Les paquets défilent à vive allure sur les tapis roulants de l’entrepôt de JD. com, numéro deux du commerce en ligne en Chine, derrière Alibaba. Ils passent sous des portiques équipés de caméras qui lisent des QR codes pour identifier les produits qui seront poussés vers des bennes à destination des quatre coins de Shanghaï. A Jiading, un district à la périphérie de la plus grande ville du pays où JD. com possède plus de 100 000 mètres carrés d’entrepôts, on voit beaucoup de cartons, mais peu d’humains. Alors que les cadences augmentaient déjà à quelques jours du plus gros événement du commerce en ligne au monde, la Journée internationale des célibataires, le 11 novembre, il régnait un calme étrange dans cet environnement hautement automatisé.
Quand JD. com ouvre ses entrepôts aux journalistes, Alibaba ne lésine pas non plus sur la communication. Pour fêter les dix ans de la Journée des célibataires et honorer sa réputation de numéro un du commerce en ligne, le groupe a carrément lancé un satellite de communication dans l’espace, censé améliorer l’expérience des utilisateurs lors du « Double 11 ». De quoi illustrer l’importance qu’a prise l’événement pour les plates-formes d’e-commerce chinoises : inspiré par une tradition issue des campus chinois de s’offrir des cadeaux à soi-même le 11 novembre, surnommé « fête des célibataires » parce que la date n’est constituée que de « 1 », l’événement a pris une ampleur considérable au fil des ans.
Sa version commerciale a été lancée, en 2009, par Alibaba avant d’être reprise par d’autres plates-formes, comme JD. com, puis par la plupart des acteurs chinois de la vente en ligne. En 2013, les ventes du Double 11 ont dépassé celles du Black Friday américain, dont l’édition 2018 aura lieu le 23 novembre. En 2016, Alibaba y a ajouté un gala, avec stars internationales (Mariah Carey et Miranda Kerr, cette année) et paillettes pour concentrer l’attention sur l’événement.
La baisse des ventes de voitures, du jamais-vu depuis 1990
Des semaines à l’avance, les consommateurs chinois scrutent les réductions annoncées par leurs marques préférées. Pour réaliser des affaires, le mieux est de prépayer une partie de son achat. Les marques sécurisent ainsi une partie des commandes et peuvent anticiper la logistique folle du 11 novembre et des jours suivants. Si certaines enseignes choisissent d’étaler l’événement sur plusieurs jours, Alibaba tient à la concentrer sur vingt-quatre heures, ce qui lui permet d’annoncer un chiffre final à faire tourner les têtes. L’an dernier, les différentes plates-formes du groupe ont totalisé 21,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en une seule journée, soit 32 % de plus que l’année précédente.
La consommation chinoise « ne va pas aussi mal que beaucoup l’imaginent, les tendances en Chine restent solides », rassurait un rapport de la banque HSBC, jeudi 8 novembre.
Alibaba dépassera certainement ce chiffre cette année, mais la question est de combien. Car un doute s’est installé depuis la fin de l’été sur la santé de l’économie et la vigueur de la consommation chinoises. Interrogations aggravées par les tensions commerciales avec les Etats-Unis. Au troisième trimestre 2018, la Chine a enregistré son taux de croissance le plus faible depuis 2009, au lendemain de la crise économique, à 6,5 %. Les ventes de voitures devraient baisser pour l’année 2018, selon la banque d’investissement japonaise Nomura, du jamais-vu depuis 1990.
Globalement, 2018 est une année noire pour les plates-formes d’e-commerce chinoises, et la technologie en général : Alibaba a perdu 30 % au Nasdaq depuis son pic de juin dernier, quant à JD. com, entre mauvais résultats et accusations de viol contre son patron Liu Qiangdong, l’entreprise a perdu plus de la moitié de sa valeur en Bourse (- 56,6 %) depuis janvier dernier.
Au point que certains annoncent que la Chine serait aujourd’hui le théâtre d’une nouvelle tendance : une baisse en gamme de la consommation (consumption downgrade). De plus en plus de consommateurs, étouffés notamment par l’envolée des prix de l’immobilier ces deux dernières années, se serreraient la ceinture sur les dépenses courantes.
Mais les économistes demeurent circonspects. La consommation chinoise « ne va pas aussi mal que beaucoup l’imaginent, les tendances en Chine restent solides », rassurait un rapport de la banque HSBC jeudi 8 novembre.
Concurrence par le bas du nouveau venu, Pinduoduo
De passage à Shanghaï pour l’Exposition internationale d’importation, le patron de L’Oréal, Jean-Paul Agon, confirmait cette analyse, assurant que les ventes du groupe français se portaient à merveille en Chine : « C’est une tendance que l’on observe ailleurs : quand les ventes de voitures ou d’immobilier ralentissent, les gens ont plus d’argent disponible pour se faire plaisir sur des petits achats. » Alibaba, qui vend plus de rouges à lèvres que de voitures, devrait en profiter.
L’impression d’une « baisse en gamme » de la consommation résulterait aussi du succès de Pinduoduo. Cette plate-forme spécialisée dans les achats groupés de produits très bon marché fait fureur dans les petites villes et les campagnes chinoises. En seulement trois ans, le site, sur lequel on trouve nombre d’imitations et de produits de mauvaise qualité, a attiré 195 millions d’utilisateurs actifs mensuels…
Une concurrence par le bas qui fait peur à Alibaba et à JD. com, qui pariaient à l’inverse ces dernières années sur une montée en gamme. Néanmoins, le succès de Pinduoduo traduit surtout l’accès croissant des Chinois à une consommation de masse parfaitement adaptée à l’e-commerce. Une plate-forme de plus à surveiller pour évaluer la santé de la consommation chinoise…
Simon Leplâtre (Shanghaï, correspondance)