La victoire électorale, le 28 octobre, de Jair Messias Bolsonaro devait déclencher les messages traditionnels de félicitations des gouvernants d’Amérique du Sud. Ce d’autant plus que le tournant à droite, au plan électoral, est prononcé dans plus d’un pays d’Amérique du Sud. Sebastian Piñiera – professeur d’économie dans diverses universités durant la dictature de Pinochet et surtout acheteur, grâce à une société sise à Panama, d’une propriété de 118’000 hectares dont il a dû céder 8 hectares, après une longue procédure, à 16 familles indigènes – n’a pas mâché ces mots. Il a félicité (le 28 octobre) « le peuple brésilien pour une élection propre et démocratique. Je félicite @jairbolsonaro pour son grand triomphe électoral. Je l’invite à visiter Chili et je suis certain que nous travaillerons avec volonté, force et vision du futur en faveur du bien-être de nos peuples et pour l’intégration. »
Le président du Paraguay, Mario Abdo Benitez, au pouvoir depuis août 2018 s’est épanché, de même. Il est vrai qu’en 1989, il avait rejoint les forces armées du Paraguay et avait été parachutiste. Ses relations familiales avec le dictateur Alfredo Stroessner ne sont pas un secret puis que son père avait été durant des années le secrétaire privé du dictateur. La fortune paternelle, dont il hérita, avait été constituée sous la protection du régime dictatorial, ce qui lui a valu un procès pour « enrichissement illégal » qui ne dura pas longtemps et se perdit dans les sables du stroessnerisme ambiant. Il a affirmé que Stroessner (au pouvoir – sous une forme absolue – de 1954 à 1989) « avait fait beaucoup de bonnes choses pour le pays » et qu’il ne condamnait pas les violations des droits humains, la torture et les persécutions durant la dictature. En un mot comme en cent : un frère d’armes de Bolsonaro.
Uribe, Trump et Netanyahou
Dans la lignée des présidents qui se situent à droite de la droite, Iván Duque, élu en juin 2018 à la présidence de la Colombie, n’a pas manqué d’envoyer des « félicitations à@jairbolsonaro, nouveau président du Brésil, élu démocratiquement. Notre désir est que cette nouvelle étape du pays voisin soit le bien-être et l’unité. Nous espérons continuer notre relation de fraternité pour renforcer les liens politiques, commerciaux et culturels. » Iván Duque a travaillé à la Banque interaméricaine de développement (BID) et à l’ONU, comme juriste. Il était et est un proche du président Alvaro Uribe, connu pour sa politique répressive, et pas seulement son refus d’une « paix concertée » avec les FARC. Duque est aussi un fervent partisan des politiques néolibérales. Sa campagne électorale a reçu l’appui explicite des grands propriétaires terriens et des dits milieux d’affaires qui n’ont jamais hésité à tuer des militants syndicalistes et favorables à un minimum d’accès à la terre, sans mentionner le caractère ouvertement raciste de la répression contre les descendants d’esclaves africains ou les populations indigènes.
Personne ne doutait que Donald Trump allait twitter ses félicitations à Jair Bolsonaro, qui s’est immédiatement vanté, quelques heures après l’annonce des résultats, d’avoir été « félicité pour cette élection historique par le président américain ». La porte-parole tout à fait décidée de Donald Trump, Sarah Sanders, a déclaré : « Les deux hommes ont exprimé leur engagement fort à travailler ensemble pour améliorer la vie des habitants des Etats-Unis et du Brésil, et en tant que leaders régionaux des Amériques » ! Reconnaissant, Jair Bolsonaro a indiqué que son premier voyage en tant que président aurait pour destination Washington. Etant donné l’appui des évangéliques pentecôtistes, il a « avoué » que sa deuxième destination serait Israël et que, suite au Paraguay, il ordonnera le déplacement de l’ambassade du Brésil à Jérusalem. Le quotidien Haaretz, en date du 31 octobre, indiquait que, « très probablement », Benyamin Netanyahou serait présent, à Brasilia, lors de la cérémonie de prise de mandat de Jair Bolsonaro. Toutefois, cette déclaration d’entente entre Netanyahou et Bolsonaro a suscité quelques interrogations. La première est le soutien d’une extrême droite brésilienne, certes limitée, qui ne cache pas son admiration pour Hitler. Dans les manifestations contre Bolsonaro, la caricature d’un Bolsonaro à moustache hitlérienne était présente.
La seconde a trait à la conception de courants évangélistes pentecôtistes sur le « destin d’Israël ». Le baptême de Bolsonaro dans les eaux du Jourdain peut être interprété de différentes manières. Chez des évangélistes, le rapport avec Israël et son peuple est complexe. Des sionistes chrétiens envisagent leur rapport avec Israël sous un angle théologique. Pour eux, il s’agit de « soumettre les juifs afin qu’ils confessent que Jésus est le Seigneur ». Et cela peut se faire « par l’amour ou le feu ». Les chausse-trappes de cette relation entre Benyamin Netanyahou, Donald Trump, Jared Kushner (beau-fils de Trump en charge d’un prétendu plan de paix entre Israël et les Palestiniens) et Jair Bolsonaro suscitent déjà de nombreuses polémiques dans la presse américaine et israélienne, et ne vont pas diminuer suite au rejet par la communauté juive de Pittsburgh de la visite Trump suite au massacre antisémite dans la synagogue portant le nom de « Tree of Life ».
Ortega-Murillo, « leurs meilleurs vœux »
Les « arbres de la vie », monstres métalliques dont la femme de Daniel Ortega, Rosario Murillo, a parsemé Managua, nous permettent d’établir un lien stylistique avec la remarquable déclaration de Daniel Ortega et de Rosario Murillo qui ont salué « le triomphe électoral » de Jair Bolsonaro. Voici le texte envoyé à Bolsonaro par le binôme dictatorial nicaraguayen :
"Managua, 29 octobre 2018
Monsieur Jair Bolsonaro
Président élu du Brésil
Monsieur le Président élu :
Nous saluons de manière très spéciale la journée électorale exemplaire que le peuple brésilien a mis en œuvre hier, consolidant la vocation de paix qui caractérise ce pays fraternel.
Nous saluons aussi votre élection comme Président du Brésil, en ayant confiance en Dieu et en lui demandant de tout notre cœur le meilleur pour ce cher peuple.
La région et le monde traversent des temps marqués par des grands défis. Comme frères et sœurs dans la grande patrie, nous nous reconnaissons mutuellement comme capables d’assumer ces défis et de travailler pour promouvoir une rencontre et un vivre-ensemble qui confortent les rêves de sécurité et de bien-être de nos peuples.
Depuis le Nicaragua, béni et toujours libre, nous vous faisons parvenir nos meilleurs vœux pour ce Brésil immense proche et admirable.
Daniel Ortega Saaverdra Rosario Murillo"
Comme l’illustre la reproduction ci-contre de la lettre originale, l’en-tête de ce message mérite l’attention. Il est formulé de la sorte, sur la gauche : « Gouvernement de réconciliation et d’unité nationale. Le peuple président ! » A droite : « Uni@s dans les victoires. Par la grâce de Dieu ! »
En tramé jaune est reproduit la forme de « l’arbre de vie » tel qu’imaginé par Rosario Murillo.
A la fin de la première page, on trouve le mot d’ordre « Foi, famille et communauté ! Chrétienne, socialiste, solidaire ! Commandant Daniel ».
Inaptitude et inepties
La similitude avec l’essentiel des slogans évangélico-bolsonaristes tombe sous le sens, mieux qu’un fruit blet de « l’arbre de la vie ». Pourtant, il semble qu’en Europe des nostalgiques du sandinisme perpétuent leur défense du régime dictatorial d’Ortaga-Murillo. Le régime de la foi a remplacé les quelques traces d’une raison politique qui est depuis longtemps enterrée profondément, sous terre. Il est vrai que « l’anti-impérialisme » conduit des militants passéistes à considérer que les quelque 750’000 Vénézuéliens et Vénézuéliennes sur la voie de l’exil ou condamnés à attendre l’hypothétique achat de biens élémentaires – dans le pays de la rente pétrolière – sont une invention de la propagande états-unienne et un déploiement sans rivage de fake news, quasiment concurrentielles à celles diffusées par Bolsonaro lors de sa campagne électorale. A ces adeptes du psittacisme anti-impérialiste, qui a atteint un degré de maturité particulier, ne peut qu’échapper « l’analyse concrète d’une situation concrète » et, plus généralement, la complexité de la dialectique révolution et contre-révolution. Ils ne prennent même pas le risque de s’interroger et d’éviter de décider face à ce qui échappe à un schéma rassurant.
De ce point de vue, dans l’évolution de la réflexion politique, ils se calent un échelon en dessous de l’âne de Buridan qui est mort de faim parce qu’incapables de se décider entre boire et manger. Eux s’étouffent par l’absorption de balivernes et d’infamies. A l’exemple de ce qui faisait foi pour certains, dans les années 1950, et qui peut être illustré par l’ouvrage exemplaire du « philosophe » Georges Cogniot – maître à penser du secrétaire général du PCF Maurice Thorez –, Petit guide sincère de l’Union soviétique, Ed. sociales, 1954. Plus proche de nous bien qu’éloigné, dans les années 1960 et 1970, certains anti-impérialistes ont mâché, avec détermination, les pages du Petit livre rouge de Mao, y compris sa couverture plastifiée.
L’autoproduction de sujets collectifs
Dans le monde chaotique présent, ni les analogies historiques simplifiées ou même à prétention sophistiquée, ni les schémas imprimés d’une pensée téléologique (par exemple, un prétendu Etat ouvrier bureaucratiquement dégénéré qui déboucherait, une fois la révolution politique échouée, sur un « post-capitalisme » dont le caractère est insaisissable) ne peuvent servir à tenter, par approximations successives et corrections, de saisir l’intrication entre les conflits de classes à l’échelle internationale, leur traduction au sein des formations nationales, l’interaction entre les deux, et leur expression en termes de structures étatiques et de conflits interétatiques.
L’incertitude peut être un vecteur de créativité politique, qui précisément n’élimine en aucune mesure la nécessité de prendre parti. Une prise de parti selon un angle de vue et de pratiques qui peut être résumée ainsi : une option préférentielle pour les exploité·e·s et les opprimé·e·s qui, gagnants ou perdants, affirment leur volonté d’émancipation face aux classes dominantes présentes et différenciées et à leurs instruments multiples de domination sur les êtres humains et leur environnement vital.
C’est dans l’éventail de ces affrontements que peuvent s’auto-produire les sujets collectifs effectifs de l’émancipation et de la transformation des rapports entre les individus, qui puissent déboucher sur l’éclosion de l’épanouissement interindividuel de toutes et tous, dans leur singularité. Cette perspective nécessite une implication collective radicalement nouvelle au sein du procès de production. Une de ses préconditions réside dans une réduction drastique du temps de travail qui modifie la relation entre le dit temps libre et le temps travaillé et les transforme conjointement. Cette gestion rénovée à la racine de la production sociale crée la possible transformation des rapports à l’écosystème – compris comme un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interrelation avec son environnement – en y introduisant, entre autres, la lente hégémonie de la valeur d’usage sur la valeur d’échange.
Charles-André Udry, 2 novembre 2018