Des sourires, des palmiers, des voitures de luxe, et des commères. Dans la tranquillité apparente d’Anfa, un quartier résidentiel chic et propret de Casablanca, un détail a échappé au tsunami de ragots qui inonde quotidiennement les maisons pimpantes et leurs pelouses bien tondues. Assis sur un tabouret trop bas face à l’imposante porte d’entrée, Ibrahim [les prénoms ont été modifiés] est le gardien d’une coquette villa avec piscine et du secret de famille qui va avec. Derrière la façade, un couloir sépare la résidence en deux maisons jumelles. A gauche, la maison de Hajja, première épouse. A droite, la maison de Zayna, seconde épouse.
Seul le large corridor traversant la demeure offre un espace commun que Mohamed emprunte chaque jour pour aller d’un pavillon à l’autre. Car, pour assurer son double devoir conjugal, le mari polygame s’astreint à un emploi du temps précis : une nuit chez Zayna, une nuit chez Hajja. Sauf événement exceptionnel – maladie, anniversaire, voyage –, Mohamed finit toujours par répartir ses nuits équitablement. Au nom de l’amour et de la religion.
La logistique maritale est clé dans cette union « polyaffective ». Mohamed verse chaque semaine à ses deux épouses, femmes au foyer, le même argent de poche. Hajja et Zayna roulent dans deux berlines identiques, l’une bleu marine, l’autre noire. Une dame chargée de leur tenir compagnie un soir sur deux a été assignée à chacune.
« Elles ne partagent rien. Sauf lui, souffle Ibrahim, le gardien. S’il manque des oignons pour le tajine, elles préfèrent s’en passer plutôt que d’aller dans l’autre cuisine. » Le couloir fait office de zone tampon entre les deux vies maritales. Elles ne franchissent jamais cette frontière, se contentant de partager leur mari en deux.
Le fardeau du divorce et de l’infertilité
Mohamed a épousé Hajja il y a plus de trente-cinq ans. Lui est un homme d’affaires prospère, bel homme du haut de son 1,90 m. Elle est une femme aimante et « de bonne famille ». Sa forte corpulence et son âge – un peu moins de 60 ans aujourd’hui – lui ont valu depuis quelques années ce surnom de « Hajja » : l’aînée, la « mama » d’une certaine façon. Après plusieurs années de rapports sans succès, de remèdes de grand-mère et de prières, le couple se fait à l’idée : Hajja ne peut pas procréer.
Zayna a débarqué dans le triangle amoureux après un commun accord : Mohamed veut des enfants, Hajja ne veut pas divorcer. L’adoption, très complexe au Maroc, est encore mal vue dans la société car perçue comme un échec. Et puisque la polygamie est autorisée, le choix se porte sur Zayna, sa jolie secrétaire de 20 ans à peine, élancée et réjouie du confort de sa nouvelle vie. « Avoir des enfants n’était pas la seule raison, chuchote Khadija, la dame de compagnie de Zayna. S’il n’était pas croyant, Mohamed aurait eu des maîtresses. »
ON RACONTE QUE C’EST HAJJA EN PERSONNE QUI EST ALLÉE DEMANDER LA MAIN DE ZAYNA. UNE HISTOIRE DE DIGNITÉ
Hajja, stérile, se retrouve dans l’impasse. Refuser un mariage polygame supposerait divorcer, retourner vivre chez ses parents, sans salaire et dans la honte. Hors de question de traîner, pour le restant de ses jours, le fardeau du divorce et de l’infertilité. Quel homme aurait voulu d’elle ? « C’est elle qui a marié son mari, rapporte Ibrahim, employé chez eux depuis plus de trente ans. Elle a pris les devants pour sauver la face. Elle savait qu’il allait finir par en épouser une autre, autant montrer qu’elle avait encore le contrôle. » On raconte que c’est Hajja en personne qui est allée demander la main de Zayna. Une histoire de dignité.
Au Maroc, les mariages polygames se font de plus en plus rares. Les statistiques officielles font état de 0,5 % des unions, mais ces chiffres omettent les mariages coutumiers, établis sans acte par la fatiha. Une manière bien connue, avec les faux certificats de célibat, de contourner les textes de lois. Excédées par l’injustice subie par les femmes, les associations réclament l’interdiction de la polygamie, dénonçant un état d’esclavage déguisé, emblématique de ce Maroc à deux vitesses.
Le code de la famille révisé en 2004
Faute d’interdire les unions multiples (jusqu’à quatre femmes autorisées), la justice a fait un petit pas en avant. En 2004, le code de la famille révisé a durci les conditions d’accès à la polygamie. La loi oblige désormais l’époux à justifier de ressources financières pour subvenir aux besoins des femmes, et de sa capacité à traiter l’autre épouse et ses éventuels enfants équitablement. Mais comment s’en assurer alors que la justice est loin de l’intimité des foyers ?
AVEC UN MODE DE VIE PIEUX, LE JEU D’APPARENCES A LONGTEMPS PRÉSERVÉ LEUR INTIMITÉ AU CŒUR DE CE QUARTIER HUPPÉ DE CASABLANCA
Autre obligation, le mari doit obtenir l’autorisation de sa première épouse s’il veut contracter un nouveau mariage. Une « plaisanterie », selon les responsables associatifs. Si la femme refuse un mariage polygame, le juge, lui, ne l’interdit pas : il l’oriente vers une procédure de divorce. Le texte censé protéger les femmes se range une fois de plus du côté des hommes.
Aujourd’hui, Zayna a 44 ans et trois fils, que les épouses ont élevés à deux. Voilées, discrètes, quasiment invisibles, elles n’apparaissent que rarement en public. Avec un mode de vie pieux régi par les règles strictes du cloisonnement entre hommes et femmes, le jeu d’apparences a longtemps préservé leur intimité au cœur de ce quartier huppé de Casablanca.
Jusqu’au moment où Mehdi, le fils aîné de 22 ans, s’est marié. « Il y avait ces deux femmes pleines d’affection autour de lui. C’était assez confus. On n’était incapable de dire qui était la mère biologique », se souvient une voisine, abasourdie ce jour-là lorsqu’elle découvre que la maison d’en face abrite depuis deux décennies le parfait trio polygame.
Une aberration pour la bourgeoisie moderne des grandes villes marocaines, qui croyait ce phénomène confiné au monde rural ou quasiment disparu – on oublie que l’actuel ministre des droits de l’homme, Mustapha Ramid, est polygame. « Ils ont l’air heureux », conclut simplement la voisine.
Le piège de la jalousie
Mais sous les épaisses couches de faux-semblants, le feuilleton romantique cache bien des souffrances. Celle de Hajja surtout, endurcie, tombée dans le piège de la jalousie, de l’amour-propre. « Elle est devenue ce personnage féroce, obsédée par le contrôle et par le besoin de prouver qu’elle existe », décrit le gardien Ibrahim.
Mohamed a eu beau donner autant d’attention aux deux épouses, sa préférence pour Zayna, la mère de ses enfants, plus jeune, plus « cool », a fini par prendre le dessus. Le Coran l’avait prédit : « Vous ne pouvez traiter toutes vos femmes avec égalité, quand bien même vous y tiendriez », peut-on lire dans un verset traduit.
« ELLES PASSENT LEUR TEMPS À SE HURLER DESSUS, À SE FAIRE DES COUPS BAS. LE PATRON, SOUVENT EN VOYAGE, FAIT COMME S’IL NE VOYAIT PAS »
Au fil des années, la relation s’est mue en désordre amoureux. Les rivalités, les frustrations et les difficultés domestiques ont envahi la romance à trois. « Elles passent leur temps à se hurler dessus, à se faire des coups bas. Le patron, souvent en voyage, fait comme s’il ne voyait pas. Parfois, il pousse une gueulante pour les calmer, poursuit Ibrahim. C’est un environnement malsain pour les enfants. »
Mehdi sait jouer le jeu. Avec deux mères qui font semblant de s’aimer, il a appris à feindre une affection pour sa mère adoptive. « J’aurais voulu qu’elle n’existe pas », ont confié les trois fils, tour à tour, à leur nourrice. « Toute leur vie, ils ont dû composer. Mehdi, en particulier, a voulu montrer l’exemple en restant proche de Hajja, confie Khadija. Mais la vérité, c’est qu’ils ne supportent pas cette situation. Le plus jeune m’a dit un jour qu’il aurait voulu prendre une gomme et effacer la moitié gauche de la maison. Tromper sa femme, c’est douloureux pour les enfants ; fonder un deuxième foyer, c’est leur planter un couteau. »
Comme Hajja, la plupart des femmes acceptent la venue d’une nouvelle épouse pour ne pas se retrouver à la rue ou humiliées par un divorce. Elles se disent consentantes mais au fond d’elles-mêmes, il ne reste que le désarroi. Le jour où Mohamed a fait venir Zayna dans son couple, il a aussi perdu quelque chose. L’amour que lui portait Hajja s’est envolé aussitôt. Il l’avait trahie.
Ghalia Kadiri (envoyée spéciale à Casablanca (Maroc)