« Présenté en première mondiale au festival de Rottterdam, le film a remporté une pluie de récompenses aux Philippines, en l’occurrence l’équivalent des Césars (les Gawad Urians) du Meilleur Film, du Meilleur Scénario, de la Meilleure Photographie, du Meilleur Montage et de la Meilleure Actrice pour Sharifa Pearlsia Ali-Dans. »
Une tragédie sur fond de vendetta familiale
Le film de Sheron Dayoc ne se réfugie pas dans un discours trop édifiant sur le conflit dans les montagnes de Mindanao (Philippines).

L’avis du « Monde » – à voir
Deux clans s’affrontent depuis de nombreuses années dans les montagnes de Mindanao aux Philippines. Des morts de part et d’autre ont entraîné deux familles dans une suite de vendettas dont on ne semble jamais voir la fin, chaque mort appelant une vengeance dans le sang. Une jeune veuve fait corps avec sa belle-famille pour venger le meurtre de son époux. Les adolescents sont élevés dans l’idée d’une lutte mortelle avec leurs voisins.
Les Femmes de la rivière qui pleure est une tragédie didactique, où les éclats de violence, à la fois atroces et filmés avec une distance respectable et une sécheresse qui en accentue l’horreur (les jeux d’enfants s’y terminent parfois par un brutal et irréfléchi assassinat), succèdent aux périodes de deuil. Rétribution au nom des liens du sang, guerres territoriales plongent les protagonistes du film dans un sourd cauchemar. Progressivement, la question de la paix et de la réconciliation s’instille dans l’esprit des femmes du groupe.
Didactisme élégant
Mené avec un didactisme élégant, le film de Sheron Dayoc ne se réfugie pas dans un discours trop édifiant mais pose les bases d’une situation à première vue inextricable, en glissant de discrètes allégories. La manière dont l’espace et le paysage (marécages, ciel gris et pluvieux, rochers et rivières) sont filmés ne cède jamais à la tentation de la joliesse.
Film philippin et français de Sheron Dayoc. Avec Sharifa Pearlsia Ali-Dans, Laila Ulao, Taha G. Daranda (1 h 35). Sur le Web : dissidenzfilms.com/les-femmes-de-la-riviere-qui-pleure
Jean-François Rauger
• Le Monde. Publié le 27 décembre 2017 à 07h18 - Mis à jour le 27 décembre 2017 à 07h18 :
https://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/12/27/les-femmes-de-la-riviere-qui-pleure-une-tragedie-sur-fond-de-vendetta-familiale_5234797_3476.html?xtmc=sheron_dayoc&xtcr=1
Une histoire de la violence
Les Femmes de la rivière qui pleure de Sheron Dayoc, une tragédie philippine sous le regard d’Allah.
Sur l’île de Mindanao au Sud des Philippines, plusieurs conflits sont la cause depuis cinquante ans de près de 140 000 morts : des hostilités entre clans, ethnies et entre l’armée nationale et les séparatistes islamistes. Dans Les Femmes de la rivière qui pleure, le réalisateur Sharon Dayoc, originaire de la région et dont le père fut militaire sur l’île, parle en particulier de la guerre qui se joue entre deux familles paysannes musulmanes pour des terres qu’elles proclament chacune être les leurs. Mais à travers cette situation particulière sont révélés les autres drames du pays. Le réalisateur parvient à composer une narration en fragments, avec une cohérence qui rend la terreur et la fragilité de la situation dans cette partie des Philippines profondément tangibles.
Satra est veuve, son mari ayant été assassiné par la famille Ismaël, habitant de l’autre côté de la rivière. Elle vit isolée avec parents, frères et fils au milieu de la forêt. Dès que les personnages sortent du territoire de leur maison, la menace semble renaître, les encercler, comme si cette hostilité entre les deux familles n’était qu’une partie infime de la violence qui sourde partout dans l’air, donnant la sensation que l’île est frappée par un sort. Personne n’est en effet coupable et personne n’est non plus innocent, la famille de Satra ayant elle-même tué un des fils des Ismaël. Pourtant, rien ne permet de les juger, d’être en colère devant ces êtres humains qui semblent guidés par une force maléfique et ancestrale. À travers la répétition des scènes de prière à Allah se profile néanmoins une critique de la religion comme auxiliaire de la vengeance humaine.
Le paysage même semble accompagner cette violence d’une apparence étouffante – une jungle où on perd ses repères – ou hostile – la rivière aux forts courants et de hauts plateaux désertiques devenant abstraits lorsque des hommes armés y patrouillent comme s’avançant vers le néant. Cependant, cette nature offre un horizon plus vaste que celui de la maison, où les hommes paraissent confinés, se préparant à une attaque, priant, achetant des armes, tandis que les femmes sortent, travaillent la terre et surtout parlent et se confrontent au dehors.
On le comprend, la violence n’est jamais montrée de manière frontale, elle demeure un élément palpable, mais non concret. Jamais on ne voit ceux qui la commettent, mais seulement ceux qui en sont victimes. Cette ellipse de l’action entraîne le film vers une dimension parfois proche de l’irréel et de l’onirisme qui rend plus bouleversante encore la douleur que la violence engendre. De cette manière, Sheron Dayoc ne joue pas le jeu de beaucoup de films qui prétendent remettre en cause la violence tout en la représentant. Par le rêve, il la dépasse.
Léocadie Handke
• https://www.transfuge.fr/actu-cine-une-histoire-de-la-violence,913.html
« Les Femmes de la rivière qui pleure », par Sheron Dayoc.
Drame philippin, avec Sharifa Pearlsia Ali-Dans, Laila Putli P. Ulao (1h35).
A Mindanao, aux Philippines, une rivière sépare le clan Mustafa et le clan Ismael : des deux côtés, le conflit qui oppose les deux familles a fait couler du sang. De génération en génération, les hommes vivent dans un état de guerre. L’héritage colonial, les traditions religieuses, les fractures ethniques, tout incite à d’éternelles vendettas : les deux femmes du film, Shadiya et Satra, vont essayer de surmonter les vieilles haines…
Tourné en deux semaines, le film, quête patiente d’une paix impossible, est joué par deux non-actrices (l’une est infirmière, l’autre, secrétaire adjointe du département de l’intérieur de la Région autonome) : beauté des images, dignité du message, poids dévastateur du passé. Une découverte.
François Forestier
Préface du film
L’archipel philippin se situe dans l’océan Pacifique au large du Vietnam et de l’Indonésie. Il comprend quelque 7000 îles et îlots, dont une douzaine abritent l’essentiel de la population, soit plus de cent millions d’habitants. Le récit des FEMMES DE LA RIVIERE QUI PLEURE se déroule sur l’île de Mindanao, tout au sud de l’archipel.
Dans cette partie du monde, les îles sont montagneuses. La mer sépare les îles, les chaînes de montagnes séparent les vallées – le peuplement est fragmenté. Ainsi, aux Philippines, il y a de nombreuses langues et de nombreux dialectes, les identités locales ou régionales sont fortes. Aujourd’hui encore, le pouvoir est largement contrôlé par de grandes familles provinciales, les « dynasties politiques », les clans.
L’archipel est un creuset de cultures propres à l’Asie du Sud-Est, mais aussi musulmanes et occidentales. Un mouvement d’islamisation se fait sentir à partir du 14e siècle. L’islam se développe en Asie et atteint les îles indonésiennes, dont les eaux se mêlent à celles de l’actuel archipel philippin. Des marchands arabes commercent, accompagnés de missionnaires. Des sultanats se créent, notamment à Mindanao. Héritières de cette histoire, les FEMMES DE LA RIVIERE QUI PLEURE sont musulmanes.
La colonisation occidentale débute au XVIe siècle. Elle a une durée exceptionnellement longue pour l’Asie : pas loin de 400 ans. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les Philippines sont une colonie directe de l’Espagne, rattachée au Mexique, puis l’une des rares colonies directes des Etats-Unis qui a militairement vaincu le Royaume d’Espagne en 1898. L’indépendance est proclamée en 1946.
La grande majorité du pays est christianisé sous la colonisation espagnole. On peut dire des Philippines qu’elles représentent l’Asie latine.
L’ordre colonial a cependant dû composer avec les sultanats au sud de l’archipel, qui bénéficient d’institutions politiques centralisées et résistent à la christianisation. Aujourd’hui, trois peuples cohabitent à Mindanao. Les groupes ethnolinguistiques musulmans qui restent majoritaires dans le centre et le sud-ouest de l’île. Les Lumad, des populations montagnardes dont le mode de vie est lié aux forêts. Les descendants de colons chrétiens venus d’autres régions de l’archipel à la recherche de terres à cultiver. Ces derniers sont aujourd’hui majoritaires dans le nord et l’est de l’île.
Mindanao est le théâtre de nombreux conflits qui ont pour objet le contrôle du territoire : Paysans en quête de terres. Firmes philippines ou internationales créant de vastes plantations. Grandes compagnies engagées dans l’exploitation des mines et des forêts. Les tensions sont sociales et économiques avant d’être religieuses. Ainsi, le film les FEMMES DE LA RIVIERE QUI PLEURE a pour trame un conflit au sein même de la communauté musulmane entre Satra, une jeune veuve, et les Ismaels, plus riches, qui se sont emparés de ses terres et ont tué son mari.
Aux Philippines, les conflits locaux opposent souvent des clans, des familles, qui partagent la même religion. Ces conflits ont une longue histoire en territoire musulman. Ce sont les « ridos », que l’on peut traduire par vendetta.
Le film de Sheron Dayoc est le récit d’un rido traditionnel et de ses règles. Il est ponctué de négociations menées avec l’aide d’un tiers pour tenter de trouver un accord mettant fin à la violence. La femme qui joue ce rôle de tiers est elle-même veuve, son mari ayant été tué lors d’une précédente vendetta. Les négociations échouent. Satra appelle ses proches en renfort, qui hésitent à se voir entraînés dans une guerre sans fin.
En principe, seuls les hommes en âge de porter des armes sont des cibles légitimes. Les veuves deviennent légions – et jouent parfois un rôle grandissant dans le maintien de la famille et la conduite du rido.
Le film retrace un conflit local, poursuivi avec un armement souvent rudimentaire. Il évoque cependant un arrière-plan plus vaste : l’annonce d’un affrontement frontal entre l’armée gouvernementale et un mouvement de libération moro. Moro est le terme utilisé aux Philippines pour donner une identité commune aux divers groupes ethnolinguistiques musulmans. Les organisations moros revendiquent l’indépendance ou l’autonomie des territoires où les musulmans sont majoritaires.
Une organisation moro donne à la famille de Satra un fusil d’assaut moderne pour qu’elle puisse mieux se défendre, mais à une condition : qu’elle les soutienne quand la guerre commencera avec le gouvernement. Les sultanats ont disparu, mais sous la dictature du régime Marcos, dans les années 70, un puissant mouvement de résistance armé musulman a débuté contre l’oppression multiforme dont les Moros étaient victimes.
Aujourd’hui, les principaux clans musulmans contrôlent de véritables armées privées, très bien équipées. Cependant, les conflits qui se poursuivent à Mindanao n’opposent plus les Moros en tant que tel au régime. Un nouvel accord de paix a été signé avec le gouvernement. Un large éventail de groupes armés opère dans l’île, dont des islamistes radicaux dissidents. En réaction à cet état de guerre dû à des conflits politiques et territoriaux, des mouvements mobilisent les trois peuples de Mindanao pour imposer conjointement la paix aux forces belligérantes. Un espoir.
Pierre Rousset
Dissidenz Films