Le documentaire de Richard Desjardins et l’information révélée sur les coupes à blanc, l’impunité des entreprises forestières et les conditions difficiles des travailleurs et des travailleuses indiquent la perte de contrôle de la population sur la forêt, pourtant un pivot du développement économique, territorial et identitaire du Québec.
C’est ainsi que surgit une mobilisation portant sur la réappropriation d’un territoire et de ses ressources. Malgré les conceptions différentes de la forêt et les divergences quant à la façon de l’habiter, différents acteurs semblent partager un même projet : celui de pouvoir participer aux décisions qui concernent la gestion de cette ressource. Le conflit dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, où la forêt occupe une place centrale, rappelle cette recherche de prise en charge locale.
Cet article présente tout d’abord un bref retour historique sur les luttes citoyennes pour la gestion de la forêt au Québec. Une analyse plus approfondie des causes qui ont mené à la formation de la plus récente mobilisation est ensuite proposée, pour déboucher plus loin sur les changements de dynamique introduits avec l’arrivée de grands groupes environnementaux, particulièrement au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Enfin, quelques pistes de réflexion concernant l’avenir de cette mobilisation sont abordées.
Un grand enjeu, la forêt
La forêt a conditionné pendant des centaines d’années les choix économiques et territoriaux au Québec – le développement de l’industrie étant lié à celui de nombreuses régions – et a fortement contribué à construire l’imaginaire collectif de sa population. Le caractère majoritairement public de la forêt témoigne du lien identitaire établi entre cette dernière et le territoire. La propriété commune de la forêt s’est toutefois avérée être à géométrie variable, voire même pervertie, alors que les institutions en place ont historiquement favorisé un groupe restreint d’acteurs distants, menant à plusieurs luttes pour élargir sa gouvernance ou atténuer les impacts de cette inégalité.
La difficulté pour l’État à gérer l’immensité du territoire forestier, la recherche de rentes et celui d’un développement rapide aboutissent à créer une relation intime avec l’industrie. Ainsi, la Loi sur l’administration des bois et forêts de la Couronne (1849) marque une longue tradition de régimes entretenant une confusion entre l’intérêt privé et celui du public. D’immenses concessions sont accordées à quelques grands entrepreneurs, principalement britanniques, qui possèdent pratiquement tous les pouvoirs sur la forêt. Les populations francophones sont, quant à elles, reléguées à un statut de prolétariat forestier1. [1], situation à l’origine d’importants conflits de travail, comme celui en 1906 où une grève ouvrière en Outaouais mène à des affrontements violents1. [2].
Au XXe siècle, de nouveaux conflits se multiplient, de plus en plus entre les grandes papetières américaines et les colons canadiens-français. Invitées par le gouvernement à occuper le territoire, des milliers de personnes partent défricher des terres dans le nord. Mais rapidement, des mesures sont adoptées pour réserver une partie du territoire forestier à l’exploitation et concéder de plus longs baux aux grandes entreprises1. [3].
Pour apaiser les tensions entre les aspirations des colons et les intérêts mercantiles des concessionnaires, le gouvernement crée en 1911 des réserves forestières cantonales, autorisant une exploitation limitée par les colons de certaines forêts publiques à des fins de subsistance et permettant la vente du petit bois de défrichement. On vise ainsi à stimuler l’intérêt des colons (alors largement blâmés pour la déforestation) pour la conservation en leur procurant « une connaissance directe de la foresterie et [en promouvant] un sentiment de propriété commune de la forêt », tout en faisant de l’industrie l’« auxiliaire naturel de la colonisation
1. [4]
». Dans les décennies qui suivent, la syndicalisation s’accélère dans le secteur pendant qu’émergent des coopératives forestières dans le but d’une réappropriation du territoire et du travail1. [5].
Ce nouveau rapport entre la population et la forêt s’observe particulièrement au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Contrairement à d’autres régions, la répartition inégale des terres arables force les colons à s’adonner à la foresterie pour compléter leurs revenus, une activité qui devient vite le principal moteur de développement de la région1. [6]. Les réserves cantonales renforcent davantage l’appropriation du territoire, expliquant pour certains le succès de coopératives forestières implantées à proximité de ces dernières1. [7]. Certains des projets de foresterie communautaire les plus reconnus au Québec se développent d’ailleurs au Saguenay, en réaction à des inquiétudes quant à la dégradation de la ressource et au désir de maximiser les retombées socioéconomiques dans les communautés1. [8].
En 1974, le gouvernement du Québec affirme enfin la nécessité d’abolir les concessions forestières.
L’émergence d’un nouveau mouvement populaire
La crise économique dans les années 1980, qui frappe durement l’industrie forestière, relègue les réformes mises de l’avant par le gouvernement1. [9]. Avec l’adoption de la Loi sur les forêts (1986), les réserves cantonales sont abolies et les concessions, dont moins du tiers avaient été révoquées, sont remplacées par des Contrats d’approvisionnement et d’aménagement forestier qui délèguent à nouveau aux grandes entreprises la gestion de vastes territoires.
Ces changements surviennent dans un contexte de profondes mutations de l’industrie. La mécanisation transforme les coupes à blanc en pratique courante. Elle réduit également les besoins de main-d’œuvre et affaiblit du même coup l’influence des syndicats1. [10]. Cette conjoncture mène à la résistance de citoyennes et de citoyens dans plusieurs régions. On dénonce la perte du patrimoine forestier et la dépossession de la population dans leur rapport au territoire. En 1998, cette résistance se transforme en réel mouvement populaire avec la formation de la Coalition sur les forêts vierges nordiques, constituée de 13 organisations comptant plus de 440 000 membres. La principale revendication est la tenue d’une enquête publique indépendante devant conduire à une réforme de la foresterie québécoise, et ce, dans le but de préserver les écosystèmes et de respecter « le consensus des différents points de vue des gens qui vivent et travaillent en forêt1. [11] ».
C’est à ce moment que la sortie du documentaire de Richard Desjardins et Robert Monderie, L’erreur boréale (1999), procure un véritable élan à la mobilisation. Les images de forêts dévastées jouent un rôle de catalyseur pour la résistance en généralisant le sentiment de dépossession à travers le Québec. Même après la dissolution de la Coalition sur les forêts vierges nordiques en 2001, des initiatives de la société civile comme Aux arbres citoyens !permettent de maintenir la mobilisation à travers plusieurs actions comme le lancement d’une pétition endossée par près de 200 000 signatures pour protéger deux sites de la forêt boréale.
Une intrusion controversée
Au début des années 2000, un nouveau facteur apparaît dans le décor. Le décloisonnement de l’enjeu (la forêt) et l’atteinte de résultats probants par le mouvement populaire – soit la tenue d’une commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise, l’organisation d’un premier sommet réunissant toutes les parties concernées, ainsi que l’augmentation des aires protégées et des modifications au régime forestier – suscitent l’intérêt de quelques grands groupes écologistes, et particulièrement celui de Greenpeace.
Cette organisation lance en 2007 une campagne à grande échelle au Québec, s’inscrivant dans le cadre plus large d’actions menées à l’international pour réclamer la protection intégrale des dernières forêts intactes, et développe une critique acerbe de l’industrie. La simplification abusive du discours de Greenpeace, conçu pour rejoindre les sympathisants à travers le monde, l’empêche de distinguer la grande industrie d’autres utilisateurs plus responsables, comme les coopératives forestières. Ce discours exclut également l’intérêt des travailleuses et des travailleurs, au moment où le secteur traverse une importante crise. Au lancement de sa campagne, ses communications publiques n’en font pas mention et aucune des recommandations dans le rapport qu’elle publie pour l’occasion ne les concerne directement1. [12]. À l’invitation de la Confédération des syndicats nationaux, Greenpeace s’adresse aux travailleurs et aux travailleuses du Saguenay, où se situent plusieurs des territoires visés par l’organisation1. [13]
. Les effets de cette allocution, sans actions concrètes pour renforcer ses liens avec les communautés, se font cependant peu ressentir.
En 2010, la réalisation de l’Entente sur la forêt boréale canadienne (EFBC) confirme cette distanciation des grands groupes avec le mouvement populaire et les communautés locales. Réalisée entre neuf groupes écologistes internationaux et l’Association des produits forestiers du Canada (AFPC), l’EFBC est aussitôt applaudie par Greenpeace, qui estime qu’il s’agit de « l’une plus ambitieuses ententes de conservation de la forêt boréale1. [14] ». En réalité, cette « trêve », en vertu de laquelle les groupes écologistes mettent fin à leurs campagnes de boycottage en échange d’un moratoire partiel et temporaire sur certaines coupes, est réalisée sans qu’aucun groupe local ne soit consulté. La déclaration du président de l’APFC affirmant que l’Entente lui sert de « bouclier » contre des groupes « comme celui de Richard Desjardins
1. [15]
» met en lumière la déconnexion introduite par l’EFBC entre la gestion forestière et la population.
Rapidement, des groupes écologistes locaux dénoncent le fait qu’ils ne sont pas impliqués dans la gestion de leur territoire, alors qu’ils sont le plus aptes à le protéger1. [16]. Le Grand Conseil des Cris, pour sa part, souligne la portée limitée de l’EFBC qui n’inclut pas certaines entreprises qui menacent pourtant leur territoire1. [17]. Même les travailleurs et les travailleuses décrient l’absence de changement dans leur condition, qu’ils considèrent tout aussi précaire1. [18].
Greenpeace se retire de l’Entente en 2012, mais elle le fait sans collaborer avec les groupes locaux et en portant de douteuses allégations contre l’entreprise Produits forestiers Résolu, qui emploie des milliers de travailleurs au Saguenay, concernant des violations présumées de l’EFBC dans la région. Elle publie aussi un rapport accusant l’entreprise de dissimuler ses véritables impacts environnementaux1. [19]. Produits forestiers Résolu entame alors d’importantes poursuites judiciaires pour diffamation contre l’organisation, ayant potentiellement des répercussions sur tout le mouvement écologiste.
L’apparente distanciation de Greenpeace des préoccupations locales légitime le développement d’une forte opposition dans les régions forestières, qui se traduit par la formation de l’Alliance forêt boréale, un contre-mouvement qui s’oppose ouvertement à Greenpeace et plus globalement aux écologistes. Initialement créé au Saguenay-Lac-Saint-Jean, ce mouvement s’étend à travers le Québec et même jusqu’en Ontario. Parallèlement, des leaders syndicaux au Saguenay réclament la réinstauration de la légalité des poursuites-bâillons pour mettre fin aux actions de la « multinationale écologiste1. [20] ».
Quel avenir pour la mobilisation populaire ?
Jusqu’ici, la campagne de Greenpeace ne s’est pas distinguée des pratiques de l’industrie. Qu’ils soient motivés par les intérêts financiers d’actionnaires sans visage ou par la nécessité de stimuler l’adhésion de militants et de militantes à travers le monde, les actions de ces deux parties contribuent également à déposséder les gens qui habitent le territoire de le gérer selon leurs intérêts.
Face à l’actuelle polarisation de l’enjeu entre Greenpeace et Produits forestiers Résolu, deux options limitant tout autant la prise en charge locale, il n’est pas étonnant que le discours de l’Alliance forêt boréale percole autant au sein des communautés. Bien qu’il semble défendre davantage le « droit de récolter » que celui de décider du mode de gouvernance forestière1. [21], ce discours demeure centré sur la protection des intérêts socioéconomiques des communautés et crée un lien avec les populations locales, ce que Greenpeace semble avoir été incapable de faire.
En 2015, des groupes élaborent aussi la plateforme « Industrie forestière québécoise : pour des solutions durables » appelant à une sortie de crise et à une dépolarisation de l’enjeu, à laquelle Greenpeace n’est pas conviée. Cette initiative est animée par le groupe saguenéen Boréalisation (fondé par un ancien membre de Greenpeace), Nature Québec, le Regroupement national des conseils régionaux de l’environnement du Québec et la Société pour la nature et les parcs, d’où émerge une tentative pour recréer un mouvement populaire incluant les écologistes.
Devant tout cela, Greenpeace semble n’avoir d’autre choix que de modifier sa stratégie. Elle inclut maintenant dans son discours les considérations socioéconomiques, voire une critique de la gestion distante de l’industrie1. [22]. L’organisme participe également en 2017 à une rencontre en Abitibi-Témiscamingue avec des groupes locaux pour jeter les bases d’une collaboration
1. [23]
.
Pour sa part, Richard Desjardins appelle à une nouvelle mobilisation1. [24]. Cette résistance s’exprime alors qu’on attend toujours les effets concrets du régime forestier entré en vigueur en 2013, censé favoriser une foresterie de proximité.
Aujourd’hui, le mouvement pour la forêt québécoise est à la croisée des chemins. Le degré de convergence des luttes déterminera le modèle de gouvernance privilégié. Les groupes comme Greenpeace devront se joindre aux résistances locales et rendre compte de l’enjeu sous-jacent à toutes les luttes qui se sont développées dans la forêt québécoise : la réappropriation d’un territoire, vecteur de développement à la fois économique, social et identitaire.
Christophe Aura
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