L’image traditionnelle de la Suède en tant que patrie d’un Etat-providence social-démocrate progressiste s’est estompée depuis plusieurs décennies. Au moins depuis les crises profondes de l’économie suédoise au début des années 1990 [voir graphique au bas de d’article sur l’évolution des divers PIB « nordiques » comparée avec la France], le parti social-démocrate (SAP [1]) a accepté les grandes lignes d’une politique économique néolibérale incluant des dérégulations et des privatisations du secteur public.
Dans le même temps, l’organisation du parti, autrefois si impressionnante, a été fortement affaiblie. Le SAP a perdu 2/3 de ses membres au cours des deux dernières décennies et la Confédération syndicale des ouvriers (LO), étroitement affiliée au parti, a vu ses effectifs réduits de ¼ au cours des dix dernières années. Le parti, qui, au cours de 85 ans, n’avait été absent du pouvoir que durant neuf ans, a perdu le pouvoir au profit d’un gouvernement de droite en 2006. Au cours des huit années qui ont suivi, ce gouvernement de droite a accéléré le démantèlement du secteur public en multipliant les privatisations et les réductions d’impôt.
Lorsque les sociaux-démocrates sont revenus au pouvoir en 2014, ils l’ont fait à partir d’une position extrêmement affaiblie. Le parti, qui remporta pendant longtemps environ 45% des voix, vient alors d’atteindre le seuil de 31%. Au pouvoir avec son parti allié, le Parti Vert [qui obtint 6,89% des suffrages] et avec le soutien parlementaire du Parti de gauche [qui rassembla 5,72% des voix], le gouvernement était encore minoritaire. Et il n’avait ni l’ambition ni le pouvoir de changer fondamentalement la politique du gouvernement sortant.
Le résultat le plus spectaculaire des élections de 2014 a été la montée des Démocrates de Suède, les populistes de droite. Ils ont réussi à plus que doubler leurs voix, en atteignant 12,86% [par rapport aux 5,7% de 2010], ce qui impliquait qu’aucun des blocs politiques traditionnels n’a été en mesure de former une majorité.
• Contrairement à ses partis jumeaux au Danemark [Dansk Folkeparti – Parti populaire danois] et en Norvège [Parti du Progrès], le parti des Démocrates de Suède plonge ses racines dans des organisations ouvertement racistes et pro-nazies. Depuis la fin des années 1990, une nouvelle génération de jeunes dirigeants a réussi à mettre sur pied une organisation partisane efficace, à partir de quelques bastions locaux dans le sud de la Suède. La xénophobie et l’orientation anti-immigration furent la principale plate-forme idéologique du parti et la principale raison pour laquelle il a pu gagner des électeurs. Avec une influence parlementaire croissante, ce parti s’est efforcé de minimiser sa rhétorique la plus ouvertement raciste, expulsant même certains de ses représentants les plus zélés.
Récemment, le parti a aussi essayé de mettre l’accent sur ses traits nationaux-conservateurs, s’approchant de courants similaires en Pologne et en Hongrie. Leur politique économique et sociale est proche de celle du parti conservateur [qui porte le nom de Modérés].
Pendant longtemps, il y a eu un accord de facto entre les partis traditionnels au parlement afin d’essayer d’isoler les Démocrates de Suède et de s’abstenir de négocier avec eux. C’est la raison pour laquelle les partis de droite ont accepté la coalition rouge-verte en 2014.
• L’énorme vague de réfugié·e·s en 2014 et 2015 – respectivement 80’000 et 160’000 sont arrivés en Suède – a changé la situation politique presque en une nuit. Jusqu’en octobre 2015, il y avait un large consensus sur le fait que les Suédois étaient prêts à « ouvrir leur cœur », pour citer l’ancien chef du parti conservateur Fredrik Reinfeldt. Au départ, seuls les Démocrates de Suède ont critiqué l’immigration massive. Lorsque le parti a commencé à se développer et que les lacunes dans l’organisation de l’accueil des réfugié·e·s sont devenues évidentes, la plupart des principaux partis, y compris la social-démocratie, ont accepté de mettre un point d’arrêt à cette pratique et d’adapter la politique suédoise d’immigration aux critères minimums de l’UE. Ce changement n’était pas seulement une adaptation formelle, il s’accompagnait d’une montée des sentiments anti-immigrés, d’une agitation anti-musulmane et d’exigences pour une législation plus sévère dirigée contre ce qui était prétendu être des crimes liés aux immigrants, y compris de la part des partis traditionnels, dont les sociaux-démocrates au gouvernement.
Il est évident que l’une des raisons de cette évolution réside dans la manière dont ont réagi les sociaux-démocrates et les conservateurs face aux Démocrates de Suède. Comme on pouvait s’y attendre de l’expérience d’autres pays, leur revirement de tactique n’a pas fonctionné. Les Démocrates de Suède ont continué à se développer aux dépens de ces deux partis, en particulier.
• Le résultat de l’élection de septembre 2018 confirme cette conclusion. Les sociaux-démocrates sont tombés à 28,4% [moins 2,8%], leur résultat le plus bas depuis leur victoire électorale obtenue en 1921 [avec 36,2% des suffrages]. Les conservateurs [Modérés] ont perdu encore plus, soit 3,5%. Et les Démocrates de Suède ont gagné près de 5%, atteignant les 17,5%.
Un autre résultat intéressant de ces élections réside dans le résultat obtenu par le Parti de gauche qui a gagné 2,2% pour obtenir 7,9%. Ce parti a fait une bonne campagne et a réussi à mobiliser un nombre impressionnant de jeunes. Les Verts, en revanche, ont payé un lourd tribut pour leur coalition avec les sociaux-démocrates. Ils ont perdu un tiers de leurs voix par rapport à 2014. Ils étaient proches, avec 4,3%, de ne pas atteindre le quorum fixé à 4% pour disposer d’une représentation parlementaire.
Cette tendance a été encore plus forte dans les grandes villes ; les élections nationales régionales et locales ont lieu en même temps en Suède. Avant les élections, l’alliance rouge-verte détenait la majorité à Stockholm, Göteborg et Malmö. Les gains du Parti de gauche n’ont pas pu compenser les grosses pertes des Verts.
Même si les Démocrates de Suède sont nettement plus faibles à Stockholm et à Göteborg en particulier – avec seulement 8% des voix – ils peuvent empêcher une majorité du bloc de gauche et du bloc de droite [voir le graphique publié à la fin de l’article publié sur ce site, en date du 9 septembre ; il intègre les résultats disponibles dans la nuit du 9 au 10 septembre].
Dans une perspective européenne, le résultat des élections n’est peut-être pas étonnant. La Suède s’adapte à une tendance internationale.
• Cependant, dans le contexte suédois, il s’agit d’une situation nouvelle et le résultat est un sérieux revers à plusieurs égards. Deux d’entre eux méritent d’être mentionnés ici. Le premier réside dans la menace d’une réelle influence des Démocrates de Suède sur la politique quotidienne du gouvernement. Il y a actuellement une impasse entre les deux blocs politiques traditionnels et les Démocrates de Suède pourraient décider de qui sera le prochain Premier ministre. La ligne de démarcation qui existait jusqu’à présent entre les partis politiques traditionnels et le populisme xénophobe de droite extrême n’existe plus. Il est évident que les conservateurs sont prêts à entamer des négociations formelles ou informelles avec les Démocrates de Suède afin de pouvoir former un gouvernement de droite. L’expérience danoise démontre à quel point les conséquences peuvent être désastreuses dès lors que de telles formations peuvent fixer l’agenda politique.
Le second est lié à la gauche et à la classe ouvrière. Il est vrai que le Parti de gauche – les anciens communistes (PC) – a obtenu des gains substantiels – de 5,7 à 7,9% – et surtout a pu mener une campagne électorale étonnante auprès des jeunes. Cependant, la gauche n’a jamais été aussi faible qu’aujourd’hui, en réunissant 35% environ de l’électorat. Et la majorité de la classe ouvrière ne vote plus à gauche. Il y a 30 ans, 80% de la classe ouvrière votaient pour les sociaux-démocrates (et 10% pour les communistes). En 2014, 50% des membres de LO ont encore voté pour les sociaux-démocrates. En 2018, seuls 37% d’entre eux ont voté ces derniers (et 10% pour le Parti de gauche).
Il est évident que la principale raison pour laquelle les sociaux-démocrates ont perdu leur forte position au sein de la classe ouvrière est qu’ils ont abdiqué face à ce qui était autrefois leur principale force : la défense d’un Etat-providence fondé sur l’égalité et la solidarité. Rien n’indique qu’ils ont tiré un enseignement quelconque de cette leçon. La principale ambition de la direction du parti pour résoudre la conjoncture politique présente est d’essayer de former une coalition avec les partis bourgeois, ce qui supposerait un nouvel affaiblissement de l’Etat-providence et des attaques renouvelées contre les droits de la classe ouvrière.
Kjell Östberg
Source : Trésor de France