En août, le Congrès américain a adopté successivement deux textes, le premier autorisant le budget militaire annuel et le second redéfinissant le cadre des investissements étrangers. Tous deux avaient clairement la Chine en ligne de mire. On peut le dire, les relations sino-américaines, qui mêlaient coopération et compétition, et où l’aspect coopératif était prépondérant, sont devenues des relations purement concurrentielles. Une conséquence inéluctable du changement de rapport de forces entre la Chine et les États-Unis, et une phase incontournable de l’émergence de la Chine. La théorie de la transition du pouvoir nous apprend que quand la force d’un pays émergent se rapproche de celle d’un pays à la puissance établie, les relations de pouvoir entre les deux pays franchissent alors un seuil. Or aujourd’hui, la Chine, avec un PIB équivalant à 60 % de celui des États-Unis, se trouve encore au stade où elle cherche à rattraper son retard, mais elle s’approche du point de parité.
En fait, les États-Unis ont entamé des préparatifs stratégiques destinés à contrer la Chine dès le deuxième mandat de la présidence de Barack Obama. Après le changement de gouvernement à Washington en 2017, les relations bilatérales entre la Chine et les États-Unis, loin de donner des signes d’apaisement, ont continué à se dégrader. Et voilà qu’en 2018 elles sont en train de se détériorer encore davantage avec l’éclatement du grave contentieux commercial qui oppose les deux pays.
Un durcissement général à Washington
À l’ère Trump, les Américains envisagent la stratégie de la Chine de manière de plus en plus uniforme, les divergences ne portant plus que sur les moyens à employer pour faire face à ce puissant pays émergent. Ainsi, le premier rapport sur la stratégie de sécurité nationale du gouvernement de Donald Trump désigne clairement la Chine comme un rival, et y fait souvent allusion en des termes très négatifs. Par ailleurs, dans son discours prononcé lors de la cérémonie de remise des diplômes au US Naval War College [le 15 juin 2018], le ministre de la Défense, James Mattis, a réaffirmé les positions exprimées dans le rapport et a prétendu sans aucun fondement que la Chine cherchait à reproduire le modèle suivi par la dynastie Ming (1368-1644) en demandant aux autres pays de courber la tête devant elle [allusion à une période d’expansion diplomatique et commerciale comportant un système de tribut versé à la Chine]. D’une manière générale, on devrait désormais assister à un durcissement de la politique américaine à l’égard de la Chine, avec le soutien de plus en plus marqué des élites du pays comme des partis d’opposition.
Il ne fait aucun doute que la Chine et les États-Unis vont désormais se livrer une farouche lutte pour le pouvoir. Toute la question est de savoir si la rivalité prendra ou non une tournure idéologique susceptible de faire entrer les relations sino-américaines dans une phase de guerre froide.
Actuellement, cette éventualité se renforce. En cette période historique “sans guerre entre grandes puissances”, avec la fin des guerres de domination, les retournements de puissance entre grands pays ne peuvent plus se faire que par des moyens pacifiques et assez lentement. L’objectif ultime de l’émergence d’un pays n’est pas de dépasser les autres sur le plan de la puissance matérielle, mais de mettre en place un ordre mondial qu’il puisse diriger.
Concurrence pour le soft power
Or, en l’état actuel des choses, un pays émergent peut réduire l’écart qui le sépare d’un pays fort, mais il n’y a pas de voie pour le dépasser et forger un nouvel ordre mondial. Les deux éléments clés de l’ordre mondial que sont l’organisation du système et ses valeurs dominantes relèvent tous deux du soft power. Un domaine dans lequel le pays émergent est contraint de créer ses atouts de toutes pièces.
Le pays émergent va faire surgir des idées originales et des règles nouvelles, qui défieront les vieilles idées et les vieilles règles du pays à la puissance établie ; il s’agit au fond d’une concurrence sur le terrain du soft power. La Chine et les États-Unis s’opposent déjà sur de nombreux plans : leur idée du progrès humain, leur modèle de développement économique, leur conception du commerce international, de l’expansion à l’international, de la coopération en matière de sécurité, de l’organisation du cyberespace, ou encore leur point de vue sur les relations internationales. La compétition sur le terrain du soft power jouera un rôle de plus en plus important dans la lutte de pouvoir entre ces deux pays.
Depuis le lancement de la politique de réformes et d’ouverture [en 1979], la diplomatie chinoise a fait le choix d’une stratégie consistant à rester dans l’ombre en attendant son heure. Mais l’émergence de la Chine fait qu’il n’est plus possible d’ignorer l’importance qu’il y a à “prendre la parole en matière d’ordre mondial” pour avoir une influence diplomatique. La question est de savoir comment exercer cette “puissance douce”.
Sur le plan idéologique, la diplomatie américaine dispose d’un système très au point. La diplomatie chinoise ne s’est pas pour l’instant donné les moyens de rivaliser avec les États-Unis sur ce plan. La Chine ayant réalisé sa montée en puissance dans le contexte de l’ordre mondial existant, il est peu probable qu’on la voie rejeter tout en bloc et élaborer quelque chose de totalement nouveau. Quoi qu’il en soit, la rivalité en matière de soft power entre la Chine et les États-Unis va être durable, et son intensité est vouée à s’accentuer graduellement.
Xu Jin
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