Les accords de Matignon, signés en juin et août 1988 par Jean-Marie Tjibaou, président du Front de libération nationale kanak socialiste (FLNKS), M. Jacques Lafleur, président du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RCPR), et M. Michel Rocard, premier ministre, ont déployé des moyens sans précédents pour tenter d’assurer à la Nouvelle-Calédonie un avenir socialement paisible et économiquement prospère.
Les deux axes majeurs de cette politique ont été un accroissement global des transferts financiers de métropole et le développement de l’intérieur de l’archipel [1]. Ont été mises en place des institutions nouvelles et élues, les trois provinces du Nord (majoritairement canaques), du Sud (les Canaques y sont minoritaires), des Iles (les Loyauté, peuplement canaque), dotées de compétences élargies. Chaque camp était invité à utiliser ces outils pour faire valoir le bien-fondé de ses espérances : le RPCR restait attaché à l’idée de « la Calédonie dans la France » ; le FLNKS travaillait à l’avènement d’une « indépendance kanak ». Quel bilan, sept ans et demi après son lancement, peut-on dresser de cette politique prévue pour durer dix années ?
L’Etat a soutenu l’objectif du rééquilibrage au profit des provinces Nord et Iles en ce qui concerne les infrastructures (construction de lycées, d’hôpitaux, de locaux administratifs). En revanche, l’installation d’entreprises dans les deux provinces de l’intérieur n’a pas été aussi nettement encouragée. Elle aurait eu pour conséquence pour les intérêts économiques de la province Sud une mise en concurrence par les activités du reste de l’archipel, question qu’aucun gouvernement n’a encore osé affronter.
La région de Nouméa, déjà riche en équipements, a su tirer profit de la relance. La ville et ses abords connaissent un essor considérable si l’on en juge par le foisonnement des constructions et des chantiers et l’embellissement du centre. La province Sud souhaite en outre ériger sur son territoire un nouveau complexe d’exploitation du nickel, s’ajoutant à celui de Nouméa.
Comme en écho à ces investissements considérables, les indépendantistes insistent pour que le projet d’un port franc à Népoui (côte ouest) soit mené à bien. De même, ils demandent à l’Etat d’intervenir afin que la Société Le Nickel (SLN) n’investisse plus ses bénéfices en dehors du territoire. Les responsables de la province Nord espèrent ainsi dégager les fonds nécessaires à l’ouverture d’une usine de traitement du minerai dans leur région.
Le choix indépendantiste s’oriente actuellement vers la recherche d’un enrichissement grâce à l’industrie et au tertiaire (administration, tourisme) plutôt que grâce à l’agriculture et à l’artisanat. Cette option en faveur du salariat — un tournant par rapport à la philosophie plus « rurale » qui était celle de Jean-Marie Tjibaou [2] — est déjà sensible dans la province Nord : elle détient 70% du minerai calédonien et son soutien à l’activité minière a permis la création d’un véritable petit bassin d’emploi au centre de la Grande Terre, qui s’ajoute à la croissance de Nouméa et à la création de pôles urbains dans l’intérieur (Poindimié et surtout Koné-Pouembout), décisions qui accélèrent des transformations sociales plongeant le peuple canaque dans un abîme de contradictions.
L’accès au revenu monétaire de ceux qui travaillent dans le secteur minier ou ont pu se doter d’un cheptel est loin de couvrir les besoins de l’ensemble d’une population de plus en plus soucieuse de disposer d’argent. Les petites entreprises ayant pu survivre sont peu nombreuses et la plupart des micro-projets agricoles domestiques ont échoué malgré la prise en main par les Canaques de 40% de l’élevage bovin de la province Nord, car fait défaut une perspective de développement à même de mobiliser les énergies. « Faire des projets mais pour aller où ? » , fait-on souvent remarquer, comme si chacun pressentait que les possibilités d’un développement rural, déjà faibles, ne résisteraient pas à l’essor du salariat industriel et urbain.
Afin de pallier la précarité ainsi induite et source de tensions, les administrations provinciales ont eu tendance à se transformer en pôles de redistribution de la manne financière issue des accords de 1988. Les formes d’assistance ont été multipliées : emplois de complaisance sans rapport avec le travail fourni, saupoudrage de subventions sans garantie que les opérations lancées se révèlent rentables. Plus que le soutien à l’initiative privée toujours risquée, l’octroi de salaires, même pour des emplois peu productifs, fournit des bénéfices politiques à courte échéance. Mais ces aides sans lendemain détournent les habitants de l’agriculture vivrière tout en suscitant de nouveaux modes de consommation, et, quand elles prennent fin, il s’ensuit la quête pressante d’autres subsides.
Inadaptation de l’enseignement
La recherche d’un emploi dans des secteurs autres que l’agriculture et l’élevage pose aux Canaques le problème de leur niveau de formation. Les conséquences d’un échec scolaire massif se font d’autant plus sentir que les compétences de base exigées (maîtrise du français, écriture et lecture, calcul) pour tout emploi, même de faible qualification, font souvent défaut non seulement chez nombre d’adultes, mais aussi chez les plus jeunes. Les responsables de l’enseignement ne cachent pas leur désarroi face à une pérennisation de l’échec scolaire, dans les provinces Nord et Iles notamment, où l’écart avec la moyenne métropolitaine de réussite à l’école reste vertigineux. Les compétences en matière d’enseignement primaire ont été transférées aux provinces désormais responsables des écoles, des enseignants et de l’inspection. Cette décision, à laquelle a été adjointe l’offre de cinq heures d’enseignement des langues et cultures locales, n’a en rien mis fin aux difficultés. C’est pourquoi, à Nouméa notamment, de nombreux Canaques critiquent cette mesure parce qu’elle tend à accentuer le décrochement des provinces Nord et Iles par rapport aux normes nationales en limitant l’accès des élèves aux écoles de Nouméa. Il est vrai que le taux de réussite des élèves de la province Sud est nettement supérieur à celui des provinces Nord et Iles.
Ces difficultés ne proviennent ni des programmes, ni du multilinguisme, ni d’introuvables « schèmes mentaux ». Elles résultent plutôt d’une inadaptation des structures de l’enseignement à l’ampleur de la tâche tout à fait spécifique consistant à vouloir introduire l’école dans un univers socioculturel qui a pu jusqu’ici, pour sa propre reproduction, s’en passer. Les mauvais résultats des enfants ont pu longtemps être compensés par une bonne insertion, le milieu canaque étant alors en mesure d’assumer ses fonctions de socialisation ; mais en se tournant davantage vers l’extérieur, les Mélanésiens mesurent, souvent avec amertume, combien la scolarité conditionne l’emploi et l’acquisition d’une place dans l’économie du territoire.
Faute de diplômes, ils s’organisent pour capter les retombées financières des politiques provinciales. Moins ancrés que naguère dans l’espace villageois ou régional, nombre d’anciens agriculteurs se rapprochent des pôles urbains, comme l’atteste la multiplication des habitats précaires autour de Nouméa [3]. L’échec relatif de ces stratégies génère un sentiment de pauvreté fort mal vécu : « Nous sommes malheureux » , confie une mère de famille assaillie par les difficultés et par la crainte de l’avenir. Le fossé se creuse entre l’espoir du bien-être que l’on espère retirer du salariat et un quotidien rural dont beaucoup ne veulent plus. Le paradoxe absolu est atteint quand des Canaques vont acheter à des agriculteurs européens des ignames, aliments de base traditionnels utilisés aussi dans les échanges cérémoniels.
L’augmentation des suicides chez les jeunes, le tassement de la courbe de natalité, la recrudescence de la violence intra et inter-familiale, la consommation de cannabis et de kava [4], le recul de l’agriculture vivrière, la détérioration de la situation sanitaire [5] et le faible taux de réussite des projets économiques individuels ou collectifs sont autant de signaux qui alarment tous les observateurs de bonne foi. Cette déprime sociale, consécutive au renforcement des liens de dépendance, entretient un climat de jalousie entre les personnes débouchant de plus en plus sur des accusations en chaîne à l’origine de gestes violents, voire criminels. Les relations de voisinage se détériorant, les femmes sont nombreuses à se plaindre de la dureté des temps et de la solitude, tandis que les hommes restent retenus loin du foyer, toute la journée et parfois plus longtemps, en quête d’un emploi ou d’une rétribution.
On tue le temps comme on peut pour endiguer l’ennui, comme si l’univers social canaque ne fournissait plus toutes les réponses aux aspirations nouvelles. Le rapport aux règles sociales dominantes s’en trouve modifié. Sur la Grande Terre, alors que les mariages se font rares et sont remplacés par le concubinage, que l’on se moque des vieux, que les autorités dites « coutumières » ont du mal à se faire respecter ou se voient concurrencées par le pouvoir de nouvelles Eglises [6], on se plaît à magnifier « la coutume », à en donner une image idéalisée. Ainsi de grandes cérémonies de deuil largement financées par le salariat et la redistribution réinventent des formes complexes et spectaculaires de rituel et entretiennent l’illusion d’un bon fonctionnement de la société avec d’autant plus de facilités que ces événements, filmés par la télévision, peuvent être vus et revus chez soi grâce au magnétoscope.
L’idée d’indépendance peut aussi fournir une compensation à la morosité quotidienne, quitte à n’être plus qu’une vague aspiration à un monde meilleur. La désillusion nourrit en effet çà et là chez les jeunes une agressivité teintée de revendication indépendantiste qui tourne souvent à la petite délinquance ou provoque des comportements extrêmes. Cette situation sociale pour le moins préoccupante est particulièrement sensible dans les zones où se développe une urbanisation larvée qui transforme peu à peu les réserves canaques [7] en espaces périphériques, des sortes de banlieues. En revanche, là où l’agriculture vivrière demeure une ressource essentielle, le mode de vie rural se perpétue ; il se renforce même parfois dans la perspective d’une indépendance économique et politique jugée imminente dans plusieurs régions qui furent à la pointe de la lutte de libération canaque des années 1984-1988.
Pour ces populations, il ne saurait être question de reporter l’accès à l’indépendance au-delà de 1998 : engagées dans un surtravail (agriculture, élevage, pêche) qui doit préparer l’autosuffisance, des tribus très militantes entretiennent la mémoire des combats d’il y a dix ans ou même des héros des insurrections du XIXe siècle. Le jugement est radical : « En 1998, ce sera l’indépendance ou la guerre. » Un état d’esprit peut-être exceptionnel qui ne se retrouve pas dans les zones les plus touchées par la nouvelle donne économique, où l’évocation de l’indépendance est plutôt source d’inquiétude : qui va la payer, s’interroge-t-on ? Offrira-t-elle des possibilités d’emplois, ou bien nous renverra-t-elle, comme au Vanuatu, vers l’agriculture vivrière, comprise comme un palliatif plutôt que comme l’axe central de l’économie ? Ici se fait jour un regain d’intérêt pour le projet d’indépendance-association proposé en janvier 1985 par M. Edgard Pisani, alors haut-commissaire en Nouvelle-Calédonie.
Son de cloche comparable du côté des cadres et des dirigeants politiques canaques : l’indépendance reste envisagée à condition qu’elle ne soit pas associée à une baisse du niveau de vie. Les importants avantages salariaux et autres dont bénéficient les responsables et employés des provinces ne sont sans doute pas étrangers à ces prises de position très nuancées. Ce groupe qui tend à s’ériger en communauté entretenue se montre prompt à défendre ses privilèges relatifs, tandis que la masse de la population n’a qu’ironie mordante pour les attitudes et les jeux d’intérêts de cette classe en cours de formation. L’un des thèmes favoris des conversations est d’ailleurs la critique acerbe des élus, pour la plupart perçus comme coupés du « terrain ».
Ainsi s’opère progressivement en divers points du territoire (mais pas partout) le passage d’une économie domestique rurale à une économie ouverte à de nouvelles activités, mais prise dans le cycle emploi-chômage-assistanat. De fait, le poids des provinces et surtout des municipalités, voies privilégiées d’accès à l’emploi, bat en brèche celui des chefferies, des conseils des anciens, des conseils coutumiers, structures pour la plupart nées du contact avec l’administration française mais qui étaient devenues des rouages importants à la fois du système colonial et de l’ordre social canaque. En réaction à cette perte d’influence des institutions « traditionnelles », d’aucuns réactivent avec difficulté des intronisations de chefs ou ressuscitent des personnages à l’autorité incertaine ( « le grand chef du Sud ») tandis qu’une majorité de personnes s’attachent à entretenir, voire à étendre, les liens de parenté et d’alliance, à vivifier la mémoire de l’histoire des clans, à conforter ou à contester des statuts comme celui de maître de la terre pour intervenir dans les multiples conflits fonciers.
Classe installée, classe dominée
Face aux détenteurs canaques de la nouvelle culture bureaucratique issue de la pratique de l’administration, les autorités préexistantes, délégitimées, se voient réduites au rôle de simples gardiennes d’une culture orale fortement localisée mais sans autorité réelle. Ainsi, toutes les conditions sont réunies pour que se forme, en contrepoint sinon en opposition à une classe canaque lettrée et installée aux commandes, une classe populaire riche de ses traditions mais en voie d’être de plus en plus dominée. S’y agrègent les plus démunis des Wallisiens, des Tahitiens et même des Européens, notamment à Nouméa. Cette évolution est attestée par l’inscription de nombreux Européens au grand syndicat dirigé par M. Louis Kotra Urégèi, l’Union syndicale des travailleurs kanaks et exploités (l’USTKE), qui mène la vie dure non seulement au patronat mais aussi aux technocrates des provinces indépendantistes. Le rapprochement interethnique est également sensible dans la jeunesse urbaine, qui n’hésite plus à transgresser les vieux clivages dont souffre la Nouvelle-Calédonie pour se rassembler notamment à l’occasion des manifestations culturelles organisées à Nouméa. Enfin, d’autres « logiques métisses » apparaissent au sein de certaines catégories professionnelles comme celle des « rouleurs » sur mine, principaux artisans d’une liste électorale ayant pris pour nom Groupe d’action multiraciale.
Les répercussions politiques de cette différenciation du tissu économique et social sont apparues lors des élections municipales et provinciales de 1995. Ces deux scrutins ont montré que les accords de Matignon, en diversifiant les prises de responsabilité, ont globalement favorisé l’émergence de nouveaux pôles politiques. Les anciens et les nouveaux notables de tout bord ont ainsi dû, parfois à leurs dépens, faire l’expérience du pluralisme.
Dans la province Sud, la toute-puissance du RPCR a été contrecarrée par le succès de M. Didier Leroux, chef d’un nouveau parti, Nouvelle-Calédonie pour tous (NCPT). Cet industriel d’origine métropolitaine a rassemblé sur son nom les suffrages de ceux qui, attachés au maintien de l’archipel « dans la France » , se disent cependant las de « l’hégémonie de Jacques Lafleur » sur la plupart des activités économiques du pays. M. Leroux a ainsi réclamé une sorte de perestroïka calédonienne qui instaure, dans la clarté, un juste partage des pouvoirs. En gagnant sept sièges à l’Assemblée territoriale, le NCPT a déclenché pendant plusieurs mois une mini-crise de procédure, les élus du RPCR refusant de participer à des débats dont, pour la première fois, ils n’étaient plus les maîtres absolus. La percée de M. Leroux a ouvert la possibilité d’un autre discours à droite, fût-ce au prix de quelques crispations.
Le tableau n’est pas très différent du côté des indépendantistes. Aux élections municipales, ils ont certes présenté des listes uniques rassemblant des représentants des diverses composantes du Front. Mais quand les nouveaux conseils municipaux ont dû élire leur maire, les clivages entre partis sont apparus au grand jour. En plusieurs endroits, l’alternance fut difficilement acceptée ou même remise en cause, chacun jouant d’une alliance avec l’adversaire pour tenter de l’emporter sur ses propres partenaires. Ces clivages prirent la forme d’un véritable affrontement entre les appareils du Palika et de l’UC [8] lors des élections provinciales quelques mois plus tard.
Ne parvenant pas à s’entendre sur la tête de liste, chacun présenta ses candidats, l’Union calédonienne conservant le sigle FLNKS ; la liste emmenée par le Palika, pour sa part, se regroupant au sein de l’Union nationale pour l’indépendance (UNI). Cette cassure explicite du mouvement indépendantiste a déclenché entre les deux courants une polémique qui a pris parfois au cours de la campagne un tour très vif, l’Union calédonienne mettant moins en avant son bilan à la tête des deux provinces que son passé et ses morts pour la cause indépendantiste, l’Union nationale tentant de rassembler à son profit les critiques portées à l’équipe dirigeante sortante. Les résultats du scrutin, en consacrant la montée en puissance du Palika, qui fit presque jeu égal avec ses adversaires-partenaires, ont montré que l’Union calédonienne ne pouvait plus considérer ses alliés comme minoritaires. Mais n’est-ce pas un clivage plus profond qui s’esquisse entre les deux principales composantes du front indépendantiste : la première incarnée par une Union calédonienne dont les notables, en se disant « les fondateurs » du mouvement, entendent exercer sur lui une certaine hégémonie ; la seconde, inspirée par le Palika, qui s’appuie sur les inquiétudes de la jeunesse et ses exigences de démocratie, au risque de bousculer les habitudes gérontocratiques et autoritaristes de la classe politique calédonienne ?
Quoi qu’il en soit, ces scissions ont laissé des traces sensibles dans une population quelque peu désorientée. Les élections provinciales et les remaniements à la tête du mouvement ont brouillé l’image de la cause indépendantiste au point de placer la population canaque qui s’y rallie dans une position d’attente et même de méfiance. Toujours mobilisable sans doute, elle s’interroge toutefois sur la capacité de ses élus à mener à bien une décolonisation qui ne se diluerait pas dans des arguties gestionnaires et des querelles politiciennes. « Si nous devenons indépendants, qui assurera les tâches de police ? » , s’interroge-t-on non sans inquiétude au vu des coups de force que certains n’ont pas hésité à tenter pour conserver le pouvoir. La population redoute une éventuelle dérive autoritaire du pouvoir canaque de demain, d’autant que l’absence d’une véritable presse écrite indépendantiste et le développement d’un certain clientélisme interdisent la mise en place des indispensables contre-pouvoirs. Un membre éminent de l’Union calédonienne ne lançait-il pas à l’adresse des élus de son parti (indépendantiste) :« Vous n’avez pas encore gagné ma voix en faveur de l’indépendance » ?
« De toute façon, si la question posée par le référendum prévu en 1998 se résume à un oui ou non à l’indépendance, il est clair que les indépendantistes, en supposant même qu’ils fassent le plein de leurs voix, ne dépasseront pas les 37% de suffrages » , explique M. Edmond Nékiriai, vice-président de la province Nord. Au rythme hypothétique d’un maintien de la natalité canaque à un taux relativement élevé, les Mélanésiens ne pourraient disposer d’une majorité électorale qu’en... 2026. M. Jacques Lafleur se fonde sur cette prospective pour proposer « un pacte trentenaire » , qui maintiendrait les institutions actuelles, éventuellement légèrement réaménagées, pendant encore trois décennies. Le FLNKS considère, pour sa part, que le statu quo équivaudrait à un véritable recul en regard des objectifs affichés par le mouvement indépendantiste depuis dix ans. Il prend acte sans doute par là de l’entente tacite minimale entre chacun des partenaires de ne pas prendre la responsabilité d’un retour à une crise ouverte.
Le FLNKS entend négocier des dispositions qui définissent non seulement un transfert progressif des compétences nouvelles aux provinces, mais aussi un calendrier d’accès à l’indépendance et les modalités constitutionnelles de cette éventuelle prise de souveraineté. « Le temps ne peut composer avec le temps que si la perspective d’émancipation est garantie » , souligne M. Paul Néaoutyine. Dans les discussions qui s’engagent actuellement, les indépendantistes soutiennent le projet d’une Kanaky indépendante dès 1998. Toutefois reste envisagé, « au moins jusqu’en 2001 » , le maintien d’une compétence de l’Etat français en matière de défense, justice et police.
Réinsertion dans l’espace régional
Si chacun des partenaires se présente à la table des négociations avec deux projets incompatibles, aucun consensus n’est possible et la Nouvelle-Calédonie risque de se retrouver, comme en 1984, dans une impasse. Sans un effort d’imagination politique exceptionnel de la part de l’Etat français, l’évolution des institutions relèvera toujours de la quadrature du cercle : comment accepter l’exigence d’indépendance d’un peuple indigène rendu minoritaire dans son propre pays par une colonisation de peuplement ? Tout scrutin rendant le consensus impossible, il paraît en effet indispensable de traiter le problème autrement qu’en termes strictement électoraux.
La légitimité française en Nouvelle-Calédonie s’appuie sur l’acte colonial de prise de possession de l’archipel en 1853 et sur la majorité anti-indépendantiste qui, en raison d’une forte immigration, se dégage nettement à chaque consultation. Un juste rééquilibrage politique suppose ainsi d’abord un geste étatique de contrition par lequel, préconise le « non-indépendantiste » que veut être M. Leroux, Paris « reconnaîtrait le fait colonial » . Ensuite, il appartiendrait à la France de décider si elle souhaite renoncer à sa souveraineté sur le territoire et, dans ce cas, selon quelles modalités : soit en poursuivant sur la voie ouverte par les accords de Matignon [9] d’une réduction du corps électoral calédonien qui permettrait aux indépendantistes d’être majoritaires, soit en appelant aux urnes les seuls Français de métropole qui, de ce fait, décideraient de l’avenir des îles.
Quelle que soit l’hypothèse retenue, tout nouvel effort moral et politique de décolonisation aurait le mérite d’imposer aux responsables du Caillou une réflexion de fond sur le type de société qu’ils veulent et peuvent construire, en réponse aux problèmes qui secouent la Nouvelle-Calédonie. L’archipel pourrait de la sorte aussi retrouver les moyens d’une réinsertion dans l’espace régional.
Après l’affaire du Rainbow-Warrior et le tollé soulevé par la politique calédonienne de M. Bernard Pons, M. Michel Rocard avait multiplié les démarches pour que la France permette enfin au territoire de trouver sa vraie place dans le Pacifique. Au-delà de la grogne des pays riverains contre la consternante reprise des essais nucléaires en Polynésie, il faudra bien, en effet, que l’archipel renoue avec ses alliés naturels : l’Australie et la Nouvelle-Zélande sur le plan commercial, et ce pour tous les Calédoniens ; le Vanuatu, Fidji et la Papouasie-Nouvelle-Guinée constituant, pour leur part, le véritable horizon culturel et politique d’une identité canaque élargie à toute la Mélanésie.
Alban Bensa
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