Nicolas Offenstadt est maître de conférences habilité à l’université de Paris-I-Panthéon Sorbonne et spécialiste des questions mémorielles, et il est l’auteur de La Grande Guerre, carnet du centenaire (Ed. Albin Michel, 2013).
Cédric Pietralunga – Revivifier le roman national, comme le souhaite Emmanuel Macron, a-t-il encore du sens au XXIe siècle ? N’est-ce pas un sujet dépassé pour les historiens ?
Nicolas Offenstadt – Le roman national est une croyance, et a peu à voir avec l’histoire comme discipline ou comme analyse critique du passé. C’est l’invention d’une continuité depuis les temps les plus reculés, l’invention d’une histoire toute droite ou presque, et une découpe valorisante dans le temps passé. On n’a pas à adhérer à un récit historique comme à un parti ou à une mutuelle. D’autant moins que les récits historiques sont souvent fragiles, partiels, soumis à révision.
Revivifier le récit national pose la question de qui décide de son contenu. Est-ce le rôle d’un chef d’Etat ?
Il n’y a jamais eu un seul roman national, même si celui de la France comporte souvent les mêmes matrices, les mêmes thèmes, les mêmes épisodes. Il peut ainsi y avoir un roman national de « gauche », qui raconte une grande histoire émancipatrice qui serait spécifique à la France, en donnant à la Révolution française un rôle central. Mais ces discours et ces récits ne sont pas, heureusement, transposés directement dans les programmes scolaires, qui sont du domaine de compétence de l’institution éducative et doivent répondre à bien d’autres logiques.
Depuis deux ans, M. Macron a rendu hommage à Jeanne d’Arc, à Clemenceau, à Maurice Audin, etc. Quels sens donner à tout cela ? Le roman national de M. Macron n’est-il qu’un syncrétisme ?
Il faut distinguer deux choses. Il y a des passages obligés liés ou presque à la fonction présidentielle ou à celle d’élu, qui ne différencient pas Emmanuel Macron de ses prédécesseurs. Evoquer De Gaulle ou Clemenceau est banal et inscrit le locuteur dans « la continuité de l’Etat » qui est un devoir constitutionnel du président (article 5).
Il y a ensuite des choix plus affirmés. Sarkozy fit celui de l’instrumentalisation et de l’offensive identitaire. Hollande, en partie en réaction, fit celui de la « paix des mémoires », qu’il s’agisse de reconnaître des violences coloniales ou la place des mutins de la Grande Guerre dans l’histoire nationale.
Macron me semble plutôt dans cette continuité, en reprenant la même notion de « pacifier » les mémoires. Reste à voir ce que sera la véritable articulation entre le « je prône le retour au récit national » (2017) et sa volonté d’une histoire attentive à la « globalité » et à la « complexité » (2016) dont témoigne sa déclaration ferme dans l’affaire Audin.
Lors de son « itinérance mémorielle », M. Macron compte glorifier la figure du poilu. Est-ce pertinent ?
Il n’y a rien de neuf ici. L’hommage aux soldats de la Grande Guerre, certes de manière plus ou moins intense, est constitutif de la mémoire nationale depuis 1919. Mais surtout en France depuis une trentaine d’années, le poilu est une véritable icône partagée par tout le spectre politique, qui suscite en outre d’innombrables pratiques culturelles et sociales : depuis les parodies des « reconstituteurs » jusqu’aux recherches généalogiques familiales, en passant les spectacles et les cérémonies. On se passionne ici pour les poilus du village, là pour les soldats fusillés, ailleurs encore pour les derniers morts de la guerre. C’est une icône démultipliable à l’infini, ou presque.
Propos recueillis par Cédric Pietralunga