Avant tout, avant d’échanger des arguments pour ou contre le boycott d’Israël, il s’agit de savoir si cette question fait ou non l’objet d’un débat. Ceux qui veulent interdire toute action ou toute propagande en sa faveur refusent en fait tout débat. Ils se contentent d’une pétition de principe, en répétant inlassablement que boycotter Israël constitue une incitation à la discrimination sur base de la nationalité israélienne, discours où l’on voit poindre immédiatement en filigrane l’accusation d’antisémitisme. La criminalisation du BDS en France, au Royaume Uni, au Canada et dans certains Etats des USA représente évidemment l’antithèse de tout débat.
En revanche, si on accepte d’en discuter, le débat peut et doit se mener sur deux plans :
1. Sur le plan des principes, peut-il être légitime d’appeler au boycott d’un Etat dont certaines violations du droit international sont des crimes de guerre (par exemple l’implantation de colonies israéliennes de peuplement dans les territoires palestiniens occupés) et de manifester ainsi sa solidarité avec les victimes de ces agissements ? Il y a eu d’innombrables précédents, en sens très divers, d’un tel mode d’action : boycott de l’Italie lors de l’agression contre l’Abyssinie, boycott de l’Afrique du Sud pour cause d’apartheid, boycott partiel de l’Espagne franquiste pour cause de non-respect des libertés politiques et syndicales, boycott de Cuba pour refus d’indemniser les biens US expropriés par Castro. Il n’a jamais été prouvé qu’appeler au boycott d’un Etat en rétorsion pour ses agissements soit assimilable à un appel au génocide ou à la haine.
2. Sur le plan de l’opportunité, un boycott d’Israël se justifie-t-il aujourd’hui ? Si oui, avec quelle ampleur, sous quelles formes, d’après quelles finalités, etc. ? Il s’agit alors d’une discussion politique nécessaire, urgente, où inévitablement des positions contrastées se feront jour. Il est pleinement logique que certains avancent qu’un tel boycott est contre-productif, qu’il nuit aussi aux Palestiniens, qu’il éloigne la perspective de la paix, etc. Mais on est alors dans un échange d’arguments politiques et non dans le terrorisme intellectuel et la judiciarisation du jeu politique.
Concernant le premier point, je considère que la légitimité de l’arme du boycott international est irrécusable. C’est uniquement parce qu’il s’agit d’Israël et du statut d’exception dont cet Etat continue de jouir indûment que la thèse contraire peut se faire valoir et parfois s’imposer.
Je suis en outre convaincu de l’utilité du boycott comme arme politique afin de concrétiser la solidarité internationale avec le peuple palestinien. Dans la conjoncture présente, les succès remportés ces dernières années par la campagne BDS représentent un des rares points lumineux dans un paysage historique plus sombre que jamais.
QUELLE CONCEPTION DE LA SOLIDARITE ?
Ceci étant dit, il me paraît indispensable de questionner les structures, le caractère, les objectifs et la stratégie du mouvement BDS international. Ni ses succès dans l’opinion, ni sa mise au ban en Israël ou ailleurs ne le soustraient à d’éventuelles critiques.
Si le mouvement de solidarité avec la Palestine doit se construire de manière unitaire, il doit admettre que ses participants puissent effectuer des choix différents dans le cadre d’une plate-forme commune qui porte sur des points fondamentaux. Par le passé, d’autres mouvements de solidarité (dictature grecque, lutte contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, Vietnam, Chili, Salvador, etc.) ont démontré l’importance de cette approche unitaire ouverte à différents choix tactiques Du point de vue des structures et du fonctionnement, un tel mouvement doit être large et c’est localement que les acteurs doivent définir eux-mêmes le contenu et les formes des actions qu’ils veulent promouvoir. Une centralisation à l’échelle internationale est à la fois absurde et non-démocratique.
Or le mouvement BDS est un mouvement extrêmement centralisé au niveau international à partir de son centre palestinien. Il traduit une conception verticaliste de la solidarité. Les différentes personnes ou organisations qui désirent boycotter l’État d’Israël sont sommées de respecter un règlement particulièrement rigoureux et détaillé qui reflète en réalité une plate-forme politique déterminée parmi les différentes positions qui existent au sein du mouvement national palestinien. Il faut remonter à la grande époque du Congrès mondial des partisans de la paix en 1949, cette émanation de l’URSS portée par l’ensemble des partis communistes dans le monde, pour trouver quelque chose d’équivalent. Cette plate-forme entend en outre donner des directives très détaillées sur les objectifs, les cibles, les modalités d’action, les critères de boycott, etc. Le document Pacbi guidelines évoque plus un acte notarial qu’une plate-forme politique. Si l’on devait appliquer de manière conséquente les critères de ces documents dans la sphère de la vie politique, il faudrait conclure que les élus de la Liste unifiée qui siègent à la Knesset trahissent le mouvement palestinien ou, dans l’hypothèse la plus favorable, sont des naïfs qui se laissent manipuler.
Les militants BDS répondent souvent à ces premières critiques par la double affirmation que le mouvement est l’émanation de la société civile palestinienne et que la solidarité internationale n’a pas à lui opposer ses exigences.
On peut leur répondre que les relations entre la lutte qui se déroule dans un pays déterminé et les mouvements de solidarité avec cette lutte ne sont pas des relations de subordination, ni dans un sens, ni dans l’autre. Ainsi, on pouvait parfaitement être solidaire avec le peuple vietnamien sans partager la politique de Hanoï sur de très nombreuses questions (par exemple, le soutien apporté à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du pacte de Varsovie).
La référence à la « société civile » palestinienne ne résout pas non plus le problème. En Palestine, pas plus qu’ailleurs, il n’existe pas une « société civile » indifférenciée, soudée par une solidarité nationale qui transcenderait les oppositions de classe et les projets politiques différents. Il existe – et c’est une excellente chose - de très nombreuses organisations avec des plates-formes politiques variées et des désaccords souvent importants aussi bien sur la stratégie de la lutte actuelle que sur l’avenir de la société palestinienne. Un mouvement de solidarité unitaire ne peut se construire en privilégiant l’une ou l’autre tendance du mouvement national palestinien. Le PACBI est une des expressions du mouvement national palestinien. Il ne dispose d’aucune exclusivité et ses orientations constituent certainement une opinion importante à prendre en considération mais elles ne peuvent se substituer à une réflexion autonome et responsable sur le cadre politique d’un mouvement de solidarité au sein du monde académique en Belgique ou à un niveau plus global. Si on prend le précédent de la lutte en Afrique du Sud, une des grandes qualités politiques de l’ANC a été sa capacité à stimuler l’intervention de mouvements de solidarité sur des bases très souples.
DES OBJECTIFS SYMBOLIQUES
Se pose ensuite la question des objectifs et des cibles d’un mouvement de boycott. En ce qui concerne le boycott académique et culturel, 9 fois sur 10 le débat est complètement faussé. Pour les uns, le domaine de l’« esprit » (vie universitaire et culturelle) est trop sublime pour que de sordides considérations politiques puissent y interférer, alors que pour d’autres, comme le soft power représente un des principaux points forts d’Israël, c’est là qu’il convient particulièrement de frapper.
Plus pragmatiquement, les uns rappelleront les multiples entrelacements entre les institutions universitaires d’Israël et son complexe militaro-industriel, alors que d’autres souligneront que le monde académique et artistique est le moins enclin au chauvinisme. Toutes ces affirmations peuvent être vraies mais elles ne permettent pas en elles-mêmes de trancher cette question des objectifs et des cibles, surtout lorsqu’il s’agit d’un boycott « immatériel » comme celui poursuivi par le PACBI.
Dans ce domaine, ce sont les objectifs symboliques qui priment. Et ces objectifs devraient être au service d’une politique. Le boycott est une tactique, pas un principe. On boycotte Israël pour l’isoler internationalement et augmenter les pressions qui s’exercent sur lui, pas parce qu’il s’agit d’une entité démoniaque avec laquelle aucun contact n’est tolérable. En outre, l’isolement d’Israël n’est pas le seul objectif. A terme, casser l’union nationale au sein d’Israël est encore plus important. Il faut donc adopter une tactique (des formes de boycott) qui ne soit pas contre-productive par rapport à cet objectif-là. D’où l’importance de cibles sélectives.
Au contraire, le refus de toute « normalisation » israélo-palestinienne qui imprègne les directives du Pacbi débouche sur une attitude « ultimatiste » (pour employer une expression de Lénine) contre-productive. S’il est en effet indispensable de refuser l’idéologie de la symétrie, selon laquelle les relations israélo-palestiniennes seraient celles de partenaires en discorde engagés dans un dialogue difficile, et non des relations entre oppresseurs et opprimés, colonisateurs et colonisés, il s’agit là d’une position à exprimer et à défendre et non d’une règle de conduite sur l’attitude à avoir envers des personnes ou des groupes de la société civile israélienne.
En particulier, engager ou non le dialogue avec tel ou tel individu ou groupe n’est pas une question morale, c’est un choix tactique. Or, le ton des documents du PACBI et de déclarations d’un certain nombre de ses partisans dans le monde évoque souvent une sorte d’angoisse d’éviter la contamination et de distinguer le pur de l’impur. Une telle préoccupation est paralysante en politique. Lorsque les Vietnamiens négociaient avec Kissinger, ils n’ignoraient rien des crimes qui avaient été commis et qui continuaient à se commettre dans leur pays. Il est du reste évident que les choix tactiques peuvent être formulés dans des termes différents à l’intérieur de la Palestine et au sein du mouvement de solidarité. Même dans l’hypothèse où il est exclu qu’un dialogue permette d’aboutir à une position commune ou à un compromis acceptable, il peut s’avérer utile par rapport à d’autres parties qui occupent des positions intermédiaires et qui sont susceptibles d’évoluer dans un sens ou l’autre. La solidarité avec le peuple palestinien passe aussi par la confrontation politique avec les différents courants de l’opinion israélienne. Il n’y a aucune complicité avec l’État d’Israël dans le simple faite de débattre, à partir de positions différentes, sur les questions politiques qui sont à l’ordre du jour avec des représentants d’institutions liées à cet Etat. Il est absurde de demander à l’avance aux différentes parties avec lesquelles cette confrontation politique a lieu de partager vos propres points de vue. Poser comme précondition à toute forme de débat ou de dialogue que l’autre partie reconnaisse les points essentiels des positions du mouvement national palestinien signifie que l’on se résigne à ne débattre qu’avec des personnes convaincues à l’avance. Un débat n’est vraiment utile que s’il oppose différentes parties qui ont des points de vue divergents. Il paraît excessif et caricatural d’en conclure que la seule participation à un tel débat impliquerait la reconnaissance d’une symétrie ou d’une parité entre les oppresseurs et les opprimés. Débattre signifie uniquement reconnaître que des positions sont susceptibles d’évoluer ou que la confrontation publique entre différentes positions permettra d’éclairer d’autres parties. Accepter de
débattre avec tel ou tel interlocuteur dans un cadre déterminé est un choix purement tactique qui doit être abordé avec souplesse.
Historiquement, le mot d’ordre de la lutte contre la « normalisation des relations avec Israël » (les différents « front du refus ») a souvent été la base d’une collaboration désastreuse entre une partie du mouvement national palestinien et des régimes dictatoriaux nationalistes qui couvraient leur propre politique antipopulaire par une surenchère verbale sur la question palestinienne (quitte à massacrer les Palestiniens quand cela paraissait conforme à leurs propres intérêts comme ce fut le cas pour le régime syrien au cours de son offensive de 1976 contre les camps de réfugiés dirigés par l’OLP au Liban). Appliquer à la lutte politique des critères de distinction entre des Etats « normaux » et « anormaux » ne semble pas très pertinent.
QUI ET QUOI BOYCOTTER ?
De même, la définition des organisations à boycotter est trop étendue ou, à tout le moins, trop vague : « Israël, les institutions complices d’Israël ou les groupes de soutien ou de lobby dans les différents pays ». Une telle définition devrait impliquer la grande majorité des organisations juives dans les différents pays, qui ont le plus souvent dans leurs statuts ou leur charte une phrase sur le « soutien à Israël ». Ce qui logiquement impliquerait de devoir boycotter tout événement, notamment culturel, co-sponsorisé par une de ces organisations juives. Une définition aussi large risque de rendre impossible tout débat avec la majorité des organisations et institutions juives en dehors de l’État d’Israël à l’exception d’un petit nombre d’organisations antisionistes et rend sans aucun doute impossible tout action pour faire évoluer l’opinion au sein des communautés juives. C’est aussi la porte ouverte à la confusion avec l’antisémitisme C’est, du reste, une des limites politiques de la comparaison entre le sionisme et l’apartheid sud-africain même si celle-ci est justifiée sur de nombreux points. Si le régime sud-africain disposait de larges soutiens parmi les Etats et les entreprises multinationales, il était privé de tout lien avec des franges de la population de ces Etats.
La question des organisations et institutions juives en dehors de l’État d’Israël devrait être posée en d’autres termes. Seule une partie de ces organisations plaident fanatiquement et sans réserve en faveur de la politique d’Israël. Une autre partie maintient une solidarité globale avec cet Etat tout en formulant des critiques d’une intensité variable sur certains aspects de sa politique. Ces critiques reflètent l’expérience historique et souvent actuelle du racisme et de l’antisémitisme dans les pays où vivent ces communautés. Seule une très petite minorité est disposée à s’identifier avec la lutte du peuple palestinien dans sa globalité. Il est difficile de mesurer l’importance respective de ces tendances qui n’ont rien de figées et qui sont susceptibles d’évoluer.
Quoi qu’il en soit, présenter l’ensemble de ces organisations et institutions comme une seule masse réactionnaire et fanatique, c’est faire un cadeau à Nétanyahou et lui permettre de réaliser une sorte d’« union sacrée » dans les communautés juives en dehors d’Israël. Pour différentes raisons historiques, le soutien politique que l’État d’Israël trouve dans les communautés juives du reste du monde constitue un facteur important de légitimation de ses dirigeants tant à l’égard de la population juive en Israël même qu’à l’égard d’autres Etats. Il est donc important que le mouvement international de solidarité avec la Palestine soit attentif à toutes les fissures qui peuvent se produire entre des secteurs des communautés juives et les dirigeants israéliens alors même que ces fissures ne représentent pas une rupture globale avec le sionisme. Ici aussi, cela implique des initiatives de dialogue avec des organisations ou institutions qui ne sont pas disposées à rompre sur toute la ligne avec la direction israélienne.
Le boycott d’Israël devrait être un outil, un moyen, une stratégie au service d’un objectif : rallier les esprits et les cœurs à la légitimité des droits des Palestiniens et les impulser à agir pour modifier la politique effective de la Belgique et de l’Union européenne à cet égard. Cet objectif implique de faire preuve de beaucoup de créativité et de souplesse tactique.
Jean Vogel