Le 17 février, le Kosovo célébrait son Dixième Anniversaire. La nation la plus jeune d’Europe a été forgée sous forme de pays à l’issue de la guerre d’indépendance de 1999 contre les forces de sécurité du gouvernement de Serbie qui, durant quatre ans, se sont livrées à une persécution débridée contre la population d’origine ethnique albanaise, dans la province du sud-ouest.
Près de deux décennies après la cessation des hostilités, les victimes de l’oppression demeurent toujours au Kosovo. Parmi elles, la communauté LGBTQI (lesbienne, gays, bisexuels, trans, queer et intersexe) du pays.
Officiellement, la législation en matière de droits humains et les dispositions relatives à l’État de droit au Kosovo sont de loin supérieures à celles des pays voisins. De fait, les fondations de ces lois ont été établies par les fonctionnaires détachés par les pays qui avaient prêté main forte à la nation sécessioniste dans sa guerre contre Belgrade et qui ont subséquemment été chargés d’administrer le territoire à l’approche de sa déclaration d’indépendance.
Il existe cependant un refrain bien connu des personnes qui suivent de près l’évolution de la situation à Pristina, la capitale du Kosovo : « La législation est une chose, mais l’appliquer c’en est une toute autre. »
La protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est inscrite dans la Constitution du Kosovo depuis juin 2008. Nonobstant, les Kosovar(e)s LGBTQI prêt(e)s à publiquement s’afficher en tant que tels pourraient se compter sur les doigts des deux mains. Qu’elles aient ou n’aient pas fait leur coming-out, les personnes qui ont accepté de parler à Equal Times ont livré des témoignages saisissants de ce que cela signifie d’être jeune et gay dans le plus jeune pays d’Europe.
Parmi eux, Ismail Cakolli est l’un des rares à être officiellement sorti du placard. Il est le fondateur de l’ONG Mouvement pour l’égalité des genres au Kosovo. Avant ça, Cakolli était présentateur à la chaîne de radio-télédiffusion nationale RTK. Bien qu’il ait quitté le showbiz, Cakolli reste une personnalité très populaire.
Lors de notre entretien dans un café sur la principale rue piétonnière de Pristina, notre conversation était constamment interrompue par des fans ou des amis qui voulaient le saluer – parmi eux, un ex-champion olympique de boxe. Au fil de notre conversation, toutefois, se dessinait le tableau d’un accueil beaucoup plus froid.
« À deux occasions, des gamins de mon quartier m’ont lancé des pierres », m’a-t-il confié. « Je n’ai pas porté plainte à la police car je n’avais pas de preuves. »
Avec ou sans preuve, que cela ait servi à quelque chose semble contestable, si l’on se fie aux expériences que lui et d’autres LGBTQI kosovars ont pu avoir.
Lorsqu’un jour, lui et un ami ont voulu se rendre dans un bar qui a depuis fermé ses portes, le personnel de sécurité leur a clairement fait comprendre que les personnes de leur orientation sexuelle n’étaient pas les bienvenues.
« Nous sommes allés au commissariat où ils nous ont ri au nez et ont commencé à faire des plaisanteries sur nous en nous demandant comment on s’y prenait pour faire l’amour etc. », explique-t-il. La plainte est restée sans suites. « Jusqu’à ce jour, pas un seul cas n’est passé devant les tribunaux, et c’est là le plus gros problème. »
Constamment dans l’ombre
En 2011, pour la première fois, Pristina a eu un bar gay. Ça n’a duré que quelques jours. Niché dans les soubassements du stade de football de Pristina, le Pure Pure Bar a discrètement laissé entendre que la clientèle LGBTQI était bienvenue.
Audacieux, un membre du personnel a même placé une annonce sur GayRomeo, un site de rencontres. Un journal local a immédiatement réagi en publiant un article qui a soulevé un flot de menaces et d’insultes adressées au personnel et aux clients du bar, d’après de nombreux membres de la communauté LGBTQI kosovare.
Après avoir tenté de joindre l’ancien propriétaire du Pure Pure Bar, Equal Times a été informé par divers intermédiaires que celui-ci préférait ne pas parler à la presse, ne tenant pas à voir se répéter son calvaire de 2011.
Blerim – nom d’emprunt – va bientôt terminer l’école secondaire. Nous nous sommes retrouvés au Dit e Nat, un café-librairie du centre-ville. Menu végétarien et macchiatos, sonorités indie et jazz, et une clientèle plutôt jeune et branchée où se mêlent artistes et jeunes fonctionnaires. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un bar gay, Dit e Nat se veut « gay friendly », quand bien même il ne s’affiche pas ouvertement comme tel. Blerim dit que c’est un des trois endroits au Kosovo où il se sent complètement à son aise.
Quant aux deux autres, le premier est un café implicitement ouvert aux clients gays et l’autre est un appartement particulier situé dans le centre-ville. C’est aussi là qu’est domicilié le Centre for Equality and Liberty (CEL), une ONG mise sur pied il y a cinq ans et ayant pour vocation de protéger les droits des LGBTQI. Pour des motifs de sécurité, son adresse physique n’est pas indiquée sur son site web. À la place, cette adresse est transmise de bouche à oreille, comme un lieu de sanctuaire et de soutien.
N’importe quel après-midi de la semaine, vous y trouverez des dizaines de personnes entassées dans le minuscule centre d’accueil. Parmi elles, des personnalités connues du monde du spectacle lors d’une pause dans leurs répétitions ou encore des adolescents qui ont fini l’école pour la journée. Au CEL, ils rigolent, ils plaisantent et se détendent durant les quelques heures qu’ils ont pour être réellement eux-mêmes.
Un rapport publié en décembre dernier par la Youth Initiative for Human Rights (Initiative jeunesse pour les droits humains) explore les raisons du malaise qui touche une partie de la jeunesse kosovare dans le contexte scolaire.
Il souligne le recours à une langage discriminatoire dans les manuels scolaires et relève notamment que dans l’un d’eux l’homosexualité est décrite comme une « maladie » et un « comportement criminel ». De même, un manuel de biologie signale que l’homosexualité « s’écarte d’une conduite normale et constitue une forme de conduite déviante ».
Lors de la visite d’Equal Times dans l’appartement du CEL, l’ambiance était particulièrement animée. Et pour cause, le CEL était en pleins préparatifs de la toute première Gay Pride de l’histoire du Kosovo. Blerim se trouvait parmi les organisateurs.
« Ça fait un peu peur mais en même temps je trépigne d’en faire partie », dit-il. « J’appellerais ça une semi-Pride, car pour moi la Pride c’est quand on célèbre, or nous ne sommes pas encore libres de célébrer. »
Sa réserve est justifiée. Le jour de la Saint-Valentin 2014, un collectif artistique formé de quatre femmes répondant au nom de Haveit a offert une performance artistique dans le cœur de Pristina dont les répercussions allaient surpasser de loin ce qu’aucune d’elles n’aurait pu anticiper.
Lors d’une conversation à la fin de l’année dernière devant une galerie d’art de Pristina qui occupe les locaux d’un ancien club de boxe, Lola Syla, une des membres de Haveit, a rappelé l’origine de la performance.
« Nous étions dans un café en train de discuter à propos de la Saint-Valentin et de comment toutes ces célébrations se rapportaient aux personnes hétérosexuelles, alors que les personnes appartenant à la communauté LGBTQI ne peuvent même pas se tenir par la main », a-t-elle dit. « On discutait de tout ça, puis tout est survenu extrêmement rapidement. À peine deux jours avant, on s’est dit : « Allez, on va se prendre en photo en train de s’embrasser. »
La photo n’a pas tardé à faire le buzz. Trois heures à peine après avoir été postée en ligne, elle avait déjà été partagée 90 fois, selon Balkan Insight. Mais tandis que certains envoyaient des messages de soutien, d’autres ont posté des photos de gibets et de pendaisons et ont accusé les artistes d’avoir jeté l’opprobre sur la culture et les traditions albanaises.
« Nous avons vraiment eu peur. Nous avons reçu des centaines de menaces sur notre page Facebook », dit Syla. « On est allé à la police et ils étaient déjà au courant que c’était nous qui avions photographié le baiser. Quelqu’un s’était déjà plaint que des filles s’embrassaient dans la rue. Ils ont écouté notre histoire mais ce qui les intéressait le plus c’était de savoir si nous étions lesbiennes. »
La recommandation de la police ? Supprimez la photo.
Des signes de progrès
Quatre ans plus tard, la situation pour la communauté LGBTQI au Kosovo, bien que très loin d’être idéale, montre certains signes de progrès. Le défilé de la Gay Pride s’est déroulé sans heurts, le 10 octobre, et les réactions adverses aux thématiques LGBTQI dans les arts du spectacle se sont nettement atténuées par rapport au passé, du moins à en croire l’accueil qui a été fait à une nouvelle pièce de théâtre.
Jeton Neziraj, probablement plus que n’importe quel autre dramaturge actif dans le pays aujourd’hui, ne cesse de repousser les limites des thématiques considérées acceptables au Kosovo. L’automne dernier, à la première de son dernier outing intitulé 55 Shades of Gay, la police a été déployée à l’entrée de la salle. Il s’est avéré que leur présence n’était pas nécessaire.
Il n’y a pas eu de menaces de mort, aucune perturbation lors du spectacle et aucun acte de vandalisme ciblant la gigantesque affiche publicitaire qui, comme l’a fait remarquer Neziraj, est tranquillement restée accrochée à la façade du Théâtre National deux semaines durant.
Le dramaturge ne croît, toutefois, pas que les homophobes du Kosovo aient disparu ou changé d’opinion au cours des dernières années.
« Ils savent que toute démonstration publique d’homophobie ou tout discours haineux entraînera rétribution, autrement dit qu’ils seront tenus responsables », a-t-il dit. « [Mais] pour moi, le seul fait que ce spectacle ait eu lieu au Théâtre national à Pristina est déjà un grand signe de l’émancipation populaire autour de cette problématique. Cela ne signifie pas que les gens aient changé d’avis mais pour moi c’est déjà assez que le spectacle ait pu se dérouler sans protestations. »
Entretemps, la communauté LGBTQI du Kosovo attend que le processus émancipatoire se complète. Dans un sondage d’opinion de 2015 réalisé par le national Democratic Institute, 81% des LGBTQI kosovars consultés ont affirmé avoir fait l’objet d’abus psychologiques dû à leur orientation sexuelle, et 29% ont signalé avoir été victimes de violence physique en raison de leur sexualité. La moitié des personnes ayant signalé des attaques physiques ont indiqué que les auteurs de ces attaques étaient dans la majorité des cas des amis.
Mais l’exemple venant de plus haut ne vaut guère mieux. Si les politiques éminents du Kosovo se parent de discours pro-LGBTQI et assistent aux événements opportuns, c’est essentiellement pour courtiser les ambassadeurs des pays qui appuient le Kosovo.
Prenez, par exemple, le président du parlement kosovar, Kadri Veseli. En 2015, selon le site web du parlement du Kosovo, Veseli aurait déclaré que grâce à sa constitution et sa culture de tolérance, le Kosovo était en mesure d’être « aussi efficace que possible dans la lutte contre les préjugés et les stéréotypes qu’affrontent les membres de la communauté LGBTQI ».
Cependant, des écoutes téléphoniques divulguées par les médias l’année suivante ont révélé que les sentiments exprimés par Veseli en privé n’étaient peut-être pas en adéquation avec ses déclarations publiques, lorsqu’on l’entend se référer à un politicien de l’opposition comme un « peder » - tantouze en albanais.
Combien de temps la communauté LGBTQI du Kosovo devra-t-elle donc encore attendre pour son émancipation ? D’après Blerim, l’étudiant de secondaire : « Peut-être cinq ou dix ans, puis ce sera une Pride des plus belles. »
Jack Davies
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