Depuis vendredi 26 octobre au soir, le Sri Lanka a deux Premiers ministres. La petite île de l’océan Indien a plongé soudainement dans une crise institutionnelle profonde, avec la diffusion télévisée, en fin de journée, de la cérémonie d’investiture de Mahinda Rajapaksa. C’est ainsi que les Sri-Lankais ont appris le retour au pouvoir surprise de leur ancien président, considéré par beaucoup comme un dictateur, chassé du pouvoir par les urnes en janvier 2015. Dans son édition du samedi 27 octobre, leDaily Mirror publie une grande photo de l’intéressé faisant le “V” de la victoire.
“Dans la nuit, Lake House, le siège du Daily News détenu par l’État, a été pris d’assaut par des partisans” de l’ancien homme fort de Colombo, indique le DailyFT, selon qui la “une” du journal a été modifiée sur ordre de l’intéressé, juste avant son impression, tandis que des inconnus “débarquaient sur des plateaux de télévision pour interrompre les programmes”. En pages intérieures, le Daily News rapporte sobrement les événements de cette journée surréaliste, indiquant que le président Maithripala Sirisena, ancien ministre de la Santé sous la présidence Rajapaksa (2005-2015), avait d’abord décidé la “sortie de la coalition au pouvoir” duPremier ministre, Ranil Wickremesinghe, puis lui avait adressé “une simple lettre” pour le limoger.
Le Daily News, contrôlé par l’État, salue le retour en grâce de M. Rajapaksa, soulignant que celui-ci était “reconnu sur la scène internationale et apprécié pour avoir mis fin au terrorisme barbare en 2009”, une référence partisane à la fin de la guerre civile obtenue par l’assassinat de plusieurs milliers de Tamouls. Tous les autres médias évoquent “un coup de force illégal”.
Dans une allocution officielle, M. Wickremesinghe, qui entretenait depuis plusieurs mois des relations exécrables avec le chef de l’État, a prévenu ses concitoyens qu’il restait “en fonction”, rapporte leColombo Telegraph, non seulement parce qu’il détient “la majorité au Parlement”, mais aussi parce que la Constitution “ne donne pas le pouvoir au président” de débarquer de la sorte son Premier ministre. Les prochains jours s’annoncent agités au Sri Lanka.
Comment la Chine a fait main basse sur le Sri Lanka
28/06/2018 by Courrier enquetes
Une enquête du New York Times révèle l’énormité des sommes empruntées à Pékin par la petite île de l’océan Indien à l’époque du président Rajapaksa. Lequel a obtenu en échange des millions de dollars pour la campagne électorale de 2015, qui mènera pourtant à son éviction.
Il s’agit de “l’un des exemples les plus frappants des méthodes de prêts et d’aides financières octroyés par la Chine pour accroître son influence dans le monde”. Un cas d’école de la façon dont le président Xi Jinping utilise l’arme de la dette pour mener à bien son projet de nouvelles routes de la soie, la preuve que “les programmes d’investissements chinois se révèlent de véritables pièges pour les pays les plus vulnérables, alimentant la corruption et les comportements autocratiques dans les démocraties en difficulté”. Durant plusieurs mois, le New York Times a enquêté sur la présence chinoise au Sri Lanka. De nombreuses interviews, ainsi que l’obtention de documents confidentiels, ont permis de mieux comprendre comment Pékin et les grandes entreprises sous son contrôle ont fait main basse sur la petite île de l’océan Indien.
Tout a commencé en 2005, lorsque le populiste Mahinda Rajapaksa est arrivé au pouvoir. Le Sri Lanka était en guerre civile depuis de longues années mais le nouvel homme fort de Colombo réussit à y mettre fin quatre ans plus tard, en ordonnant le massacre de milliers de Tamouls. “Le pays s’est retrouvé de plus en plus isolé en raison des accusations de violation des droits de l’homme” portées à l’encontre de son président, rappelle le journal américain : “Le Sri Lanka s’est alors appuyé sur la Chine pour obtenir un soutien économique et militaire, de même qu’un soutien politique aux Nations unies, en vue de bloquer les sanctions potentielles dont il était menacé.”
Des milliards de dollars
Mahinda Rajapaksa tenait fermement les rênes du pays, grâce à la présence au gouvernement de plusieurs membres de sa famille, lesquels contrôlaient “80 % du budget de l’État”. Dès 2007, le clan au pouvoir a sollicité une aide de la Chine pour construire un port de commerce à Hambantota, le fief des Rajapaksa, situé sur la côte sud du Sri Lanka. Bien que “les études de faisabilité aient conclu sans appel à la non-rentabilité du projet”, Pékin a débloqué en 2010 une ligne de crédit de 307 millions de dollars, à condition que les travaux soient confiés à une entreprise chinoise, China Harbor.
“C’est une demande classique de la Chine pour ses projets à travers le monde, afin d’échapper à une procédure d’appel d’offres ouvert, souligne le New York Times. Dans toute la région, le gouvernement de Pékin prête des milliards de dollars et se les fait rembourser à un prix élevé, pour recruter ensuite des milliers de travailleurs chinois”. Deux ans après, Rajapaksa obtient un nouveau prêt de 757 millions de dollars, à condition que le taux du précédent passe à un niveau très élevé de 6,3 %.
En janvier 2015, tout bascule. Le président a convoqué des élections anticipées et, dans les semaines qui précèdent, “l’entreprise China Harbor vire, depuis un compte hébergé à la Standard Chartered Bank, au moins 7,6 millions de dollars sur des comptes finançant la campagne de Rajapaksa”. Dix jours avant le scrutin, des chèques de plusieurs centaines de milliers de dollars seront distribués à des fabricants de tee-shirts et de saris destinés aux supporteurs du président candidat. Un moine bouddhiste favorable à Rajapaksa recevra à lui seul 38 000 dollars. En vain : les Sri-Lankais évincent le sortant, qu’ils considèrent comme un dictateur, et portent au pouvoir l’un de ses ministres, Maithripala Sirisena.
Cadeau empoisonné ? Ce dernier se retrouve face à une montagne de dettes accumulées par l’État. Car entre-temps, les Chinois se sont vu confier la réalisation d’un autre projet pharaonique, une cité lacustre à 1 milliard de dollars, devant le rivage de Colombo. En décembre 2017, “sous forte pression et après des mois de négociations, le nouveau gouvernement cède le port d’Hambantota aux Chinois pour quatre-vingt-dix-neuf ans, avec 6 000 hectares de terrains autour”. C’est ainsi que Pékin, qui prétendait n’avoir que “des visées commerciales” au Sri Lanka, s’est assuré un siècle de souveraineté sur un morceau de territoire bordant l’une des routes maritimes les plus fréquentées au monde, avec une base capable d’accueillir sa marine, ses sous-marins et ses services secrets.
Le Sri Lanka, lui, voit maintenant sa dette exploser. En 2015, ce petit pays de 22 millions d’habitants a dû rembourser 4,68 milliards de dollars à ses créanciers. Cette année, il doit 12,3 milliards de dollars, dont environ 5 milliards à la Chine. “Au mois de mai, le Sri Lanka a emprunté 1 milliard de dollars à la China Development Bank pour honorer ces échéances”, fait remarquer le New York Times. Une spirale infernale.
Guillaume Delacroix
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