarité avec les gilets jaunes. Le mouvement, qui s’est développé doucement dans les jours suivant, a pris une ampleur nationale le lundi 3 décembre, au lendemain de la manifestation insurrectionnelle des gilets jaunes du samedi 1er décembre. Il a dès lors fait tache d’huile, puisque le vendredi 7 décembre pas moins de 470 lycées français étaient bloqués, ce qui constitue un niveau de mobilisation important dans un pays qui ne compte que 2500 lycées publics. Depuis lors, le mouvement semble avoir entamé une progressive décrue, l’approche des vacances de Noël constituant un facteur de démobilisation, tout en gardant un réel potentiel de mobilisation.
Le mouvement lycéen s’apparente d’autant plus à celui des gilets jaunes qu’il constitue d’abord et avant tout une réponse des milieux populaires à la politique néo-libérale qu’Emmanuel Macron a mise en place dans l’éducation comme dans tous les autres secteurs. Le gouvernement a ainsi fait voter une réforme du lycée qui supprime le baccalauréat comme diplôme de référence nationale, pour mettre en place un nouveau cadre libéral qui permettra de moduler les exigences et les enseignements en fonction des moyens et des réalités des établissements. Les jeunes des milieux populaires ont bien évidemment compris que cette dérèglementation allait accroître encore un peu plus les inégalités déjà très marquées qui séparent les lycées bourgeois des centre-ville des établissements des quartiers populaires.
Cette situation est apparue d’autant plus injuste qu’elle s’articulait avec la récente remise en cause du droit des bacheliers à entrer à l’Université. Depuis l’an passé, le gouvernement a en effet mis en place le programme « Parcoursup », qui établit un numerus clausus par formation et sélectionne les lycéens admis à l’Université selon leurs résultats, mais aussi leurs filières et leurs établissements d’origine. Une telle politique est évidemment tournée contre les classes populaires qui voient les portes de l’Université se refermer devant eux.
Ce refus de la sélection s’est aussi conjugué à une volonté de résister aux nouvelles coupes budgétaires dont l’Education Nationale a fait les frais, avec l’annonce de la suppression de 2650 postes d’enseignants dans les collèges et les lycées pour l’an prochain. Là encore, les lycéens des quartiers populaires ont bien compris que leurs établissements risquaient d’être les premiers à en faire les frais, puisque le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a évoqué une prochaine remise en cause des « zones d’éducation prioritaire », qui permettaient aux quartiers les plus défavorisés de disposer d’un encadrement enseignant un peu moins dégradés que la moyenne. La politique du gouvernement est ainsi apparue dans toute sa réalité, celle de condamner la jeunesse des quartiers populaires à un enseignement dégradé, sans perspectives d’accès à de grandes études.
En exprimant le refus de la jeunesse populaire de voir son avenir sacrifié aux politiques néo-libérales menées au profit des plus riches, le mouvement lycéen a ainsi constitué une déclinaison dans la jeunesse du mouvement des gilets jaunes, à tel point que de nombreux commentateurs ont parlé d’un mouvement des « enfants des gilets jaunes ». Sociologiquement, le mouvement lycéen a d’ailleurs pris une coloration très populaire qui n’est pas sans rappeler celle des gilets jaunes. Alors que d’habitude le mouvement lycéen était plutôt porté par les lycées des centre-ville, les études ont souligné que dans ce mouvement les lycées des quartiers populaires ont joué le rôle de loin le plus important.
Un mouvement réprimé qui peine à se construire
Ce caractère populaire du mouvement lycéen a eu des conséquences sur ses modalités organisationnelles. Aujourd’hui réduits à très peu de choses, les syndicats lycéens traditionnels (l’UNL et la FIDL) n’y ont pour ainsi dire joué aucun rôle et aucune organisation de jeunesse n’a été en mesure d’y peser réellement. Le mouvement s’est construit très spontanément, ce qui s’est aussi traduit par de grosses difficultés de construction et l’absence de toute véritable structure de coordination. L’auto-organisation du mouvement est ainsi restée très limitée et aucune coordination régionale ou nationale n’a pu se mettre en place, ce qui ne permet pas de coaguler le mouvement autour de journées d’action fortes et collectivement définies.
Dans beaucoup d’endroits les manifestations lycéennes ont par ailleurs pris un caractère quasiment insurrectionnel, les jeunes s’en prenant à tout ce qui pouvait symboliser l’Etat et n’hésitant pas à s’affronter avec la police. Cette stratégie, qui ne favorise par ailleurs pas l’auto-organisation, a entrainé de fortes divisions à l’intérieur du mouvement lycéen, entre ceux qui voudraient s’engager dans des stratégies d’affrontement et ceux, souvent issus de milieux sociaux plus élevés, qui voudraient donner une forme strictement pacifique à leur mouvement.
Bien évidemment, l’Etat a cherché à tirer parti de cet état de fait, pour dénoncer « les casseurs » et organiser une répression qui s’est caractérisée par un niveau de violence jusque-là inédit. Sur ordre du ministère de l’intérieur, la police est intervenue avec une très grande brutalité, en provoquant souvent les affrontements avec les lycéens. Plusieurs milliers de jeunes ont été interpelés et des centaines ont été déférés devant les tribunaux, qui les ont souvent condamnés malgré l’absence de toute preuve sérieuse. Des moyens d’une brutalité inacceptable ont été utilisés à échelle de masse puisque des dizaines de milliers d’adolescents ont été matraqués et gazés. Plus grave encore : à maintes reprises, la police a tiré des balles en caoutchouc sur les lycéens, en les visant souvent intentionnellement au visage, ce qui s’est soldé par des situations dramatiques puisqu’une dizaine de jeunes ont été défigurés ou éborgnés.
Les images de l’interpellation de 151 lycéens à Mantes-la-Jolie en région parisienne, que la police a contraint à rester agenouillée, les mains derrière la tête, comme dans les pires scènes de dictature militaire, a symbolisé la violence de la répression mise en place par le gouvernement Macron. Les protestations ont été nombreuses et les jeunes ont désormais pris l’habitude dans leurs manifestations de s’agenouiller devant la police, les mains derrière la tête, en scandant « on veut des facs, pas de la matraque ».
Un détonateur chez les étudiants : les droits d’inscription pour les étudiants étrangers
Le mouvement des gilets jaunes a en revanche eu peu d’écho dans les Universités, sans doute en raison de la sous-représentation des classes populaires dans les milieux étudiants qui ne se sont pas identifiés avec les gilets jaunes. La jeunesse étudiante n’aurait sans doute pas bougé, si le premier ministre Edouard Philippe n’avait mis le feu aux poudres en annonçant le 19 novembre dernier, deux jours seulement après le début du mouvement des gilets jaunes, que les étudiants étrangers devraient désormais acquitter des frais d’inscription très fortement revus à la hausse. Sans aucune concertation, le premier ministre a en effet annoncé que les étudiants étrangers devraient payer 2770 euros pour une inscription en licence, alors que le tarif actuel est à 170 euros, et 3 770 euros pour une année de master, alors que le coût est actuellement de 243 euros. La mesure a été aussitôt communiquée aux services consulaires français qui l’ont mise en application, alors même qu’aucun texte officiel n’avait encore pu être rédigé.
Cette augmentation a été vécue comme une véritable provocation par la communauté universitaire. Le surcoût imposé aux étudiants étrangers a été perçu comme une discrimination xénophobe voire même raciste, puisque les étudiants de l’UE, de la Suisse et du Canada avaient été exonérés de ces dispositions qui visaient clairement les pays du Sud. Cette mesure a inquiété tous les responsables universitaires qui ont compris qu’elle allait faire perdre à leurs laboratoires le bénéfice du recrutement de nombreux étudiants étrangers en master et en doctorat, qui constituent une main d’œuvre absolument essentielle au développement de la recherche française. Même les milieux économiques se sont inquiétés des effets de cette mesure, puisque la présence à l’étranger d’étudiants formés en France constitue un atout important pour la conquête de marchés extérieurs par les entreprises françaises.
Dans les jours qui ont suivi l’annonce par le premier ministre de cette augmentation des droits des étudiants étrangers, les conseils universitaires, les laboratoires et les écoles doctorales ont voté en masse dans toutes les universités françaises des motions demandant l’abrogation de cette mesure. Même la Conférence des présidents d’université, qui constitue une institution des plus serviles et largement acquise aux politiques néo-libérales, a demandé au gouvernement de revenir sur cette politique, qui ruine tous les efforts faits par les universités françaises pour attirer les étudiants étrangers.
Pour de nombreux étudiants, dont les conditions de vie ne cessent de se détériorer et qui peinent à financer leurs études, cette augmentation des droits des étudiants étrangers a été perçue comme un ballon d’essai, annonçant une prochaine augmentation des droits d’inscription pour tous les étudiants. La Chambre des comptes s’est chargée de donner du crédit à cette interprétation, en publiant le 21 novembre, deux jours seulement après l’annonce par le premier ministre de l’augmentation des droits pour les étudiants étrangers, un rapport qui se prononçait en faveur d’une forte augmentation des droits pour tous les étudiants. Cette offensive néo-libérale s’est aussi accompagnée de la publication dans Le Monde du 12 novembre d’une tribune signée par Alain Trannoy, un économiste néo-libéral proche d’Emmanuel Macron, qui prônait une augmentation « modérée » des inscriptions d’inscription, considérant que « 3 000 à 5 000 euros par année d’études semble être un ordre de grandeur admissible ».
La mobilisation étudiante
Ces provocations néo-libérales ont entraîné une forte mobilisation étudiante, avec des Assemblées Générales parfois fournies, qui ont pu compter jusqu’à 3000 étudiants à Nanterre. Le calendrier ne permet toutefois pas au mouvement de s’étendre dans l’immédiat, car les cours du premier semestre sont terminés dans la plupart des universités françaises et ne reprendront pas avant la mi-janvier. Il semble toutefois évident que les universités françaises se dirigent vers un mouvement majeur, ce qui commence à inquiéter très sérieusement le gouvernement. Sans vouloir revenir sur sa réforme, le ministère de l’enseignement supérieur vient de tenter de déminer ce dossier, en ouvrant aux présidents d’Université la possibilité d’exonérer les étudiants étrangers de ces nouveaux droits d’inscription… tout en leur proposant de financer la mesure sur leur propre budget, ce qui a été vécu comme une provocation supplémentaire.
L’augmentation des droits d’inscription des étudiants étrangers a ainsi réveillé le mouvement étudiant, ce qui a permis de faire ressortir de nombreuses autres revendications. La communauté universitaire a ainsi mal vécu la mise en place l’an passé de la sélection en première année et le printemps 2018 a été marqué par une forte mobilisation, avec des occupations durables d’Universités qui ont permis un peu partout de construire des équipes militantes. Par ailleurs, la publication en juillet 2018 d’un nouvel arrêté licence, qui va dans le sens d’une nouvelle dérèglementation des diplômes, mais aussi l’annonce de nouvelles mesures d’austérité, marquées cette année par la suppression de 20 % des postes du Centre National de la Recherche Scientifique, a considérablement tendu la situation. Un peu partout, les personnels et les étudiants élaborent des « cahiers de doléances », selon la tradition ouverte par la Révolution française de 1789, qui dénoncent la sélection et l’augmentation des droits d’inscription, mais aussi la déréglementation néo-libérale des diplômes et les politiques d’austérité. Si le gouvernement ne recule pas, toutes les conditions semblent donc réunies pour que les étudiants puissent rejoindre au cours du mois de janvier le mouvement lycéen, qui semble avoir suffisamment de potentiel pour avoir, après les vacances de Noël, une réelle capacité de rebond.
Pour le mouvement social français, qui a beaucoup pâti de l’absence de toute mobilisation d’ampleur dans la jeunesse depuis le grand mouvement contre le Contrat Première Embauche de 2006, cette situation ouvre des perspectives majeures. Après une période de plus de dix années marquée par un recul des mobilisation de la jeunesse, l’année 2019 pourrait bien se traduire par un renouveau des luttes de classes au sein de la jeunesse scolarisée, ce qui dans la société française a toujours été annonciateur d’un réarmement du mouvement social dans son ensemble.
Laurent Ripart