En mars 2016 le cœur de Bagdad battait au rythme d’un sit-in devant les murs en béton qui entourent la « zone verte », où se trouvent le siège du gouvernement central, les ambassades étrangères et où réside la totalité des nouveaux dirigeants irakiens. Le leader chiite Moqtada Al-Sadr s’était invité à cette manifestation, donnant au gouvernement une semaine pour se dissoudre au profit d’un gouvernement de technocrates, choisis selon leurs compétences et non leur affiliation à des partis à base communautaire. Le 1er avril, le premier ministre Haïdar Al-Abadi a présenté un nouveau gouvernement de seize ministres, dont quatorze choisis sur la base de leur« compétence » et de leur« intégrité » n’appartenaient à aucun parti. Les manifestants de la place Tahrir à Bagdad ont dénoncé un remaniement de façade et décidé en mai d’occuper le Parlement, insistant sur la nécessité de remettre en question les bases communautaires du système politique irakien mis en place sous l’occupation américaine en 2003 et de juger les politiciens irakiens coupables de corruption.
La pression de la rue a fait bouger les lignes, mais la participation d’Al-Sadr ne fait qu’ajouter un chapitre à la protestation populaire, commencée le 31 juillet 2015, et qui se poursuit aujourd’hui. Lancée par des citoyens ordinaires et des militants politiques sur la place Tahrir de la capitale et dans tout l’Irak, elle exprimait l’exaspération générale des citoyens face à la corruption et à la mauvaise gouvernance des gouvernements post-2003.
« PAIN, LIBERTÉ ET UN ÉTAT CIVIL »
Ces protestations se sont rapidement muées en mouvement populaire de masse [1] — soutenu même par l’ayatollah Ali Sistani, éminente personnalité religieuse — dénonçant le régime irakien et exigeant des réformes radicales. Depuis, tous les vendredis, des manifestants se rassemblent sur les places principales des grandes villes irakiennes comme Nadjaf, Nassiriya, Bassora ; on y entend les mêmes slogans qu’au centre de Bagdad : « Bismil din bagouna al haramiya » (au nom de la religion nous avons été volés par des pillards) et « khoubz, hurriyah, dawla madaniya » (pain, liberté et un État civil). Les manifestants dénoncent la nature confessionnelle et corrompue du système politique fondé sur des quotas ethnoreligieux et qui a porté au pouvoir une élite incompétente, surtout constituée d’islamistes et de chiites conservateurs ou revenus d’exil, et préoccupés de leurs seuls intérêts.
Les manifestants du vendredi, membres de groupes indépendants de la société civile ou militants de gauche, sont divisés au sujet de la participation des sadristes (partisans de Moqtada Al-Sadr), qui sont au cœur du mouvement. Falah Alwan et Houssama Al-Watani figurent parmi les plus sceptiques. Tous deux militants de longue date, Houssama Al-Watani étant l’aîné des deux, je les ai rencontrés dans leur bureau de la Fédération des conseils et des syndicats de travailleurs d’Irak, au centre de Bagdad. Ils estiment que le mouvement, d’abord séculier, a été instrumentalisé par les sadristes. Cette critique, exprimée également dans Saout al-Itijaj al-Jamahiri (La voix de la révolte populaire), une revue dédiée aux récentes mobilisations, est construite sur une vision non confessionnelle et marxiste de l’action politique. Selon Alwan et Al-Watani, toute référence à la religion constitue une aliénation et un obstacle à l’émancipation. Les deux hommes considèrent donc toute forme de partenariat avec les islamistes comme une menace pour le mouvement, « une terrible erreur des gens de gauche, séduits par le populisme des islamistes ».
Mais la plupart des militants rencontrés à Bagdad se montrent beaucoup plus nuancés. Hina Edwar, leader de l’organisation Al-Amel et membre important de Shabakat al-Nisaal-Iraqiyat (Réseau des femmes irakiennes), principale plateforme des militantes indépendantes et des organisations pour la défense des droits des femmes, se montre pleine d’espoir quant à l’avenir des manifestations. Je l’ai rencontrée dans les bureaux d’Al-Amel à Kerrada, au centre de Bagdad, le jour même où elle s’est rendue au sit-in avec une délégation de militantes du Réseau des femmes irakiennes. Bien que critique du conservatisme et du populisme des sadristes, particulièrement concernant les questions de genre, Hina Edwar est favorable à leur participation, qu’elle estime positive. La présence dans la rue de la base prolétarienne et populaire du mouvement, poussée par Moqtada Al-Sadr, constitue pour elle une démonstration d’unité nationale et de citoyenneté qui arrive à point au moment où, après des semaines de mobilisation, un certain nombre de manifestants sont fatigués de descendre dans la rue tous les vendredis.
Comme Hina Edwar, de nombreuses militantes féministes rencontrées à Bagdad insistent sur la nécessité d’associer le combat pour l’égalité des sexes à celui pour les droits sociaux. Pour les militantes du Réseau, la citoyenneté de tous, sans condition d’ethnie ou de religion, est la pierre angulaire de la défense du droit juridique des femmes.
Saad Salloum, jeune écrivain défenseur des minorités ethniques et religieuse en Irak est sur la même position : il faut défendre en même temps l’égalité de tous sans considération de l’ethnie, de la religion ni de la confession, et l’égalité des sexes. Salloum est le rédacteur en chef du magazine culturel Masarat, dont les bureaux se trouvent dans le quartier chrétien de Kerrada. Salloum insiste pour associer le mouvement pour la justice sociale aux questions d’égalité ethnoreligieuses. Il travaille à la base pour promouvoir une « culture de la diversité » et une citoyenneté « fondée sur l’égalité totale et sans condition ».
POUR UNE RÉFORME GLOBALE DU SYSTÈME POLITIQUE
Place Tahrir, se côtoient des militants radicaux, des poètes, des écrivains, des universitaires et des militantes des droits des femmes. C’est comme si les discussions passionnées qui avaient commencé dans les librairies de la rue Moutanabi étaient transportées tous les vendredis sur la place, résumées en slogans et banderoles. Vendredi 1er avril, dans l’après-midi, la mobilisation n’est pas très importante. C’est le jour de l’annonce de la formation d’un nouveau gouvernement par le premier ministre Haïdar Al-Abadi. Les jeunes femmes sont beaucoup moins présentes que les jeunes hommes. Celles qui sont là sont pour la plupart rassemblées sous la banderole qui proclame : « la nomination de ministres en dehors des quotas est le premier pas vers une réforme globale », formule créée par Jassim El-Helfi, un membre important du Parti communiste irakien.
Un autre groupe, composé surtout de jeunes hommes, lance des slogans comme « Nihayatkum qariba » (votre fin est proche). Dhurgham Ghanem et Jamal Mahmoud, deux manifestants indépendants présents dans ce groupe, affirment qu’ils resteront mobilisés parce qu’ils ne sont pas satisfaits de ces « réformes limitées ». Tous deux déclarent que ce mouvement a forgé leur politisation et constitue un premier pas vers l’organisation de groupes de jeunes indépendants, dédiés à la justice sociale et au combat contre l’impérialisme. Selon Ghanem, « cette mobilisation est la continuation d’un combat plus large contre l’impérialisme, car ce sont les forces impérialistes qui ont institutionnalisé le confessionnalisme en Irak par le système des quotas communautaires [2]. C’est la conséquence directe de l’occupation de l’Irak et des politiques impérialistes destinées à ruiner et à détruire le pays. »
Les deux hommes font part de leur difficulté à trouver des financements pour poursuivre leurs activités en tant que militants indépendants. En outre, des membres de leur groupe — y compris Mahmoud — ont été victimes de violences et d’arrestations par la police et les services de sécurité.
Cette violence des « hommes de la sécurité » de l’État a été subie par d’autres militants avec qui j’ai parlé à Bagdad, comme Dhurgham Al-Zaïdi, frère du fameux Mountazer, l’homme qui a jeté sa chaussure à la figure George W. Bush en septembre 2009. Militant indépendant et bien connu de la société civile, Dhurgam Al-Zaïdi a subi plusieurs fois la brutalité de la police après avoir participé aux manifestations du vendredi sur la place Tahrir. Dans le café Redha Alwan, sur la rue principale de Kerrada, il raconte que lui et de nombreux autres jeunes militants indépendants ont été attaqués par des inconnus sur le chemin du retour à la maison. Selon lui, ces hommes sont envoyés par des officiels du gouvernement pour affaiblir le mouvement de protestation populaire et traumatiser les militants radicaux. Ce qui n’empêche pas Al-Zaïdi de continuer son action à la base pour l’égalité sociale et contre la pauvreté. Il n’est pas affilié à un parti ni financé par quiconque. C’est un choix courageux, qui le rend plus vulnérable que les membres de groupes formellement organisés.
Toutefois des protestataires ont aussi reçu un peu de soutien de parlementaires, telle la célèbre députée Shirouk Al-Abayaji. Avant de devenir députée de l’Alliance civile démocratique, un parti de gauche, Al-Abayaji était membre du Réseau des militants pour les droits des femmes, ainsi que militante sociale et écologiste. Quand je l’ai rencontrée à Bagdad, elle venait tout juste de prendre ses distances avec son parti et avait décidé de continuer son mandat comme députée indépendante. Al-Abayaji a soutenu les manifestants depuis le début du mouvement et organisé des discussions, tant dans des rassemblements publics que privés, avec les jeunes militants de la société civile de la place Tahrir.
MOJA ET LA PENSÉE LIBRE
Continuant mon exploration des mouvements de base indépendants de la jeunesse irakienne [3], je suis allée à Nadjaf, à environ 180 kilomètres au sud de Bagdad, pour rencontrer Yasser Mekki et Mountazer Hassan, tous deux membres de Moja ( la vague). Passer la porte toujours ouverte de leur café-bibliothèque, c’est pénétrer dans un autre monde, contrastant avec l’atmosphère chiite conservatrice et traditionnelle de Nadjaf. Ce local de la rue principale de Koufa, encombré de livres et de pop art, est géré par des jeunes, hommes et femmes, la plupart étudiants des universités locales, qui louent ce deux-pièces avec leur propre argent. Ils m’ont accueillie chaleureusement et nous avons discuté de leur travail depuis quelques années. Un travail très varié qui revient en général, comme le dit Mekki, à « former les gens à la pensée critique et à la liberté de penser », à « les pousser à lire autant que possible et des livres aussi variés que possible » et à « promouvoir une culture de liberté et d’égalité de tous, sans distinction de classe, de genre, d’ethnie ou de religion ».
Moja a beaucoup participé à la campagne nationale de la société civile « Ana Iraqi, ana aqra » (je suis Irakien, je lis) qui soutient l’alphabétisation et organise un événement culturel annuel avec distribution de livres sur la promenade Abou Nuwas, sur les rives du Tigre. Complètement indépendants des partis politiques et refusant tout financement, irakien ou étranger, les militants de Moja ont été à la pointe de la protestation contre la corruption et le confessionnalisme à Nadjaf. Ils distribuent aussi des livres enveloppés de papier-cadeau aux passants dans les rues de la ville, pour les encourager à lire de la littérature variée. Ils ont organisé des événements pour lever des fonds en faveur des familles de déplacés chrétiens ou sunnites fuyant l’occupation de l’Organisation de l’État islamique dans leurs villes du nord et de l’ouest de l’Irak. Afin de promouvoir le dialogue interreligieux et les droits des minorités, ils ont encouragé les habitants de Nadjaf à participer aux fêtes de Noël avec leurs compatriotes chrétiens, érigeant et décorant un sapin de Noël baptisé « shejerah al-salam » (l’arbre de la paix) dans la rue Al-Rawan, l’une des principales artères de la ville. Moja invite régulièrement des auteurs traitant de philosophie, de religion, de culture et de politique à présenter leurs œuvres et à débattre librement avec le public.
En quelques années seulement, le groupe a réussi à gagner en notoriété et popularité et a même reçu le soutien de plusieurs figures importantes du clergé chiite de Nadjaf. Pourtant, il provoque aussi discrimination et rejet, y compris des menaces de mort de la part de milices religieuses conservatrices. Mountazer Hassan raconte comment le propriétaire du premier local loué a reçu des menaces de mort, et leur a demandé de partir juste avant l’ouverture au public. Il ne voulait pas prendre la responsabilité de louer à un « groupe radical ». « Fermer et trouver un autre endroit a été assez douloureux pour nous, particulièrement après avoir passé autant de temps avec les volontaires pour repeindre les pièces et régler tous les détails pour l’inauguration », dit Hassan. Les femmes de Moja sont encore plus exposées aux pressions et aux menaces, car discriminées à la fois à cause de leur sexe et de leur refus de se conformer aux normes de la société.
Le mouvement de protestation populaire, dans la continuation de celui qui a émergé en 2011, est une réponse au désespoir et à la tension qui ont suivi la prise et l’occupation de Mossoul par l’OEI en juin 2014. Avec des banderoles et des slogans, des citoyens ordinaires, des manifestants politiquement impliqués ou indépendants expriment une vision politique en dehors des identités fondées sur les confessions ou les communautés. Ils dénoncent pacifiquement mais clairement le lien entre la montée de l’OEI, la corruption et le confessionnalisme ; comme le dit l’une des banderoles les plus célèbres de la place Tahrir, « Daesh et la corruption sont les deux faces d’une même pièce ». Dans ce climat de militarisation, les jeunes de la place Tahrir et les groupes de base indépendants comme Moja apportent de nouvelles façons d’être irakien, créatives et pleines d’espoir, dans un pays traumatisé par des décennies d’autoritarisme [4], d’occupation militaire impérialiste, de guerre confessionnelle et de fragmentation du territoire.
ZAHRA ALI