Le retentissement qu’a eu la disparition de Jamal Khashoggi, tué dans le consulat saoudien d’Istanbul, tient en partie, aussi, à son symbolisme. La mort de cette figure de la presse saoudienne, qui refusait l’étiquette de dissident, mais bousculait, depuis son exil américain, la figure toute-puissante du prince héritier, Mohammed Ben Salman, peut être vue comme une nouvelle offensive de la contre-révolution arabe. La marque du sentiment d’impunité absolu qui habite aujourd’hui les despotes du Proche-Orient.
Certes, la fuite en avant des régimes autoritaires dans le tout-répressif est une tendance mondiale, encouragée par le dédain de Donald Trump pour les droits de l’homme et le multilatéralisme. En matière d’élimination de gêneurs, la Russie de Vladimir Poutine, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan et la Chine de Xi Jinping n’ont rien à apprendre de la maison des Saoud.
Sensibilité islamisante
Mais l’opération d’Istanbul a un parfum proche-oriental immanquable. Avec sa sensibilité islamisante, son attachement au pluralisme politique et son aversion pour les Etats policiers, Jamal Khashoggi était en adéquation avec une grande partie de la jeunesse du « printemps arabe ». Dans ses écrits, il avait pris position en faveur de ce mouvement de révolte historique, à contre-courant du sentiment dominant au sein de l’establishment saoudien, inquiet d’une possible contamination.
Ancien partisan, comme la majorité de ses compatriotes, du djihad afghan, qu’il avait couvert à ses débuts dans le métier, il avait gardé de ces années un mélange de curiosité intellectuelle et de sympathie pour l’islam politique. Jamal Khashoggi n’était pas membre des Frères musulmans, et il lui arrivait de les critiquer, surtout la branche égyptienne, qu’il rendait en partie responsable du retour de l’ancien régime sur les bords du Nil.
Il considérait, à l’instar de la plupart des penseurs du « printemps arabe » et comme le cas tunisien l’a démontré, que l’une des clés de la stabilisation du monde arabe réside dans l’intégration des islamistes dans le jeu politique. La présence, dans les rassemblements qui ont eu lieu devant le consulat saoudien d’Istanbul, sitôt la disparition de l’éditorialiste annoncée, de la Yéménite Tawakkol Karman, n’est à cet égard pas étonnant. La jeune femme, Prix Nobel de la paix, visage du soulèvement de Sanaa, en 2011, contre le dictateur Ali Abdallah Saleh, est membre du parti Islah, une excroissance des Frères musulmans. D’une certaine façon, M. Khashoggi est le dernier mort du « printemps arabe ».
Lignes rouges
Mais ce ne serait pas lui rendre justice que de le transformer en un démocrate modèle. Comme les révolutionnaires de 2011, l’homme avait ses faiblesses, ses contradictions. Il était un proche de Turki Al-Faisal, l’ancien chef des renseignements saoudiens, pas l’institution la plus libérale du royaume. Avant de se résoudre à l’exil, il avait fait toute sa carrière dans la presse officielle, flirtant en interne avec les lignes rouges de sa profession, mais servant auprès de ses confrères étrangers comme un porte-parole officieux de la monarchie.
M. Khashoggi a applaudi l’entrée en guerre de l’Arabie saoudite au Yémen, au printemps 2015. Il y voyait un sursaut du monde sunnite face à l’expansionnisme iranien au Proche-Orient, sans anticiper le bourbier dans lequel le royaume allait s’enfoncer et la catastrophe humanitaire déclenchée. Son opposition farouche à Téhéran l’incitait aussi à soutenir, à cette époque, les avancées des forces rebelles dans le nord-ouest de la Syrie, bien qu’elles soient noyautées par des radicaux, affiliés pour certains à Al-Qaida. Prorévolutionnaire à l’extérieur de son pays, M. Khashoggi était un prudent réformateur à l’intérieur, professant sa foi, en dépit de ses critiques, dans le système saoudien.
Dé-raison d’Etat arabe
Son exil, aussi douloureux fût-il d’un point de vue personnel, a libéré sa plume et son esprit. A côté de ses tribunes pour le Washington Post, il travaillait à la création d’une fondation prodémocratie dans le monde arabe. Le récit que la presse turque a fait de son supplice dans le consulat d’Istanbul, notamment ses doigts coupés, rappelle le châtiment infligé par les séides du régime Assad au caricaturiste syrien Ali Ferzat : ils lui avaient brisé les phalanges à coups de matraques en 2011, avant de le laisser pour mort sur la route de l’aéroport de Damas.
La disparition de M. Khashoggi, happé par la dé-raison d’Etat arabe, évoque aussi celle de Giulio Regeni, cet étudiant italien assassiné en 2016 au Caire, aux mains très probablement des services de renseignements égyptiens. Mais contrairement à ce cas, qui n’a causé d’émoi que dans les étroites limites de son pays, la mise à mort du journaliste saoudien a déclenché un tollé mondial, notamment sur les réseaux sociaux. A la pointe de cette mobilisation, au Proche-Orient, on trouve des anciens de la place Tahrir et d’autres lieux emblématiques du « printemps arabe ».
Une génération brisée, qui veut croire que cet assassinat politique sera celui de trop et que par sa mort, M. Khashoggi accomplira tout ce qu’il avait rêvé de voir de son vivant. Son cri de ralliement n’est pas « Le peuple veut la chute du régime », le slogan phare de 2011. Il est beaucoup plus modeste. C’est la formule par laquelle le journaliste avait conclu son premier article pour le Washington Post. « Nous méritons mieux. »
Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)