Si nous pouvons entrer dans le XXIe siècle avec des organisations populaires fortes ce sera un résultat honorable pour notre siècle. Nous serons, de ce fait, accueillis avec plus de chaleur dans le siècle nouveau. L’avenir pourrait alors peut être pardonner certains des crimes commis de notre temps.
Yachar Kemal L’organisation civique (1993) [1]
Les concepts de « société civile », de « gouvernance » et même de « paix » font l’objet, parmi les militants de l’altermondialisation de controverses. Ces débats peuvent être féconds s’ils ne sont pas obscurcis par des malentendus et des approximations qui proviennent très souvent de confusions dans l’utilisation des mots. Or, en la matière, rien n’est neutre. Le vocabulaire politique que nous utilisons, ne correspond que fort rarement à des concepts purs et clairs énoncés avec précision et au service d’une analyse intelligible pour tous. Les mots ont une histoire, ancienne et contemporaine, et en particulier des mots comme ceux-là. Ils sont lourds d’affects et de polémiques, ils sont cabossés par les combats. Leur polysémie n’est pas principalement due au fait que plusieurs écoles philosophiques en auraient fait des usages contradictoires, mais qu’ils ont été utilisés dans des champs de batailles. Confucius notait, il y a fort longtemps que le rôle d’un gouvernement est de « nommer les choses » tant cette histoire de sémantique est au cœur du pouvoir. Comprendre de quelle manière les expressions de « société civile », de « gouvernance » et de « paix » en sont venues à occuper la place qu’elles occupent dans nos débats actuels est donc essentiel, et ce petit texte n’a pas pour vocation de répondre à l’ensemble des problèmes qu’elles suscitent mais à donner quelques point de vues pour contribuer à ces débats [2].
Le paradoxe de l’éléphant
En septembre 2001, le « Centre for Civil Society » de la prestigieuse London School of Economics organisait un séminaire international sur la notion de « Société Civile Internationale, » [3]. Les participants étaient des universitaires ou des militants de mouvements sociaux venant de tous les continents. Presque tous décrivaient l’état de leur « société civile » en commençant par souligner le caractère flou, ambigu, peu scientifique, du concept lui-même, à l’échelle nationale et donc a fortiori à l’échelle internationale. L’un des intervenants rappelait à ce sujet la classique histoire indienne des trois aveugles rencontrant un éléphant : « c’est une feuille » disait le premier en touchant l’oreille du pachyderme, « c’est un arbre » ajoutait le second en touchant l’une des pattes, « pas du tout c’est un serpent » affirmait le troisième qui avait en main la trompe.... Sauf qu’aujourd’hui tout ce passe comme si le premier aveugle touchait une feuille, le second un tronc et le troisième un serpent et que tous s’exclament : « c’est une société civile internationale ! ». Pourtant, après deux jours de débats aussi passionnés que passionnants, chacun s’accordait à dire qu’il devait bien exister quelque chose qui, pour ne pas être un éléphant rose devait être un phénomène politique et idéologique significatif puisqu’il se manifestait dans des formes différentes et cependant comparables dans des sociétés aussi diverses que celle des Indes, du Brésil, de France, des Etats Unis ou d’Afrique du Sud.
Le concept de société civile a été utilisé depuis fort longtemps en philosophie puisque déjà Aristote parle de « koinônia politike » au sens d’un espace de délibération qui se distingue de la famille et du peuple (mais pas de l’Etat) et que saint Augustin oppose la « societas civilis » comme cité terrestre, représentée sur terre par l’Etat, à la cité céleste représentée sur terre par l’Eglise. Mais c’est surtout à l’époque des lumières, de l’émergence du libéralisme politique, que la notion de société civile va prendre toute son ampleur (et sa complexité). Les grands philosophes politiques anglais Hobbes (au XVIIe siècle) et Locke (au tournant du XVIIe et du XVIIIe) ont planté le décor : le premier oppose la société civile à l’état de nature et en fait le lieu où se construit la sécurité des hommes, c’est-à-dire essentiellement l’Etat, mais le second insiste sur la nécessaire liberté des individus en son sein. Dès ce moment donc les philosophes, dans la continuité d’Aristote, lient l’idée de société civile avec celle d’Etat, mais aussi au fur et à mesure que le libéralisme politique progresse, avec celle de citoyenneté. En Angleterre Hume, en France Rousseau, en Allemagne Kant, développent cette idée chacun à leur manière. Etudiant cette époque en 1988 l’universitaire britannique John Keane remarquait [4] : « le terme de société civile est resté un mot clé de la pensée politique européenne pendant toute la période 1750-1850. Cependant vers le milieu de cette période la Société Civile et l’Etat, traditionnellement liés dans le concept relationnel de societas civilis ont été perçus comme des entités différentes » [5].Le concept et dès lors devenu objet de controverse et de polysémie. Dans ces débats passionnant, complexes et à bien des égards fondateurs de nos démocraties modernes, nous pouvons distinguer une tendance plutôt anglo-saxonne qui privilégie la dissociation d’avec l’Etat (notamment l’écossais Adam Fergusson qui donne à la société civile un rôle de producteur de valeurs éthiques et sociales), puis une tendance plutôt « allemande » qui privilégie la synthèse dans l’Etat (notamment Hegel dont « l’Etat universel » peut seul permettre l’unification des intérêts divergents exprimés dans la société civile). Rappelons que tout cela ne se déroule pas seulement dans les salons, il s’agit de tentatives de comprendre les bouleversements liés à la mondialisation (déjà), aux révolutions industrielles et politiques et aux guerres qui les accompagnent. Ce débat va en quelque sorte se clore avec d’un coté Alexis de Tocqueville (pour qui le despotisme de l’Etat moderne tend à étouffer la société civile qui doit se construire contre lui) et de l’autre avec Marx et Engels (pour qui l’émergence du concept de société civile est d’abord l’expression de la révolution bourgeoise, et appartient à la catégorie de l’économie politique).
Apres un tel débat, qui s’étend sur des décennies (et très grossièrement schématisé ci-dessus), il est curieux de constater à quel point ce « mot-clé de la pensée politique » disparaît. On ne parle pratiquement plus de société civile à la fin du XIXe siècle et jusqu’aux années 1970... Il y a cependant une exception majeure, celle du leader communiste italien Antonio Gramsci. Rappelons que chez les marxistes la « superstructure » est l’espace (politique, culturel) ou s’expriment des relations nées de la « structure » (ou de la base de la société), c’est-à-dire des rapports de production, là où se constituent les classes sociales. Gramsci distingue deux niveaux essentiels dans la superstructure : l’ensemble des organismes « privés », que l’on peut appeler « Société Civile », et la « Société Politique », en gros l’Etat. Dans la première le groupe social dominant cherche à exercer son « hégémonie » et par la seconde sa « domination directe ». L’important est dans la conséquence qu’en tire Gramsci qui se situe dans une perspective révolutionnaire, mais en donnant la priorité à « l’hégémonie » sur le « pouvoir » il accorde une importance fondamentale à la société civile rompant à la fois avec les visions de la plupart des marxistes de son temps, qui sont « économistes » (tout dépend des luttes de classes et d’abord des luttes ouvrières) et « avant-gardistes » (tout dépend de la prise du pouvoir et donc du parti d’avant-garde). Gramsci a développé ces idées alors qu’il était emprisonné par Mussolini, dans des « carnets de prison » dont la diffusion se fera très lentement puisqu’il est en rupture avec la doctrine marxiste-leniniste officielle.
Le produit composite de cheminements militants
A la fin des années 70 le concept de société civile est de retour, d’abord discrètement. A la fin des années 90 il triomphe. En 2001 la revue « Le Courrier de la Planète » dans un excellent numéro consacré à « la montée en puissance » de la société civile mondiale constate à propos de la société civile : « les universitaires sont prudents ; un phénomène ancien, en évolution rapide, historiquement daté, voire attrape-tout et pas bien sérieux. D’autres commentateurs sont plus audacieux : la société civile porte la civilisation mondiale de demain » [6] La revue décrit fort bien la « planète associative » qui se constitue sous nos yeux, mais a du mal à expliquer comment le terme de société civile est venu la décrire.
C’est qu’en effet il s’agit d’un itinéraire singulier. Dans les pays d’Europe, après l’échec du « printemps de Prague »en 1968 et celui des mouvements étudiant et ouvrier polonais en 1968-70, apparaît une nouvelle forme d’opposition. Il ne s’agit plus de l’anticommunisme traditionnel, ni des tentatives de réformer le communisme de l’intérieur. Il s’agit d’une dissidence limitée aux milieux intellectuels en Tchécoslovaquie et en Hongrie, mais qui prendra un caractère de masse en Pologne et de manière plus limitée et plus tardive en République Démocratique Allemande. Certains animateurs de ces mouvements vont théoriser leur stratégie dans les années 70 et 80. Ils ne cherchent pas à se confronter directement au pouvoir mais à construire une « société en dissidence » décrite par le polonais Adam Michnik par exemple. C’est le « pouvoir des sans pouvoirs » dont parle le tchèque Vaclav Havel, « l’antipolitique » décrite par le hongrois Giörgy Konrad [7]. Tous se réclament haut et fort de la « Société Civile ».
Cette référence vient explicitement de Gramsci, chez des polonais membres du KOR (Komitet Obrony Robotnikow, le comité de défense des ouvriers, « l’incubateur de Solidarnosc »), et peut être plus encore chez les hongrois comme Agnes Heller ou Mihàhly Vajda. Les idées de Gramsci ont pénétré en Europe centrale en même temps qu’elles se diffusaient en Europe occidentale, grâce au philosophe marxiste Georg Lucaks, à la fin de sa vie, et aux « révisionnistes » marxistes hongrois et polonais [8], mais aussi aux intellectuels italiens, communistes ou non, en particulier le philosophe Norberto Bobbio. Dans la dissidence, les militants venus de ce marxisme « gramscien » comme Jacek Kuron en Pologne ou Jaroslav Sabata en Tchécoslovaquie vont en retrouver d’autres se réclamant plutôt des lumières dans leur version anglo-saxonne (les « libéraux » au sens progressiste américain du terme) et quelques chrétiens influencés par le personnalisme (cf. ci-dessous). Tous conçoivent la société civile comme l’organisation de la résistance à l’Etat totalitaire mais non comme le tremplin pour la prise du pouvoir d’état. Et le concept de « Société Civile » va revenir dans le débat politique occidental... à partir de l’Est.
Au même moment, à des milliers de kilomètres de Varsovie et Budapest, du côté de Recife et de Santiago du Chili, une autre forme de « société en dissidence » est en gestation. L’échec de la geste guévariste et des révolutions des années 60-70 a laissé place à de régimes militaires dictatoriaux « gorilles », résultat du sanglant plan « condor » de la contre-révolution fomentée par les USA. Les stratégies « foquistes » de la guérilla castriste comme celle des luttes ouvrières prônées par les partis communistes traditionnels ont échoué.
Dans plusieurs pays d’Amérique Latine, la lutte contre les oligarchies va prendre des formes nouvelles, presque invisibles dans les favelas des banlieues et chez les paysans pauvres. Dans cette nouvelle résistance, on retrouve des militants révolutionnaires rescapés des épisodes précédents ayant renoncé à l’affrontement frontal ou à la guérilla ; le mouvement est surtout puissant là où l’influence de la « théologie de la libération » catholique est la plus sensible. Celle-ci est apparue avec force en 1968 à l’occasion de l’assemblée de l’épiscopat latino-américain à Medellin (Colombie) autour d’évêques comme Don Helder Camara (Brésil) ou Mgr Romero (Salvador), bientôt mise en forme par le prêtre péruvien Gustavo Guterriez, relayé par des franciscains (Leonardo Boff) et des jésuites (Jean Luis Segondo). Elle procède aussi en partie du personnalisme (cf., encore, ci-dessous). C’est la « mobilisation en faveur des déshérités », la libération des esclavages, y compris celui qui est dû à des « excès de prospérité » [9]. La synthèse des expériences révolutionnaires et chrétiennes va irriguer les « communautés de bases » dans les quartiers pauvres, les mouvements indigénistes et influencer à la fin des années 80 aussi bien le Parti des Travailleurs au Brésil que les Zapatistes au Mexique.
Dans d’autres parties du monde, des synthèses voisines se sont élaborées, et préparent le bon accueil de l’idée de société civile : autour du mouvement noir américain et de ses alliés dans le mouvement pour « les droits civiques », un temps en Irlande du Nord, sous la même dénomination, mais surtout, dans des conditions proches de l’Amérique Latine, dans les « civics » des township sud-africains. En Europe Occidentale, et singulièrement en France, se développent, autour de 1968 et jusqu’à la fin des années 70 des mouvements qui se réclament du « socialisme autogestionnaire » et de « l’alternative ». Ils tentent également la synthèse de traditions socialistes, libertaires ou marxistes (gramscienne et autres) et chrétiennes, notamment celle du personnalisme. Cette philosophie, mise en forme en France par Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue « Esprit » a influencé des forces comme la CFDT ou le PSU. « L’autogestion » par exemple, qui dépasse largement la question de la « gestion ouvrière » des moyens de production, renvoie à une conception d’autonomie des acteurs sociaux qui annonce la future reconceptualisation de la société civile. Les interactions entre ces différentes expériences internationales existent dans les années 70-80 : le personnalisme a eu une influence aussi considérable que méconnue au plan international (nous venons de la rencontrer en Europe de l’Est et en Amérique Latine mais elle a aussi influencé une génération de nationalistes arabes ou africains), l’autogestion sera au cœur du premier programme de Solidarnosc en Pologne en 1980 (une avancée sans lendemains...).
Il faut avoir tout ce contexte en mémoire pour comprendre ce qui va cheminer dans les années 80 et apparaître médiatiquement à la fin des années 90. Quand des organisations ont été baptisées « non gouvernementales » par les instances internationales, il s’agissait juste pour les agences de l’ONU de les identifier dans un système au départ essentiellement intergouvernemental. Mais progressivement cette dénomination informative va acquérir un sens politique dans la mesure où les ONG, du moins certaines d’entre elles, se veulent mouvements sociaux autonomes, et, adoptant souvent des postures anti-système, vont contester l’ordre intergouvernemental par exemple lors des grands sommets de l’ONU. C’est ce que le belge François Houtart appelle « la société civile d’en bas » [10]
Famille, Etat, marché, société civile
On voit de ce qui précède que, contrairement à la période 1750-1850, le débat sur le concept de société civile n’a pas été orchestré par des philosophes de l’ampleur de Fergusson, Rousseau, Kant, Hegel ou Marx. C’est, cette fois-ci, d’abord le produit composite de cheminements militants. Si nous tentons d’en faire une synthèse simplifiée tel qu’il nous est arrivé « d’en bas » nous pourrions résumer les choses par quelques schémas.
On peut, par exemple décrire la « superstructure », au sens de Marx ou de Gramsci comme s’articulant autour de trois pôles, l’Etat (et tous les appareils qui lui sont rattachés), le Marché (la sphère de l’échange économique lucratif), la Famille (au sens des institutions privées, qui peuvent être cependant de vastes communautés, clans ou tribus). La Société Civile, c’est l’espace qui ne se réduit à aucune de ses sphères.
Dans les sociétés traditionnelles, l’espace de la société civile est quasi nul, repoussé à la périphérie du cercle principal, cherchant des points d’appuis dans les fractions de l’Etat ou du Marché qui échappent à la Famille :
Dans une société « totalitaire », (par exemple dans le modèle stalinien ou fasciste, mais il y en à d’autres), c’est l’Etat qui constitue le cercle principal et l’espace de la société civile est quasi nul, repoussé à sa périphérie, cherchant des points d’appuis dans les fractions de la Famille ou du Marché qui échappent à l’Etat :
Dans une société néolibérale c’est le Marché qui domine et l’espace de la société civile est quasi nul, repoussé à sa périphérie, cherchant des points d’appuis dans les fractions de la l’Etat ou de la famille qui échappent au Marché :
Dans une société démocratique la société civile occupe un espace fluide mais conséquent permettant l’exercice de la citoyenneté pour contrôler l’Etat, réguler le Marché, permettre la relation de l’individu et de la Famille et assurer le débat contradictoire.
Ainsi donc, contrairement à ce que certains pensent parfois, le renouveau du concept de société civile n’est pas un produit de la Banque Mondiale ou de fondations américaines, c’est l’expression, confuse, complexe, et partiellement ambiguë, des luttes idéologiques, politiques et sociales des trente dernières années.
Les courants de la gauche traditionnelle ont été - et sont encore - en général gênés par ce « concept fourre tout » qui provient pour partie de la « 2e gauche » comme on dit en France, de mouvements chrétiens, de courants anti-étatistes libertaires, d’expériences militantes étrangères mal connues, voire totalement ignorées. Or la bataille des idées est largement une guerre de position ou la conquête de places fortes telles que la notion de Liberté mais aussi de Société Civile, est essentielle
La droite néolibérale est, elle, montée à l’assaut, d’autant plus facilement qu’un des points d’émergence du renouveau du concept était la lutte « antitotalitaire » contre les régimes communistes, contre le « socialisme réellement existant ». Les pouvoirs ont massivement investi le concept avec ces milles produits de pacotille : depuis les « ministres issus la société civile » qui nous sont vendus par les gouvernements français jusqu’à la glorification de la « civil society » par le Département d’Etat américain ou la Banque Mondiale, sans compter quelques dictateurs qui nous présentent de superbes représentants « d’authentiques sociétés civiles » dans les sommets internationaux. Dès lors, pour le néolibéralisme, l’idée de société civile va servir à affaiblir les régulations d’Etat, les mécanismes de solidarité et de redistributions en faveur des plus défavorisés, à masquer les inégalités, etc. Et cela principalement de deux manières, d’une part en s’évertuant à expliquer que « l’entreprise » fait partie de la société civile. C’est-à-dire, dans notre schéma ci-dessus, permettre la conquête de l’espace libre de la société civile par la sphère dominante du Marché. D’autre part à diriger cette « société civile » asservie contre ce qui, au sein de l’Etat peut contrarier cette hégémonie. Et c’est à ce moment-là qu’apparaît la question de la « gouvernance ».
Le bal est remplacé par de coûteux colloques
Le retour du concept de « société civile » dans le vocabulaire politique a précédé l’arrivée de celui de « gouvernance » et a suivi un chemin fort différent.
L’idée de « gouvernance » vient d’abord de celle de « corporate governance », issue du vocabulaire du management entrepreneurial. Elle s’accompagne généralement de l’idée « d’accountability » (responsabilité) également importée du vocabulaire de l’entreprise. L’introduction de ce type de vocabulaire, qui se substitue à celui de la politique démocratique, a précisément pour but de dépolitiser l’administration des hommes, d’en faire une « gestion des choses », affaire d’experts et non de citoyens.
L’introduction de la « gouvernance » dans le vocabulaire ne se résume cependant pas à une opération propagandiste. Elle se produit dans le contexte du virage stratégique de la Banque Mondiale de la fin des années 70. Une triple mutation s’amorce en effet à l’époque, après le premier choc pétrolier et au début du changement de phase économique : la fin du modèle « fordiste » de régulation capitaliste et le début de construction du modèle néolibéral, l’épuisement des « modèles de développement des indépendances » dans les pays du Sud (industrie industrialisante, substitution des importations, etc.), la dernière phase de la guerre froide où l’Occident renouvelle sa problématique tandis que le « socialisme réel » s’enfonce dans la stagnation idéologique et économique. Le FMI et la Banque mondiale développent alors le modèle de l’ajustement structurel : ajustement sur l’économie mondiale, libre échange, libéralisation interne.
Ce modèle produit des résistances des peuples et des Etats. Il trouve pourtant une légitimité idéologique quand il semble répondre à l’aspiration démocratique qui se manifestent à la fin des années 80 dans les sociétés civiles du Sud (notamment en l’Amérique latine des dictatures militaires, dans une moindre mesure en Afrique, dans le Monde Arabe, en Asie) et de l’Est (dans le « camp socialiste »).
Le renouveau idéologique de la Banque mondiale se construit donc du concept de « bonne gouvernance » : les dirigeants doivent être « accountable », c’est à dire capable de justifier de leurs actions devant l’opinion publique (un peu), et devant le Fonds monétaire international (beaucoup), comme les dirigeants d’entreprise doivent répondre à leurs actionnaires. Si les gouvernements doivent être issus d’élections pluralistes, l’état de droit respecté (ou plus précisément la règle de la loi « rule of law »), et la liberté d’association assurée, c’est d’abord pour permettre le bon fonctionnement d’une économie libérale et non le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. Le cadre est celui d’une économie de marché ouverte (par exemple au sens de « l’intifah », l’ouverture de l’Egypte de Sadate et Moubarak), pas d’une société citoyenne ouverte ( par exemple au sens de la « glasnost » rêvée par Gorbatchev, la transparence des pouvoirs vis à vis des citoyens).
De la « bonne gouvernance » on est passé naturellement à la question de la « gouvernance globale ». Cette gouvernance globale doit répondre à la crise que connaît le modèle néolibéral, surtout à partir du milieu des années 90. Le libéralisme politique apparaissait comme une promesse de démocratie pour les couches moyennes, le néolibéralisme financier ruine une partie de ces mêmes couches moyennes aussi bien en Argentine qu’en Russie. Le système-monde néolibéral connaît des crises financières à répétition. Enfin il commence à être contesté par une partie de ces sociétés civiles qu’il croyait instrumentaliser, avec le début du mouvement altermondialisation [11].
Les débats autour de la « gouvernance globale » reflètent ces nouvelles tensions. L’idée d’un pilotage minimum du système est développée, toujours dans une logique essentiellement libérale, au sein de la « commission sur la gouvernance globale » dirigée par le social-démocrate suédois Ingvar Carlson [12], ou dans les « sept principes de la mondialisation à visage humain » exposés en 1999 par Jacques Chirac [13] (action et responsabilité collective, équité, solidarité pour éviter la marginalisation de peuples, diversité, sécurité notamment environnementale, liberté et droits de l’homme, complémentarité et subsidiarité). De son côté le Programme des nations unies sur le développement propose la même année 1999 un projet de gouvernance globale équitable et durable [14] qui s’écarte du néolibéralisme.
Le « capitalisme réellement existant » [15] se soucie pourtant peu de « la mondialisation à visage humain ». En général, au-delà de la propagande, la « bonne gouvernance » consiste à limiter la capacité d’intervention des Etats, à s’assurer que les frontières restent ouvertes aux mouvements de capitaux, aux managers et aux touristes du Nord : une forme de néo-colonialisme ou le bal du gouverneur auquel les anciens empires convoquaient les notables est remplacé par de coûteux colloques sur la gouvernance où sont conviés entreprises et ONG. On se contentera d’une régulation a minima, même si cela ne va pas sans contradictions, notamment entre les unilatéralistes américains et les multilatéralistes européens, entre les ultras du néolibéralisme comme Bush, Blair ou Berlusconi et les nostalgiques des modèles anciens comme Chirac et Schröder.
Les militants de l’altermondialisation auraient cependant tout à fait tort de rejeter sans inventaire les contenus des propositions faites autour de la gouvernance sous prétexte qu’il s’agit d’une arme de l’adversaire. Si celui-ci a cherché à s’approprier le terme de société civile venu du mouvement démocratique, ce dernier peut contre-attaquer à partir de celui de gouvernance. Car, comme nous l’avons dit, les idées de gouvernances, locale ou globale, ont d’abord été des formes de réponses aux aspirations démocratiques de centaines de millions d’habitants de la planète. Et la construction d’un autre modèle de développement ne peut s’affranchir des questions de démocratie qui, pour être « formelles », comme disaient les bolcheviks, se sont avérées cruciales et dont la sous-estimation a précipité l’effondrement des modèles du communisme et des indépendances. Ils auraient d’autant plus tort qu’en leur sein beaucoup de militants travaillent sur cette question et font des propositions qui doivent contribuer au débat.
Reprendre à son compte la bataille pour la démocratie planétaire est d’autant plus important que le seul instrument juridique international de gouvernance demeure l’ONU. Malgré leurs évidentes limites, les Nations Unies pourraient être le socle d’une construction démocratique mondiale, mais cette potentialité est sans cesse mise en cause par les néolibéraux en général, et par les USA en particulier. Ainsi : cette volonté de déposséder l’ONU de ses maigres moyens d’interventions dans les domaines du développement, de la culture, de la santé, des droits sociaux et de concentrer son action, sous la responsabilité d’un Conseil de Sécurité sous influence américaine, sur les questions de « la paix ».
Apprendre à orienter notre allégeance les uns vers les autres
De tout temps, la « paix » a été une notion particulièrement malmenée par le vocabulaire politique. La belle Irène (de eireni, la paix en grec) a subi toutes sortes d’outrages, souvent utilisée pour couvrir les pires violences. Aujourd’hui, l’ambiguïté est de règne, quand on parle par exemple des opérations de « maintien de la paix » (peace keeping) ou « d’imposition de la paix » (peace enforcement) des Nations Unies, ou de la « guerre humanitaire » et du « devoir d’ingérence ». Les slogans sont souvent mensongers mais les analyses politiques des « guerres qui se font réellement » sont souvent d’une pauvreté confondante, qu’elles se cantonnent à « l’anti-impérialisme » inconséquent ou à la « défense de la démocratie » hypocrite. Les conflits récents, en Ex-Yougoslavie, dans le Caucase, en Asie Centrale, en Afrique Centrale et Occidentale, au Proche Orient, etc., et les actions anti-guerres qui y ont été tentés depuis une quinzaine d’années, devraient exiger pourtant un peu plus de sérieux dans l’étude et de courage dans l’intervention sur le terrain de la part des militants de gauche. Ces questions ne peuvent être traitées convenablement dans les limites de ce court texte et devront faire l’objet de contributions ultérieures. Nous nous contenterons de tenter de mieux comprendre l’itinéraire du concept de « paix » ce dernier quart de siècle. [16]
En politique le pacifisme a, en France, une double connotation négative. D’une part, il est présenté comme une recherche de la paix « à tout prix », qui peut conduire aux pires errements, ceux des « Munichois » ; et pour ce qui nous concerne plus particulièrement, de cette gauche pacifiste socialiste ou anarchiste qui, à la suite du traumatisme de la première guerre mondiale, a cru naïvement qu’on pouvait « pactiser » avec Hitler. D’autre part, le pacifisme des « partisans de la paix » et de l’appel de Stockholm (1948), dévoyé par les manipulations staliniennes. La première expérience renvoie à une conception « iréniste » du pacifisme : la paix (abstraite) est considérée comme une valeur fondamentale au point qu’il faut lui soumettre toutes les autres (justice, droits de l’homme, etc.). La seconde à une dimension « instrumentale » : la paix (véritable) ne sera que le résultat du combat mené au nom des autres valeurs (au nom de la démocratie ou du socialisme), l’objectif de la paix doit donc être soumis aux objectifs stratégiques supérieurs.
A ces deux conceptions s’oppose la vision d’une paix qui, certes, constitue bien une valeur fondamentale, au même titre que la justice par exemple, mais qui s’incarne dans une lutte pour la paix fort concrète face à l’anti-paix : l’idéologie de la violence. Une vision qui ne refuse pas le combat, mais recherche les formes les moins violentes possibles de ce combat, et surtout qui lie la question de la paix aux autres questions fondamentales.
Dans cet esprit, au début des années 80 les « nouveaux mouvements de paix indépendants » ont renouvelé les formes et les contenus de la lutte pour la paix au moment de la dernière grande crise de la guerre froide finissante, « l’affaire des euromissiles ». Ce courant était pacifiste au sens où il luttait pour la paix, mais, à bien des égards, différents des mouvements pacifistes qui l’avaient précédé, c’est à dire des mouvements instrumentalisés par la logique de guerre froide ou des mouvements irénistes, il ne luttait pas seulement contre le surarmement nucléaire, le risque de guerre, mais contre les mécanismes politiques qui les alimentaient [17].
Dans l’appel de la Fondation britannique Bertrand Russel pour la Paix (1980) on pouvait lire : « Il faut que nous commencions à agir comme si l’Europe unifiée, neutre et pacifique, existait déjà. Nous devons apprendre à orienter notre allégeance non pas vers l’Est ou vers l’Ouest, mais les uns vers les autres et nous devons négliger les interdictions et les limitations imposées par un Etat-nation quel qu’il soit. » [18] Il ne s’agissait pas de rhétorique mais d’un véritable programme d’action qui va être effectivement mis en œuvre par toute une mouvance qui se reconnaissait dans cet « Appel Russell » ou END (European Nuclear Disarmament).
L’allégeance individuelle des uns envers les autres signifiait une mobilisation ne consistant pas seulement à adhérer à travers mouvements ou partis, mais à participer à l’action, au plus près de son existence, en tant qu’individu ou groupe local,. Dans de nombreux pays, les gens se sont organisés par professions ou groupes d’affinités, pour le désarmement : médecins contre la guerre nucléaire, ménagères, employés de banques, enseignants... soldats et même officiers généraux de l’OTAN pour le désarmement ! A côté des manifestations traditionnelles (manifestations considérables en 1981 et 1983 impliquant des millions de personnes), les chaînes humaines (parfois longues de plusieurs centaines de kilomètres !), où chaque individu paraît à la fois plus vulnérable et plus engagé, illustrent cette dimension. De manière très significative, les mouvements féministes radicaux ont imprimé leurs marques à ces manifestations, loin des images véhiculées auparavant de femmes pacifistes parce que « douces ».
Ces « nouveaux mouvements de paix indépendants » s’étaient dotés de divers lieux de débats et de confrontations, en particulier les conventions annuelles END, vastes forums de plusieurs centaines de militants. Le simple énoncé des lieux où se sont tenus ces conventions est significatifs de la trajectoire du mouvement : 1982 Bruxelles, 1983 Berlin, 1984 Pérouse en Italie, 1985 Amsterdam, 1986 Evry près de Paris ; 1987 Coventry en Angleterre, 1988 Lund en Suède, 1989 Vitoria au Pays Basque, 1990 à Helsinki et Tallin (Estonie) et en bateau entre les deux, 1991 Moscou, 1992 retour à Bruxelles, la toute dernière manifestation END étant une petite conférence à Maastricht lieu d’élaboration d’un traité bien connu...
Tirant le bilan de ces nouveaux mouvements à la suite de la convention END de Pérouse en 1984, l’historien britannique E. P. Thompson constatait le paradoxal résultat du mouvement : « si nous nous posons la question dans la perspective du contrôle des armements, la réponse est facile, c’est... rien ». En effet dès cette époque, malgré les manifestations, l’implantation des missiles américains était acquise. Et pourtant, ajoutait immédiatement celui qui était l’un des rédacteurs de l’appel Russell, « si nous nous posons la question en termes politiques, alors la réponse est différente (…). Nous avons déchiré les voiles du consensus sur nos situations nucléaires et nous les avons exposées aux yeux de tous ; elles ont montré non seulement les armes mais aussi les principes de la guerre froide » [19]. Très vite, en effet, s’est développé un dialogue entre des mouvements qui peuvent paraître opposée dans leurs objectifs à court terme mais qui se retrouvent dans leur mode d’action et leurs principes éthiques, les mouvements de paix indépendants de l’Ouest et une partie de la dissidence démocratique de l’Est en Hongrie, en Pologne, et en Allemagne de l’Est, en Russie, dans les pays baltes et, dans un contexte différent, en Yougoslavie [20]. La division de l’Europe et du monde en deux blocs s’achevait, déjà réduite à cette « guerre imaginaire » décrite par l’une des théoriciennes du mouvement, la britannique Mary Kaldor. Les militants engagés dans cette action préparaient déjà « l’après », et en juillet 1988 certains d’entre eux décidaient de pérenniser leur action Est-Ouest dans une organisation : la Helsinki Citizens’ Assembly [21]
Les luttes beaucoup plus difficiles contre les guerres
Le bilan de cette décennie de luttes pour la paix en Europe demeure donc mitigé, mais il a enrichi le contenu politique du concept de paix. Quelques milliers de femmes et d’hommes auront su anticiper sur l’événement, et dans une certaine mesure l’influencer. Les fruits de cette expérience passionnante sont restés pourtant limités car les forces de gauche, traditionnelles ou nouvelles, modérées ou radicales, n’ont pas retenu les leçons d’un mouvement perçu (négativement ou positivement) comme simplement pacifiste. Ces forces ont été désarçonnées face au nouveau paysage européen et mondial après 89 et cela a profité aux tenants du neolibéralisme. Pourtant beaucoup de militants des nouveaux mouvements de paix indépendants des années 80 ont su répondre aux défis de la décennie suivante. Dès la convention END d’Amsterdam, en 1985, le sociologue hongrois Ferencz Misliwecz ne leur avait-il pas annoncé qu’au-delà de la chute imminente du communisme s’annonçait le danger des conflits ethniques ?
Les formes d’actions, les modes d’engagements, allaient être mis à l’épreuve, non cette fois-ci dans la lutte pour sauvegarder la paix, mais dans la lutte contre la guerre au sein de la guerre elle-même (en ex-Yougoslavie, dans le Caucase, etc.). « Allégeance les uns envers les autres », la solidarité comme instrument de lutte pour la paix a bien été mis en œuvre, mais de manière trop éclatée et isolée même si les exemples sont nombreux au niveau des sociétés civiles : pendant les guerres yougoslaves et leurs suites, entre les Arméniens et les Azerbaïdjanais qui se sont retrouvés dans les initiatives HCA depuis 1992, entre les Israéliens et les Palestiniens qui continuent de lutter ensemble et les internationaux qui les soutiennent dans les missions civiles de protection, entre les Pakistanais et les Indiens, etc... La méthode d’action imaginée dans les années 80 a donc bien passé « l’épreuve du feu ». Mais aujourd’hui les luttes pour la paix, qui s’en réclament souvent, demeurent trop isolées et ne porterons leurs fruits que si leurs expériences se diffusent au sein d’un mouvement altermondialiste trop indifférent à leur égard.
Cette indifférence s’explique en partie par la méconnaissance de ce pacifisme différent, mais aussi par une déviation « géopoliticienne ». En lutte contre un système planétaire, de surcroît dominé par l’hyperpuissance militaire américaine, nombre de militants altermondialistes simplifient les réalités concrètes des nouvelles guerres au nom d’analyses schématiques de type économiste (les causes des conflits se réduisent aux effets du néolibéralisme) ou anti-impérialistes (les conflits s’expliquent d’abord par les stratégies américaines). Cette presbytie empêche toute action concrète pour la paix sur le terrain, elle explique par exemple la scandaleuse non-intervention d’une partie de la gauche européenne face aux ultranationalismes serbes et croates en 1990-95 en Yougoslavie, ou la difficulté de cette même gauche à faire face à la guerre civile algérienne ou à la sale guerre en Tchétchénie. Il est donc particulièrement urgent que les militants européens qui pensent « qu’une autre gauche est possible » s’emparent des débats sur la paix et la sécurité et leur donnent toute leur place dans le projet de construction de l’Europe.
Bien sûr, le caractère extrêmement agressif de l’équipe Bush-junior, accentué depuis le 11 septembre, justifie amplement une réaction anti-impérialiste. Mais cela ne justifie ni l’oubli des actions de paix menées au sein des sociétés civiles, ni les exigences de la solidarité concrètes avec les peuples meurtris, ni la nécessité de réfléchir sur les conditions d’une « gouvernance » qui édifie la démocratie et la paix d’un autre monde possible.
Forte des capacités développées par notre paradoxal éléphant, la belle Irène retrouvera des couleurs et refusera de répondre à l’invitation à danser du Gouverneur de l’Empire.
Bernard DREANO