Le terme n’est pas encore entré dans le vocabulaire courant, mais cela ne saurait tarder. Le « forçage génétique » (gene drive, en anglais) devrait en tout cas s’inviter dans les discussions des Etats-parties à la Convention sur la diversité biologique, réunis jusqu’au 29 novembre à Charm El-Cheikh (Egypte). Plusieurs dizaines d’organisations non gouvernementales de défense de l’environnement ou de l’agriculture paysanne demandent aux délégations réunies d’adopter un moratoire sur les usages de cette technique – encore expérimentale – d’ingénierie du vivant.
Le « forçage génétique » est cette technique issue des nouveaux outils de modification fine de l’ADN : en introduisant judicieusement, au sein d’un individu, une séquence génétique capable de s’auto-répliquer sur certaines régions de son génome, le trait introduit se transmet à toute la descendance de l’individu modifié. La conséquence est simple : en quelques générations, le trait artificiellement introduit sur un unique individu est susceptible de se répandre, à terme, sur l’ensemble d’une population. Voire sur l’espèce entière.
Editer la nature
Comme son nom l’indique le « forçage génétique » est donc destiné à prescrire et forcer l’évolution d’une population d’animaux ou de végétaux, afin de leur conférer un trait particulier. Il s’agit donc, ni plus ni moins, d’éditer la nature. Car ce ne sont pas seulement des espèces domestiques qui sont susceptibles d’être ainsi modifiées, mais aussi et surtout des espèces sauvages.
La bonne vieille transgénèse, cantonnée aux champs de maïs ou au soja, faisait déjà horreur aux environnementalistes. On imagine assez bien la terreur que doit leur inspirer le « forçage génétique » : le gene drive est un peu au généticien ce que la nitroglycérine est à l’artificier.
Fin septembre, la revue Nature Biotechnology publiait une étude illustrant le potentiel immense de cette technologie : des chercheurs de l’Imperial College de Londres (Royaume-Uni) ont élaboré une construction génétique capable de se propager au sein d’une population de moustiques de l’espèce Anopheles gambiae (un vecteur du paludisme) tout en rendant les femelles stériles. En cage, mettre ensemble 150 mâles modifiés, 150 mâles sauvages et 300 femelles sauvages a suffi à éteindre la population d’insectes confinés, en une dizaine de générations.
Eradiquer le paludisme
On entrevoit là tout le potentiel du « forçage génétique ». Que l’on introduise un trait de résistance aux Plasmodium (les parasites responsables du paludisme) dans les populations de moustiques qui la transmettent, et l’éradication complète de la maladie pourrait être envisageable en quelques années. Même chose pour la maladie de Lyme, transmise par les tiques et, par extension, pour toutes les maladies vectorisées par des insectes. Rien de cela n’est encore mature et opérationnel, mais la science avance vite.
Ce n’est pas tout. Une multitude de graves problèmes environnementaux pourraient trouver une solution grâce au gene drive, suggèrent plusieurs chercheurs dans une récente tribune publiée par la revue Science. Espèces d’arbres en butte à de nouveaux ravageurs apparaissant avec le réchauffement climatique, écosystèmes insulaires menacés par des espèces invasives… Dans tous ces cas, il devient envisageable, d’« aider » la nature à résister aux perturbations induites par les activités humaines. Soit en « renforçant » les espèces qu’on souhaite conserver, soit en éradiquant les populations qu’on juge nuisibles – en espérant que cette éradication demeure locale et qu’elle ne provoque pas d’extinction définitive.
Risque d’effets imprévus
Car les risques sont à la mesure des bénéfices possibles. Des transferts de ces constructions génétiques à d’autres espèces que celles ciblées ne sont pas impossibles, par exemple. De même, si une séquence d’ADN étrangère s’insère par accident dans la construction génétique, alors que celle-ci ne s’est pas encore transmise à tous les individus de la population ciblée, le risque est alors grand que cette nouvelle séquence aux effets imprévus ne se répande, sans pouvoir être arrêtée. Enfin, les effets de ces manipulations à l’échelle de l’écosystème sont peu prévisibles… Tout cela sans même évoquer de possibles usages militaires ou malveillants.
Ce sont ces risques d’effets inattendus et irréversibles qui ont conduit de nombreuses personnalités et organisations à demander à la Convention sur la diversité biologique la signature d’un moratoire. Celui-ci a très peu de chances d’être adopté. Le principal risque est, selon les signataires, l’utilisation du forçage génétique pour des usages commerciaux en agriculture.
Dans un rapport publié en octobre, l’ONG ETC Group et la Fondation Heinrich Böll dénoncent de discrètes manœuvres en cours, susceptibles de préparer le terrain au développement et à l’utilisation du forçage génétique en agriculture industrielle. Dépôts de brevets, recours à des firmes de relations publiques pour commencer à travailler l’opinion et les décideurs, recherches de gene drive visant des ravageurs des cultures, et destinés à les éradiquer…
Une voie médiane est sans doute possible
A l’heure actuelle, aucun débat d’ampleur, éclairé et ouvert, n’a eu lieu sur le sujet. La question demeure confinée aux spécialistes et à quelques ONG. Entre le moratoire total, sourd et aveugle aux opportunités offertes par la technique, et l’ouverture à des applications commerciales plus soucieuses des bénéfices de court terme que de l’intérêt général, une voie médiane est sans doute possible.
Dans tous les cas, bien sûr, des risques existeront toujours. Mais lorsqu’il s’agira de lutter contre le paludisme, il sera bien difficile de dire lesquels de ces risques pourraient excéder les quelque 440 000 morts occasionnés chaque année, dans le monde, par la maladie.
Stéphane Foucart