Art. 4. Interdiction légale aux patrons d’employer les ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français.
Le patriotisme des capitalistes consiste à voler leur patrie et leurs compatriotes. Afin de mieux voler les ouvriers français, les industriels de France se servent des ouvriers étrangers.
Les ouvriers étrangers (Belges, Allemands, Italiens, Espagnols) chassés de leurs pays par la misère, dominés souvent et exploités par des chefs de bande, ne connaissant ni la langue, ni les prix, ni les habitudes du pays, sont condamnés à passer par les conditions du patron et à travailler pour des salaires que refusent les ouvriers de la localité. Même à salaire et travail égaux, le patron les préfère à ses compatriotes, car pour se débarrasser des mutins, de ceux qui regimbent, parlent d’augmentation de salaires, de grèves, il n’a qu’à les signaler à la police qui les expulse, en vertu de la loi de 1848 contre les étrangers. Les patrons entretiennent les divisions et les haines qui naissent fatalement entre leurs ouvriers de différentes nationalités, ils préviennent de la sorte tout contact et toute entente ayant pour but la défense de leur marchandise-travail.
Les patrons français se sont, jusqu’ici, contentés d’ouvriers étrangers européens, qui se trouvaient sous la main et s’offraient sans exiger de frais de transport, mais il viendra un jour où ils appelleront les Chinois : les économistes bourgeois y songent déjà. Le 5 mai 1880, la Société d’Économie politique discuta les avantages du remplacement des ouvriers français par des Chinois. Le consul général des États-Unis, présent à la séance, objectait que l’introduction des Chinois était corruptrice à cause de leurs habitudes pédérastiques et dangereuse à cause des misères et des révoltes ouvrières qui en étaient la conséquence.
Qu’importe, répondaient sévèrement les économistes français : « Le Chinois est très laborieux, il vit de rien, ce qui fait qu’il peut se contenter d’un modique salaire... En Californie, là où un blanc exige 10 fr. par jour, un jaune se contente de 2 fr. 50... Les Chinois sont des concurrents redoutables pour des ouvriers indolents qui aiment à bien vivre... Qu’ils viennent donc ces bons Chinois, et tant pis pour les ouvriers français si cela les gêne... Si les Chinois leur apprennent à être moins turbulents, à moins délaisser l’atelier pour le cabaret, à boire moins et à épargner davantage, ce sera un immense service qu’ils rendront. »
Le docteur Lunier (inspecteur général des services administratifs au ministère de l’intérieur) remarquait que la venue des Chinois n’était pas aussi lointaine qu’on le supposait, car « Il est probable que bientôt l’émigration chinoise se fera par voie de terre et que l’on verra se produire à l’Est de l’Europe des émigrations... qui apporteront à notre vieille Europe leur sobriété, leur patience laborieuse, et par suite la main-d’œuvre à bon marché » [1]. L’expédition du Tonkin hâtera peut-être la venue des hordes chinoises.
Mais à défaut des Chinois, les patrons français emploient un moyen efficace et rapide pour dompter leurs compatriotes ouvriers et les soumettre à des salaires de famine : ils commandent du travail dans les pays étrangers. Lors de la grève des charpentiers, les patrons firent venir de Suède des portes et des fenêtres. Les patrons du faubourg Saint-Antoine, qui pleurent le plus bruyamment sur la ruine de l’industrie française, la précipite en important d’Allemagne des pièces de meubles, que des ouvriers inférieurs et peu payés n’ont plus qu’à assembler.
Le rôle d’affameurs des ouvriers français que les patrons font jouer aux ouvriers étrangers engendre des haines qui, parfois, sont exploitées par les financiers et les politiciens pour amener des conflits internationaux. Lors de l’expédition tunisienne, les financiers de Marseille qui désiraient des complications diplomatiques et même une guerre avec l’Italie, firent naître des rixes sanglantes entre la population et la colonie ouvrière italienne de Marseille.
Mais en dépit des dangers nationaux et des misères ouvrières qu’entraîne la présence des ouvriers étrangers, les ouvriers français ne peuvent songer à se débarrasser de leur concurrence. Elle est trop utile à l’exploitation patronale. En 1848, les ouvriers parisiens essayèrent en vain de les expulser de Paris, ainsi qu’en 1789 ils avaient tenté de chasser les ouvriers provinciaux ; s’ils y étaient parvenus, les patrons se seraient servis des produits étrangers pour continuer leur guerre contre la main-d’œuvre française. Pour déjouer les plans cyniques et antipatriotiques des patrons les ouvriers doivent soustraire les étrangers au despotisme de la police en réclamant l’abolition de la loi de 1848, et les défendre contre la rapacité des patrons en « interdisant légalement à ces derniers d’employer des étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français » [2].
Notre Congrès régional du Centre de 1883 a voté, à propos de cet article du programme, la résolution suivante :
« Considérant que la France ouvrière doit rester ouverte aux ouvriers de partout, mais qu’elle doit pourvoir à ce que ses exploiteurs nationaux ne puissent plus continuer à spéculer sur la faim étrangère pour réduire les travailleurs français à un salaire de famine ;
Considérant que quantité de produits nationaux sont actuellement protégés contre les produits similaires étrangers par les tarifs dits de douane, et que les producteurs nationaux ont au moins autant de titres à la protection de l’État que les marchandises sorties de leurs mains ;
Le Congrès régional du Centre demande :
1º Qu’en faveur de la marchandise-travail nationale, en tarif soit établi, au dessous duquel ne pourront être employés les ouvriers de nationalité étrangère ;
2° Que pour l’établissement de ce tarif minimum, les chambres syndicales ouvrières soient consultées comme ont été consultées les chambres de commerce pour la fixation des droits de douane ;
3º Que, de même que les fraudes douanières sont punies, sans préjudicie de la prison, d’une amende au profit de l’État lésé, toute infraction au tarif soit punie d’une amende à déterminer que le patron reconnu coupable devra verser dans les caisses de la corporation ouvrière en cause.
Le Congrès demande, en outre :
1º L’abrogation de la loi contre l’Internationale ;
2º La suppression de la faculté pour le gouvernement d’expulser sans jugement les étrangers (loi de 1848) »
Art. 5. Égalité de salaire, à travail égal, pour les travailleurs des deux sexes.
Les moteurs mécaniques, en rendant la femme aussi apte que l’homme à quantité de travaux industriel, ont permis de l’arracher au foyer domestique pour la jeter dans l’atelier, mais ce n’est pas le manque de bras masculins qui a provoqué cette industrialisation de la femme, obligée de suffire à la fois à la fabrication des producteurs et à la fabrication de produits.
Si les employeurs ont eu recours, de préférence, aux bras féminins, c’est d’abord qu’ils y ont vu, comme dans les bras de l’enfant, un outillage humain meilleur marché : assurée de trouver dans son sexe des moyens complémentaires d’existence, la femme pouvait être payée moins que l’homme ; son salaire pouvait descendre, sans inconvénient aucun, avec avantage au contraire pour les beaux fils de la bourgeoisie en quête de chair à plaisir, au-dessous de ce qui est strictement indispensable pour ne pas mourir [3].
Une autre raison, pour laquelle – au risque d’augmenter les charges sociales sous la forme de crèches et de salles d’asile pour les enfants orphelins de mère vivante – les mêmes employeurs ont transformé la femme en chair à machine, c’est que la concurrence ainsi faite au père par la fille, au frère par la sœur, au mari par l’épouse et au fils par la mère, devait entraîner fatalement rabaissement des salaires de l’homme.
L’ouvrière, cette fleur de la civilisation bourgeoise, n’a été inventée que pour accroître les profits patronaux et pour affamer l’ouvrier.
Aussi, n’est-ce pas sans résistance qu’un pareil « progrès » a pu être accompli. Il est certaines corporations, comme celle des typographes, dans lesquelles la lutte dure encore. « Dehors les femmes ! » ont-ils crié, et non sans raison, si l’on songe que pour prix des tortures qu’il leur faut subir dans les bagnes capitalistes, les cinq cent et quelques mille malheureuses qu’accusent, pour l’industrie manufacturière seulement, les dernières statistiques, n’apportent qu’une diminution des ressources familiales. Pour le même prix auquel il lui aurait fallu acheter l’unique force de travail de l’homme, du chef de famille, si la femme avait été maintenue hors de la manufacture, le capitaliste achète aujourd’hui la triple force-travail de l’homme, de la femme et de l’enfant.
Mais si l’on s’explique, et si l’on doit approuver l’obstacle mis au début par le prolétariat à l’introduction de la femme dans l’atelier, le Parti ouvrier, c’est-à-dire la classe ouvrière arrivée à la conscience d’elle-même, ne saurait voir là une solution à la question telle qu’elle se pose actuellement.
Tout d’abord, cette expulsion des travailleurs-femmes est devenue une impossibilité matérielle. Le nombre est trop grand des outils féminins que met en mouvement l’industrie moderne.
Mais la chose fût-elle praticable qu’il n’y aurait pas lieu de s’engager dans cette voie, parce que s’il est un mal aujourd’hui en régime capitaliste, le travail industriel ouvert à la femme sera, dans la société nouvelle, lorsque le temps de travail aura été considérablement réduit, et les profits patronaux supprimés, un bien pour la femme en l’enlevant à la dépendance économique de l’homme et en lui permettant, parce qu’elle vivra par elle-même, de vivre pour elle même.
Pour que la femme s’appartienne, pour qu’elle recouvre la liberté de son corps, en dehors de laquelle il n’y a que prostitution, quelle que soit la légalité des rapports qu’elle peut avoir avec l’autre sexe, il faut que la femme trouve en elle-même, en dehors de l’homme, ses moyens d’existence.
Le Parti ouvrier ne peut donc pas demander la mise en interdit de la femme au point de vue industriel pas plus qu’il ne demande la mise hors de la frontière des ouvriers étrangers.
Ce qu’il réclame pour les ouvriers étrangers, c’est un tarif de la main-d’œuvre établi par les ouvriers nationaux qui, en empêchant la rapacité patronale d’arracher à la faim des Italiens, des Espagnols, des Belges ou des Allemands du travail à bas prix, protège les émigrants contre les exigences et les capitulations de leur estomac. Ce qu’il doit réclamer pour la femme, pour l’ouvrière, afin qu’elle ne soit plus entre les mains patronales un moyen d’affamer l’ouvrier, c’est un tarif également protecteur. Qu’à travail égal, il y ait égalité de salaire pour les travailleurs, quelque soit leur sexe, et immédiatement cesse la spéculation dont le sexe de la femme a été l’objet de la part des patrons. De deux choses l’une, en effet : ou, dans ces conditions nouvelles, la femme ne trouvera plus à se vendre comme machine de chair et d’os, et en même temps qu’il faudra augmenter le salaire du chef de famille pour permettre la reproduction de la classe-outil ce sera l’organisme féminin sauvé de la déformation manufacturière [4] et le foyer ouvrier reconstitué par la restitution de l’épouse au mari et de la mère à l’enfant ou la femme continuera à être industrialisée, et au lieu du déficit qu’elle créait dans le budget ouvrier, en abandonnant sans compensation aucune le travail domestique, elle deviendra un facteur de bien-être pour la famille ouvrière dont elle doublera les ressources.
P. LAFARGUE – J. GUESDE