Américains et Chinois ont déterré la hache de guerre (commerciale), et rien ne semble les ramener à la raison. M. Donald Trump a commencé par menacer ceux qui « nous volent » (18 avril 2017), s’attirant l’avertissement de M. Xi Jinping : « Personne ne doit s’attendre à ce que la Chine avale des couleuvres au détriment de ses intérêts »(18 octobre 2017) ( [1]). De l’escalade verbale on est vite passé à l’engrenage des sanctions douanières. Washington a fait grimper les tarifs (de 10 à 25%) sur une série d’importations chinoises ; Pékin a riposté.
Commencé au printemps, le feuilleton s’est poursuivi tout l’été et menace de s’étendre bien au-delà de l’hiver... Il est parfois difficile de démêler les annonces fracassantes des mesures réellement appliquées. Côté américain, une liste de 5 745 produits chinois (acier, aluminium, chimie, textile, électronique, etc.) a été établie, représentant un montant de 200 milliards de dollars (à comparer aux 505 milliards de dollars d’importations en 2017) qui sont taxés à 10% jusqu’au 1er janvier 2019 ; par la suite, les tarifs devraient grimper à 25%. La liste comporte plusieurs exemptions. Pour la petite histoire, les montres intelligentes (smartwatches), dont Apple est le champion outre-Atlantique, sont épargnées par ces taxations et pourront continuer à être assemblées et réimportées de Chine... Pékin a peaufiné ses représailles en listant 5 200 produits américains représentant 60 milliards de dollars (pour 130 milliards de dollars d’importations américaines en 2017) (voir l’infographie).
Si l’on en croit des membres de certains cercles pékinois et hongkongais, « Pékin paraît avoir été pris au dépourvu par le blitz protectionniste de Trump et avoir sous-estimé la montée du sentiment antichinois dans l’élite américaine ( [2]) ». Un ancien conseiller politique américain remarque : « Pour comprendre la politique américaine, Pékin compte trop sur Wall Street et sur l’élite politique[dont M. Henry Kissinger, qui a contribué à l’ouverture des relations entre les deux pays] — des gens qui n’ont aucune influence sur Trump. »
En effet, les négociateurs chinois, emmenés par l’homme de confiance du président, M. Liu He, pensaient être parvenus à un accord en mai dernier, en promettant d’accroître les achats d’énergie et de produits agricoles, en plus d’offrir la possibilité aux entreprises étrangères — notamment américaines, bien entendu — de devenir majoritaires dans des sociétés chinoises.
Trop peu, trop tard. Selon l’agence financière américaine Bloomberg, « Trump a stoppé l’accord ». De quoi convaincre Pékin que le président américain « ne renoncera pas tant qu’il n’aura pas contrecarré la montée chinoise » ( [3]).
Ce sentiment est largement partagé au sein des élites chinoises. Le débat (très feutré) porte essentiellement sur la façon d’opérer avec l’ami américain. Certains, tel le directeur du Centre d’études américaines de l’université Renmin de Chine, Shi Yinhong, estiment que cette confrontation « est due en grande partie à la Chine, qui n’a rien fait pendant des années ( [4]) », et conseillent la prudence. Faux problème, explique le très officiel Global Times : « À court terme, les États-Unis ne renonceront pas à leur intention de contenir la Chine. [Le conflit] ne peut donc se résoudre par des efforts de notre part pour garder un profil bas et ajuster notre attitude diplomatique et publique ( [5]). » Le quotidien fait directement allusion à la doctrine du père des réformes, Deng Xiaoping, qui préconisait « de cacher ses talents et d’attendre son heure ». A contrario, l’actuel président a choisi de s’affirmer sur la scène internationale comme numéro un d’un « grand pays » — pour reprendre son expression — traitant d’égal à égal avec l’Amérique.
Les discussions ne sont pas totalement interrompues. Fin août, une délégation conduite par le vice-ministre du commerce, M. Wang Shouwen, s’est rendue à Washington. Personne ne s’attendait à un résultat, et il n’y en eut pas. M. Wang n’a-t-il pas qualifié l’Amérique de « brute commerciale » (trade bully) ? Voilà qui n’incite guère au dialogue...
Pour l’un des conseillers économiques de la présidence chinoise, M. Yifan Ding, l’agressivité américaine rappelle l’offensive lancée dans les années 1980 par l’administration Reagan « contre le Japon, qui était alors la deuxième économie du monde ». Imposant des droits de douane exorbitants (jusqu’à 100% sur les téléviseurs et les magnétoscopes) et poussant à une montée des taux d’intérêt nippons, les États-Unis avaient « fait plier » le Japon, au point de l’entraîner dans une dépression dont il ne s’est toujours pas complètement remis... Un scénario inenvisageable pour les Chinois : « Nous ne voulons pas la guerre commerciale. Mais nous pourrions y faire face si elle avait lieu », assure M. Yifan.
L’Amérique joue à se faire peur
Comme Tokyo hier, Pékin a misé sur les exportations, qui ont longtemps été le moteur de sa croissance. Pour sortir de la stagnation et du repli de la période maoïste, à la fin des années 1970, les dirigeants communistes ont utilisé les outils à leur disposition : une main-d’œuvre nombreuse, instruite, disciplinée et faiblement payée ; des capitaux étrangers en quête de nouveaux marchés ; des institutions internationales cherchant à faire sauter les verrous de protection dans les économies du vieux monde. « La Chine a hésité avant de rejoindre, en 2001, l’Organisation mondiale du commerce [OMC], reconnaissait le président Xi au Forum de Davos en janvier 2017. Mais nous en avons conclu qu’il fallait avoir le courage de nager dans le grand océan des marchés mondiaux, et nous avons appris à nager ( [6]) »... si bien et si vite, même, que la Chine a doublé les économies française, britannique, allemande, puis japonaise. Son produit intérieur brut (PIB) atteignait 11 200 milliards de dollars en 2016, contre 18 569 milliards de dollars pour l’économie américaine. Désormais, certains pensent, notamment à Washington, qu’elle est en bonne position pour dépasser les États-Unis. Dans le langage fleuri qu’on lui connaît, le président Trump a lancé : « Tous les imbéciles qui se concentrent sur la Russie feraient mieux de se préoccuper de la Chine ( [7]). » Il a marqué un point, en août dernier, avec la loi de défense nationale (NDAA) adoptée par le Congrès (y compris par la majorité des démocrates). Celle-ci fait de Pékin et de la lutte pour « contrer son influence » la « priorité des États-Unis, [qui] nécessite l’intégration de multiples éléments, notamment diplomatiques, économiques, militaires et de renseignement ( [8]) ». On ne parle plus seulement commerce...
La supériorité américaine dans tous ces domaines (technologique, économique, diplomatique et militaire) ne fait pourtant aucun doute, et, si l’empire du Milieu progresse à grande vitesse, son PIB par habitant n’atteint pas 15% de celui des États-Unis. Pour le moment, l’Amérique joue à se faire peur. En revanche, l’excédent commercial chinois bat des records : il atteint 375 milliards de dollars, soit près de la moitié (47,2%) de la facture commerciale extérieure américaine. « Notre industrie a été la cible depuis des années, depuis des décennies, même, d’attaques commerciales déloyales, tonne M. Trump. Et cela a provoqué chez nous la fermeture d’usines, de hauts-fourneaux, le licenciement de millions de travailleurs, avec des communautés décimées ( [9]). »
Le constat de la désindustrialisation, amorcée bien avant l’arrivée de la Chine sur la scène mondiale, ne souffre aucune discussion. Pas plus que la désespérance et la colère des populations, qui se tournent de plus en plus vers des politiciens autoritaires et des représentants de la droite extrême, aux États-Unis comme en Europe ou en Asie. Encore faut-il ne pas se tromper de diagnostic. Ce ne sont pas les « pratiques déloyales » qui ont fait le succès chinois — même si elles existent, comme en témoignent les multiples recours à l’OMC. Pékin, qui aime à vanter ses résultats (800 millions de Chinois sortis de l’extrême pauvreté), a surtout utilisé en sa faveur les règles édictées par les nations les plus puissantes, États-Unis en tête. Mais rien n’obligeait les dirigeants occidentaux à ouvrir leur pays à tous les vents commerciaux, à encourager les délocalisations et à supprimer un à un leurs instruments d’intervention économique sous la pression des multinationales — lesquelles se sont ruées sur le territoire chinois. Aujourd’hui encore, plus de quatre exportations « chinoises » sur dix (42,6%) sont effectuées par des entreprises étrangères qui maîtrisent la totalité de la chaîne du produit (de la conception à la vente) et engrangent le maximum de profits. L’exemple le plus connu est celui de l’iPhone d’Apple, assemblé en Chine, mais dont la part chinoise ne représente que 3,8% de la valeur ajoutée, quand 28,5% reviennent aux États-Unis.
Bien sûr, les dirigeants chinois ont poussé les entreprises étrangères à transférer une partie de leurs technologies et de leurs savoir-faire. C’est particulièrement vrai pour l’aéronautique, l’électronique, l’automobile, les trains à grande vitesse, l’énergie nucléaire. Mais les multinationales n’y ont pas rechigné, trop heureuses d’aller exploiter une main-d’œuvre si peu chère et de pouvoir ignorer les conséquences écologiques de leur production. On peut regretter que le pouvoir n’ait pas mis autant de zèle à protéger sa population contre les inégalités croissantes et la pollution ; mais, on s’en doute, cela ne figure pas dans la litanie des griefs exposés par M. Trump et ses amis.
Ce qui les chagrine, c’est que « le Parti communiste chinois [PCC] n’a pas été dompté par le commerce. Le parti-État exerce toujours un contrôle ferme sur l’économie chinoise », comme le formule l’économiste Brad W. Setser ( [10]). Autrement dit, les géants du capitalisme ne peuvent y faire des affaires comme ils le veulent. Cela vaut pour les industries traditionnelles, telles que la sidérurgie, mais aussi pour les géants du Web, Google, Amazon et Facebook, Apple étant le seul de la bande des GAFA à tirer son épingle du jeu. Avec Alibaba, Tencent, Weibo, WeChat..., la Chine a en effet su développer ses propres technologies. Assurément, les dirigeants communistes s’en servent pour censurer les opposants. Mais les 802 millions d’internautes (57,7% de la population) et leurs métadonnées demeurent largement hors d’atteinte des GAFA, ce qui fait de la Chine l’un des rares endroits du monde qui échappent à leur emprise.
Voilà pourquoi la très branchée Silicon Valley — bastion démocrate — fait front commun avec la très ancienne Rust Belt (« ceinture de la rouille ») — fief du président américain — et les géants de la sidérurgie. Ceux-ci « entretiennent des liens très étroits avec plusieurs hauts fonctionnaires » de l’administration Trump, parmi lesquels le représentant au commerce, M. Robert Lightizer, déjà présent dans l’équipe Reagan des années 1980, comme le rappelle une enquête du New York Times ( [11]). Il s’agit davantage de défendre les actionnaires que les ouvriers en colère, même si certains de ces derniers peuvent bénéficier de la lutte contre les importations à bon marché.
Certes, le libre-échange vanté un peu partout — y compris par M. Xi — a laissé sur le carreau des millions de salariés à travers le monde et causé des dégâts écologiques sans précédent. Mais le protectionnisme entièrement tourné vers le libre profit tel que le pratique M. Trump ne changera guère la donne pour l’immense majorité des citoyens américains. Le bras de fer commercial risque donc de ne faire que peu de gagnants... voire aucun.
Pour le conseiller économique en chef de la Maison Blanche, M. Lawrence Kudlow, cela ne fait aucun doute : Pékin finira par céder aux injonctions du président des États-Unis. Selon lui, l’économie chinoise serait au bord de l’explosion. « Le commerce de détail et les investissements s’effondrent », a-t-il prétendu lors d’une discussion de cabinet filmée par des journalistes américains avec l’accord de M. Trump ( [12]). Or aucune donnée ne confirme ces fanfaronnades. Les importations chinoises ont continué à grimper, de 27,3% entre juillet 2017 et juillet 2018 — ce qui suppose une activité soutenue. Quant aux exportations, elles poursuivent leur ascension — moins vite, mais au rythme respectable de 12,2% en un an.
Le rêve d’une coalition asiatique
Pour autant, l’affrontement ne sera pas indolore. Les ventes à destination des États-Unis représentent 20% de ces exportations. Leur réduction draconienne se traduira forcément par des baisses de production, dans l’électronique ou le textile, mais aussi dans les secteurs en surcapacité, comme l’acier ou la chimie. Cela devrait accélérer les restructurations en cours, avec le spectre de mouvements sociaux aux conséquences incalculables. Du reste, dès fin août, le premier ministre Li Keqiang a promis un plan d’aide compensant les éventuelles pertes de marchés aux entreprises touchées par les restrictions commerciales. Plus que l’impact direct sur la croissance — entre 0,1 et 0,2%, selon les études américaines —, c’est la synchronisation entre ces restructurations et le basculement vers une économie plus qualifiée, planifié par le gouvernement, qui risque de s’avérer redoutable.
Pour l’heure, la Chine affiche un taux de croissance de 6,7% au deuxième trimestre 2018, soit plus que les prévisions officielles (6,5%). Ce chiffre très politique souligne surtout le niveau requis pour absorber la main-d’œuvre arrivant sur le marché du travail et éviter tout conflit social d’envergure.
Toutefois, il y a longtemps que les exportations ne servent plus de locomotive à l’économie chinoise. La consommation intérieure et les investissements (respectivement 43,4% et 40% du PIB) ont pris le relais. Si les affaires se gâtent trop, le président a les moyens de relancer la machine. Certes, il ne peut rééditer le coup de 2007-2008, quand, au moment de la crise, son prédécesseur avait ouvert tout grands les robinets budgétaires, au prix de gâchis effarants et d’endettements préoccupants — que le pouvoir actuel cherche à résorber. Mais il dispose de marges d’action. À la différence du Japon des années 1980, « nous avons un marché de 1,4 milliard d’habitants que M. Trump et ses conseillers auront du mal à détruire », souligne un économiste chinois.
M. Xi et son équipe disposent d’une deuxième arme pour faire face à un ralentissement : le plan « Made in China 2025 », lancé il y a trois ans pour développer une industrie plus innovante et gagner en autonomie dans dix secteurs (dont les technologies de l’information, mais aussi la robotique, l’aéronautique et l’espace, le génie océanique, les véhicules électriques, la biomédecine, les nouveaux matériaux, l’énergie...). Les dépenses de recherche et développement, publiques et privées, ont suivi ; elles dépassent désormais 2,3% du PIB. Naturellement, le pouvoir espérait raccourcir les délais d’acquisition des technologies d’avenir en rachetant des entreprises à l’étranger ; or Washington y met son veto, et certains gouvernements européens, comme celui de l’Allemagne, ont instauré des restrictions. Cependant, il a suffisamment de réserves financières pour rallonger la mise en Chine même. Aucune annonce en fanfare, mais, comme l’explique M. Yifan — en français et sans jeu de mots —, « l’embargo américain sur les produits électroniques a mis la puce à l’oreille des dirigeants, car la Chine représente le premier marché pour les puces américaines. Dans peu de temps, les entreprises chinoises les produiront… et à un meilleur prix ».
Outre la relance de leur propre économie, les dirigeants chinois visent en effet deux objectifs : avoir les mains libres et gagner en audience dans le monde, notamment auprès des pays en développement. L’utilisation par M. Trump des technologies sous licence américaine et du privilège exorbitant du dollar pour sanctionner les entreprises qui travaillent avec l’Iran et les contraindre à la rupture a dû achever de les convaincre de sortir du piège de la dépendance. Ils ont d’ailleurs fait savoir que Pékin continuerait à commercer avec Téhéran, en utilisant le yuan, dans le cadre des accords financiers bilatéraux. « Cela aurait été impossible sans la politique d’internationalisation de notre monnaie », souligne un économiste pékinois spécialiste des relations internationales qui préfère rester anonyme ( [13]). Toutefois, les grandes banques chinoises opèrent toujours majoritairement en dollars. Quant aux produits exportés vers les pays honnis par l’Amérique, ils ne doivent contenir aucun composant américain afin de ne pas tomber sous le coup des sanctions trumpiennes. Le groupe téléphonique Zhongxing Telecommunication Equipment (ZTE), un temps interdit outre-Pacifique pour avoir commercé avec la Corée du Nord et l’Iran, a dû reculer ; il est désormais étroitement surveillé par Washington ( [14]). Cette forme de souveraineté limitée est difficile à avaler pour les nationalistes de Zhongnanhai, où siège le pouvoir, à l’ombre de la Cité interdite.
Selon toute vraisemblance, le plan « Made in China 2025 » sera accéléré, alors qu’il figurait justement dans le catalogue des griefs brandis par les Américains. Ces derniers y voient une dangereuse « volonté d’autosuffisance », assure Elizabeth C. Economy, directrice des affaires asiatiques au Council on Foreign Relations à New York, et même une « nouvelle révolution [qui] vise à défier les valeurs et les normes internationales promues par les États-Unis ( [15]) ». Là encore, on est loin de la simple querelle commerciale. Le directeur du Centre d’économie politique internationale à l’université de Pékin, Wang Yong, conteste cette vision : « L’argument selon lequel le modèle de développement chinois et sa philosophie visent à défier les États-Unis n’a pas beaucoup de sens. La Chine ne préconise pas la diffusion de son idéologie à l’extérieur et insiste sur le droit de chacun à suivre son propre développement. »
Certes, le pays n’a aucune ambition messianique, et son modèle politique n’attire guère. Il n’en prétend pas moins bousculer les règles édictées au lendemain de la seconde guerre mondiale sous l’égide des États-Unis, de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Le président Xi ne s’en cache pas : « Nous voulons participer activement à la réforme du système de gouvernance mondiale », a-t-il déclaré aux cadres du PCC lors de la Conférence centrale sur le travail diplomatique ( [16]), en juin dernier. Et, pour ce faire, la Chine tisse sa toile.
C’est d’ailleurs là sa troisième arme pour contrer l’embargo américain : s’appuyer sur d’autres partenaires, et d’abord sur ses voisins. La plupart d’entre eux redoutent sa puissance et son appétit économique, mais ils ont besoin de débouchés, et le commerce intra-asiatique représente à lui seul 43% des échanges des pays de la zone ( [17]). D’autant que, dans sa fièvre punitive, le président américain a secoué ses alliés historiques, le Japon et la Corée du Sud, en les taxant eux aussi (acier, voitures, etc.). La Chine pourrait saisir l’occasion de relancer le partenariat économique régional intégral (RCEP), un accord de libre-échange imaginé par Pékin pour contrer le partenariat transpacifique (TPP) lancé par M. Barack Obama dans l’idée — déjà — de contenir la Chine et jeté aux orties par M. Trump. Outre les dix pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, ou Asean en anglais) ( [18]), l’accord englobe le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Inde et la Corée du Sud.
Le directeur du Centre de recherche Australie-Japon à l’Université nationale australienne, Shiro Armstrong, y voit « l’occasion naturelle de construire une coalition asiatique (...). Le groupe comprend certaines des économies les plus importantes et les plus dynamiques du monde ». Et de citer une étude australienne montrant que, « même si les droits de douane augmentaient de quinze points dans le monde (comme lors de la Grande Dépression), les pays du RCEP pourraient poursuivre leur expansion en abolissant les droits de douane entre eux ». Pas sûr qu’ils y soient tous prêts. L’Australie, par exemple, vient de bannir le groupe ZTE, qui devait implanter le réseau 5G. Mais des discussions ont lieu. Pékin et Tokyo ont renoué le dialogue. Séoul cherche des points d’appui dans ses négociations avec Pyongyang. L’Inde tente un équilibre entre Pékin et Washington...
Les entreprises chinoises, elles, ont commencé à délocaliser pour bénéficier de salaires encore plus bas, comme ceux du Bangladesh, du Vietnam ou de l’Afrique du Sud, et pour... contourner l’embargo et les droits de douane élevés : les productions commanditées par les groupes chinois seront estampillées made in Bangladesh, made in Vietnam ou made in South Africa, et donc épargnées par les taxes américaines.
De plus, les fameuses nouvelles « routes de la soie » permettant d’atteindre l’Europe par voie terrestre, en traversant les républiques d’Asie centrale et la Russie, ou par voie maritime, en passant par l’Afrique, devraient également servir de débouchés, notamment pour la construction d’infrastructures. Fort habilement, le président chinois a réussi à faire de ces routes mythiques un projet multilatéral, en créant la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII). Celle-ci compte cinquante-sept fondateurs, dont le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, la Corée du Sud, l’Inde, etc. De quoi éviter tout isolement financier et diplomatique. La Chine craint par-dessus tout de se laisser enfermer dans un face-à-face avec les États-Unis, comme naguère l’URSS.
Pour l’heure, elle mise sur les représailles commerciales à l’encontre des productions américaines, histoire de montrer qu’elle ne pliera pas. Aux États-Unis, ces mesures ne sont pas sans effet sur les agriculteurs, qui, avec la hausse des droits de douane, voient leurs ventes dégringoler, notamment pour les céréales, le porc, le bœuf... M. Trump leur a promis des aides substantielles (jusqu’à 12 milliards de dollars), mais celles-ci sont versées au compte-gouttes, et, selon le Wall Street Journal, l’inquiétude s’installe : « Le patriotisme ne paie pas les factures », témoigne l’un d’entre eux ( [19]). D’autant que, très opportunément, Pékin a complètement supprimé les tarifs sur le soja importé du Bangladesh, d’Inde et de Corée du Sud, et fait son marché au Brésil (pour les céréales et la viande) ou en Australie. Et l’on sait qu’un client perdu n’est pas facile à reconquérir.
Aux États-Unis, la croisade de la Maison Blanche contre l’envahisseur chinois est plutôt bien accueillie. Dans l’administration, beaucoup pensent que la Chine s’inclinera, à l’instar du Mexique, qui a accepté certaines restrictions, et surtout la mise en place d’un salaire horaire minimum de 16 dollars (soit le salaire minimum chez les trois grands constructeurs américains) dans certaines entreprises exportatrices d’automobiles ( [20]). Jamais auparavant un accord de libre-échange n’avait comporté une telle clause sociale, même si son application sera restreinte. Il en va différemment pour les géants de la distribution comme Walmart, qui s’approvisionne à 80% outre-Pacifique, et pour certains industriels. Réunis à Washington mi-août, leurs représentants ont estimé que « ces droits vont faire des ravages financiers dans [leurs] industries et porter préjudice aux consommateurs américains ( [21]) ».L’argument est classique quand il s’agit de s’opposer à toute protection. Il n’en est pas moins vrai. Pour être efficaces, il faudrait que ces décisions s’accompagnent d’une augmentation substantielle du pouvoir d’achat des Américains — ce qui ne semble pas à l’ordre du jour —, et surtout — encore plus improbable — d’un retour des industries sur le sol américain. Selon Bloomberg, les patrons du textile et de l’habillement, par exemple, se tournent déjà vers d’autres contrées : Vietnam, Cambodge, etc. ( [22]). Certaines industries, comme celles utilisant des aciers spéciaux, ont déjà obtenu des exemptions et peuvent importer plus librement.
Si l’entourage de M. Trump espère faire vaciller Pékin, celui de M. Xi veut croire que, une fois passées les élections américaines de mi-mandat, en novembre, Washington reviendra à la table des négociations. Toutefois, note An Gang, chercheur à la Pangoal Institution, un think-tank chinois, le bras de fer dépasse de loin la question commerciale : « Le différend a maintenant des implications militaires et stratégiques ( [23]). » Les cercles dirigeants craignent que les problèmes ne se répercutent sur la mer de Chine et sur Taïwan, où les tensions n’ont jamais été aussi fortes.
Une chose est sûre : le modèle d’internationalisation et de spécialisation des productions mis en place au cours des dernières décennies, tant en Occident qu’en Chine, a du plomb dans l’aile. Pour autant, aucun modèle alternatif n’est esquissé, ni chez les adeptes du « communisme » à la chinoise ni chez les thuriféraires du capitalisme à l’américaine, même mâtiné de protectionnisme. Ce qui laisse la porte ouverte aux surenchères de toutes sortes.
Martine Bulard
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