“La démocratie est morte, Kora est morte”, a lâché Kamil Sipowicz, mari de l’artiste emportée par un cancer le 28 juillet dernier, à l’âge de 67 ans. Un an plus tôt, celle qui était surnommée la “Mick Jagger polonaise” en référence à sa longue carrière musicale et à son engagement politique avait déclaré à la presse : “Le gouvernement détruit mon pays. Le parti [Droit et justice, conservateur] s’approprie l’État. C’est la destruction de mon bonheur à la fin de ma vie, de tout ce en quoi je croyais et à quoi j’ai travaillé.Les gens en Pologne n’ont-ils vraiment pas conscience que leur pays est en train d’être détruit sous leurs yeux ?”
En effet, constate le quotidien d’opposition Gazeta Wyborcza, pendant que Pearl Jam, Massive Attack, U2 ou encore le vrai Mick Jagger adressent des témoignages de soutien aux démocrates et aux féministes polonais, les chanteurs locaux, eux, ne parlent plus aujourd’hui que d’“amour et de fêtes” :
À en juger par les paroles des chansons polonaises les plus populaires cet été, il n’y a que du côté des étrangers que nous pouvons espérer un commentaire sur notre situation politique, ou bien sur les malaises sociaux et les conflits internationaux.”
Des engagements conjugués au passé
La Pologne n’est pourtant pas dépourvue de tradition de chansons engagées. “Les années 1980 avaient apporté une pluie d’artistes qui décrivaient le communisme, le parti unique, [le syndicat libre] Solidarnosc et l’état de siège.Ils parvenaient à enregistrer malgré la censure.” Kora s’inscrivait dans ce courant. Avec son groupe Maanam, actif de 1976 à 2008, elle a vendu plusieurs millions de disques.
Même après 1989, l’implosion du bloc de l’ex-Union soviétique et le début de la démocratisation, “la politique, la révolte et les commentaires durs n’ont pas disparu des chansons, au contraire.Des groupes comme Kult et Obywatel G.C. ont décrit la situation d’un pays qui traversait une transformation politique, sociale et économique extrêmement rapide. Leurs analyses se sont révélées meilleures et plus durables que bien des pavés de sociologues.”
En outre, à la même époque, “l’explosion du hip-hop polonais” a ajouté un nouveau registre à la critique sociale, jusque-là préemptée par le rock et le punk. Mais, vingt ans plus tard, “les rappeurs des années 1990 sont devenus riches et leurs jeunes collègues pensent surtout à vite gagner beaucoup d’argent”.
L’exemple américain
Certes, de nos jours, il existe encore une poignée de chanteurs polonais qui manifestent un engagement politique, admet le journal, mais leur audience, mesurée par le nombre de vues sur YouTube, est bien plus faible que celle des groupes qui se placent en tête du hit-parade.
Or, remarque Gazeta Wyborcza, la scène musicale américaine démontre que “la pop mainstream peut directement monter sur les barricades et bien se monétiser tout en portant un message engagé à des millions d’auditeurs”, comme le font The Roots et Childish Gambino.
Revenant à la Pologne, Gazetaémet l’hypothèse que l’absence d’engagement des artistes n’est peut-être pas tant un choix de leur part qu’un “diagnostic de la position de leurs fans”. Puisque la jeunesse reste pour le moment en grande majorité indifférente à l’évolution du pays, “nous ne devrions pas être surpris que la politique reste en marge de la musique”.
Gazeta Wyborcza
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