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Guido Gryseels, le directeur de l’Africa Museum, s’est trouvé confronté à un problème délicat pendant qu’il travaillait à la modernisation de l’établissement : que faire du zoo humain ?
Le musée va rouvrir en décembre après cinq années de travaux destinés à présenter différemment l’héritage de la Belgique au Congo [appelé aujourd’hui République démocratique du Congo, RDC]. Ce n’est pas là chose facile. Car le musée royal de l’Afrique centrale, c’est son nom officiel, n’a pas seulement pour thème la colonisation sanglante de ce pays [de 1885 à 1960], il en fait partie.À l’origine, un zoo humain
Il a été construit par le roi des Belges Léopold II avec les bénéfices des plantations de caoutchouc de l’État indépendant du Congo, un territoire qui était au départ sa propriété personnelle. Le musée est né en 1897 avec une exposition temporaire qui avait pour objectif de faire pression sur le gouvernement pour qu’il prenne en charge l’administration (et les dettes) de la colonie. Près de 1,3 million de Belges, soit un tiers de la population de l’époque, sont venus voir le zoo humain que le roi avait installé dans son domaine de Tervuren, aux portes de Bruxelles. C’était la reconstitution d’un “village africain” avec cases, animaux empaillés et 267 personnes transportées du Congo pour l’occasion.
Devant, notamment, l’énorme intérêt manifesté par le public pour l’exposition, l’État a décidé de prendre en charge l’administration de la colonie en 1908 [le Congo est alors devenu le Congo belge], et le musée s’est transformé en une institution permanente à la gloire de l’entreprise coloniale. Celle-ci s’est pourtant caractérisée par le travail forcé, des massacres à grande échelle et des mutilations systématiques. La colonisation belge dans ce pays a fait près de 10 millions de morts, d’après les estimations.
La célébration de la “mission civilisatrice” de la Belgique
Puis les temps ont changé, mais le musée est resté le même. Quand il a fermé pour rénovation en 2013, ses expositions n’avaient pas changé depuis les années 1960. Il était devenu le symbole d’une version magnifiée, désuète, du passé et de la méconnaissance de l’exploitation du Congo.
C’est justement ce problème que Gryseels devait résoudre.
L’établissement est encore à moitié vide en cet après-midi de septembre où il nous le fait visiter. Il désigne les deux L majuscules dos à dos, le symbole de Léopold II, qui figurent au plafond de la salle principale de l’ancien bâtiment. “Vous voyez, il vous regarde toujours.” Démonter un héritage colonial dans un bâtiment construit pour le glorifier représentait un “énorme défi”, confie Gryseels. Il a pris la direction de l’établissement en 2001, et s’est attaqué à sa rénovation l’année suivante. “Tout dans ce musée rappelle ce passé colonial.” Dans un couloir de marbre baigné de lumière reliant deux galeries, une fresque rend hommage aux 1 600 hommes belges morts dans les premiers temps de la colonisation. Sur les murs de l’ancienne entrée, des statues d’or étincelantes célèbrent la “mission civilisatrice” de la Belgique au Congo.
Suppression des mots “case”, “jungle”, “pionniers”
Le musée rénové comprend désormais des espaces sur le Congo dédiés à la biodiversité, aux ressources naturelles, à la langue et à la musique, aux rituels et aux cérémonies et à l’histoire de l’art. Certains mots controversés, comme “case”, “jungle”, “pionniers” et “découvert”, ont été supprimés des textes de présentation, lesquels ont été soumis à la critique de pairs. Le musée a également comblé les non-dits : il a passé ses énormes archives au peigne fin pour reconstituer l’histoire des visages africains anonymes qui peuplent ses innombrables photographies et vidéos, et pour dresser un tableau complet des Africains en Belgique, dont la présence remonte au XVIe siècle mais demeure inconnue du grand public.
Quant au zoo humain de Léopold II, le musée a pu mettre un nom sur les enfants qui avaient été amenés à Bruxelles pour le peupler. Il a également pu établir que certains enfants métis du Congo, du Burundi et du Rwanda [autres ex-colonies belges] avaient été envoyés en Belgique après l’indépendance, dans les années 1960. Beaucoup d’entre eux essaient aujourd’hui de retrouver la trace de leurs parents.
Gryseels s’est en outre efforcé d’expliquer l’histoire africaine précoloniale :
parce que beaucoup de Belges pensent que le Congo a été découvert par le Britannique Henry Morton Stanley [dans les années 1870], alors qu’il a une longue histoire, y compris culturelle.”
Et il s’est efforcé de présenter l’entreprise coloniale en Afrique comme s’inscrivant dans le cadre d’un phénomène mondial qui recouvre la mondialisation, la traite des esclaves et l’Afrique post-coloniale.
Ne pas montrer d’animaux
Le musée a demandé les conseils d’un groupe d’experts africains de la diaspora pour éviter de ne raconter l’histoire que du point de vue des Blancs. “Le groupe a par exemple fortement désapprouvé qu’on expose des animaux, raconte Gryseels. Ils ont dit :
Vous montrez des animaux comme si l’Europe avait la culture, et l’Afrique la nature, et que nous devions préserver notre nature pour que vous, les Blancs, n’ayez plus besoin de protéger votre environnement.’”
Le plus grand changement concerne peut-être la position idéologique du musée. “Nous nous considérons comme un forum de débat. Mais nous montrons aussi que nous condamnons le colonialisme. C’est très clair maintenant”, précise Gryseels.
Cette nouvelle perspective ne pouvait s’exprimer entre les quatre murs du musée, explique-t-il en désignant une nouvelle salle, encore vide, qui abritera des œuvres d’artistes africains contemporains du continent et de la diaspora. Le musée fera appel à de “nouvelles voix” pour créer des œuvres qui “formeront un contraste” avec ses aspects plus coloniaux. Dans la salle principale, une tête humaine géante sculptée par le Congolais Aimé Mpane repose sur le sol de marbre en attendant d’être montée sur le mur, à côté des statues qui saluent Léopold II pour avoir “apporté la lumière où il n’y avait que ténèbres”.
“Il y a encore beaucoup de points d’interrogation, confie Christine Bluard, une historienne de l’art qui a travaillé à la rénovation. L’idée, c’est d’avancer année après année, de donner la parole à la diaspora, de corriger des choses et d’entrer les informations au fur et à mesure.”
L’entreprise a récolté des avis mitigés (au mieux) de la part de la diaspora. Le musée est “disposé à entendre ce que nous avons à dire, mais nous n’avons pas de pouvoir décisionnaire”, déplore Mireille-Tsheusi Robert, militante et fondatrice de Bamko, une organisation afro-belge. Il fait, selon elle, appel à des artistes et experts africains pour redorer son image et attirer l’attention internationale. C’est un peu comme le zoo humain de Léopold II en son temps. “Ils ont compris que c’étaient les Congolais qui feraient ou empêcheraient la réussite du musée”, ajoute-t-elle.
“Une histoire d’occasions manquées”
Pour Laura Nsengiyumva, une architecte belge d’origine rwandaise qui prépare un doctorat, cette rénovation du musée, c’est “encore une histoire d’occasions manquées”. L’idée de créer une galerie racontant l’histoire de la diaspora africaine est arrivée trop tard dans le processus de rénovation – les travaux n’ont commencé qu’il y a trois ans – et a reçu un financement “ridiculement faible”, explique-t-elle. Elle avait également proposé de faire fondre une statue de glace de Léopold II dans le cadre d’une performance. C’était “un test, pour voir jusqu’où ils iraient”, reconnaît-elle. La proposition a été rejetée. Et d’ajouter :
Tant qu’il y aura encore des statues coloniales dans nos rues, voire tant qu’il n’y aura pas de monument aux victimes de la colonisation, on n’aura pas vraiment progressé. Ce sont de minuscules avancées.”
La nouvelle perspective du musée hérisse également ceux qui se situent de l’autre côté de l’échiquier idéologique. Pour les “vieux coloniaux” – qui se réunissent tous les vendredis après-midi sur le site du musée – elle représente une trahison de l’héritage de Léopold II, et est due à une campagne menée par la diaspora visant à “noircir” l’histoire de la Belgique.
“Si ce musée existe aujourd’hui, c’est grâce à Léopold II”, déclare Paul Vannès, le président de Mémoires du Congo, une organisation qui souhaite “enseigner aux Belges leur véritable histoire coloniale” : “Si Bruxelles est la capitale de l’Europe, c’est grâce à Léopold II. Il a donné à la Belgique une présence plus grande, il a fait d’elle une nation plus grande en matière d’influence.” D’après Christine Bluard, cette organisation représente “une partie de la société, qui a la nostalgie d’une certaine époque et est trop vieille pour changer d’opinion”. Cette association n’a pas été consultée lors du processus de rénovation.
Le mythe de Léopold II, “roi humanitaire”
Les “vieux coloniaux” ne sont qu’une petite minorité, mais leur attachement au mythe de Léopold II, roi humanitaire, qui a aboli l’esclavage, construit routes et écoles et apporté le christianisme et la démocratie au Congo, reflète une conception de l’histoire nationale dont il est difficile de se débarrasser.
Pendant leur enfance, nombre de Belges d’un certain âge ont vu leur église collecter des dons et des vêtements pour les “bonnes œuvres” au Congo. Un Belge sur trois a un membre de sa famille qui a vécu ou travaillé là-bas. La question demeure politiquement sensible et ne fait pas partie des programmes scolaires officiels. “Les musées historiques, comme tout le reste, reflètent la dynamique de pouvoir qui prévaut dans la société où ils se trouvent”, précise l’Américain Adam Hochschild, auteur des Fantômes du roi Léopold, une histoire de l’occupation belge du Congo [traduit en français aux éditions Belfond]. “Aucun pays ne traite correctement les périodes douloureuses ou difficiles de son passé dans les musées ou l’espace public tant qu’il n’y est pas vraiment poussé.”
“Pas le moindre débat sur le plan politique”
Le scandale provoqué à la fin des années 1990 par Les Fantômes du roi Léopold, et L’Assassinat de Lumumba, un livre du Belge Ludo de Witte [paru aux éditions Karthala], qui aborde le rôle de la Belgique dans le meurtre du premier dirigeant élu du Congo [en 1961], a débouché sur un bref débat public sur l’histoire coloniale du pays. La plupart des gens jugent cependant aujourd’hui que la question appartient au passé.
Les Africains constituent la troisième communauté non européenne de Belgique, mais ils n’ont que très peu de pouvoir politique et ne sont pratiquement pas représentés au Parlement, alors qu’ils ont des résultats au-dessus de la moyenne dans l’enseignement secondaire, explique Ilke Adam, une chercheuse qui étudie les migrations, la diversité et la justice à la Vrije Universiteit Brussel. “Depuis deux, trois ans, on entend quelques voix noires, ajoute-t-elle. C’est surtout une deuxième génération, une deuxième vague de voix antiracistes. Et c’est très très récent.” “Sur le plan politique, il n’y a pas le moindre débat, il ne se passe rien.
Ma fille de 10 ans apprend toujours à l’école que les Africains vivent dans des cases.”
“Il faut décoloniser tout l’espace public”
Gryseels est bien conscient que le musée entretient une relation compliquée avec le passé et le présent. “Nous essayons d’y faire quelque chose, explique-t-il. Pendant plus de cent ans, le musée a répandu le message que les Blancs étaient supérieurs aux Noirs. Des générations entières ont été élevées avec le principe de la supériorité blanche, l’idée que les Africains n’ont pas de culture. Évidemment, ça engendre certains comportements au sein de la société, et nous le reconnaissons maintenant.”
Ce qui complique les choses, c’est que le musée lui-même n’est pas imperméable à ces influences, confie Christine Bluard. “Les gens qui travaillent ici sont un reflet de la société belge. Certains sont sensibilisés à cette question, d’autres ne veulent rien savoir.” Et d’ajouter : “Le musée est un symbole, mais ce n’est pas la seule chose à décoloniser. C’est tout l’espace public qui doit l’être.”
Esther King
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