Dans le Minnesota bat le cœur de l’Amérique progressiste, celle qui a vu les révoltes ouvrières améliorer durablement la vie des forçats de la route. En 1934, en pleine Grande Dépression, une grève massive des camionneurs, ajoutée à d’autres mobilisations (les débardeurs de San Francisco, les ouvriers de l’automobile de Toledo...), a abouti à la création, un an plus tard, du Committee for Industrial Organization (CIO), la célèbre centrale syndicale alliée à l’American Federation of Labor (AFL).
« Mon grand-père, Leslie Edgar Wachter, était un jeune homme de 21 ans en 1934, pendant la grève contre la baisse des salaires et l’augmentation du temps de travail », raconte, dans le bureau de l’International Brotherhood of Teamsters, le syndicat auquel sont affiliés les routiers, Mme Debra Hilstrom, élue démocrate à la Chambre des représentants du Minnesota. « Dans ma jeunesse, on ne savait pourquoi mon grand-père était allé en prison. Ma sœur et moi pensions qu’il avait fait quelque chose de terrible. On ignorait tout, jusqu’à ce qu’on découvre la vérité dans les années 1980, quand il fut honoré par les Teamsters comme un héros. Nous avons découvert alors quecent trente grévistes comme lui avaient été emprisonnés dans la foulée des manifestations. Il avait été condamné à dix-huit mois de prison fédérale [il en purgea finalement huit], car les grèves étaient interdites à cette époque. » M. Edward Reynoso, directeur politique du Joint Council 32 des Teamsters, précise : « Les ratscabs de l’époque n’étaient pas des travailleurs intérimaires : c’était la police, qui donnait un badge et une arme à tout citoyen américain voulant s’attaquer aux grévistes. Aujourd’hui, beaucoup de policiers sont syndiqués aux Teamsters ! »
Quatre-vingts ans après les révoltes de Minneapolis, les lois du Minnesota ont beau reconnaître les syndicats, les grévistes doivent toujours faire face à l’impétuosité du patronat, qui ne recule devant rien pour continuer à écouler ses marchandises en période de conflit social. Sur le piquet de grève de J. J. Taylor, tout le gratin politique local de gauche s’est succédé, du maire de la ville, M. Jacob Frey, aux élus à la Chambre des représentants, tel le démocrate Keith Ellison. Peu importe aux yeux de l’entreprise : pour briser la grève, il suffit de faire appel à Huffmaster, le « leader de l’assistance aux entreprises confrontées à des grèves ».
« Trente secondes, les amis, reculez-vous ! » Le poing brandi, l’autre main sur le capot de la camionnette aux vitres teintées, l’un des vigiles de Huffmaster (tous noirs, sauf leur chef, blanc) compte jusqu’à trente, tandis qu’un autre filme la scène. Sous les pluies d’insultes, les employés de Huffmaster restent impassibles. C’est leur travail, qu’il s’agisse de remplacer des professeurs, des agents hospitaliers, des ouvriers d’usine ou des chauffeurs-livreurs. « Vous vous rendez compte de ce que vous faites ?, leur lance M. Reynoso. On se bat pour notre sécurité au travail et vous venez nous prendre notre boulot pour le compte de cette direction irresponsable ! Bande de ratscabs ! Honte à vous. Ratscabs ! » Ces chauffeurs-livreurs, dont beaucoup ont plus de trente ans de métier, assistent au spectacle de l’arrivée des chauffeurs « jaunes » du fond de leurs sièges, leurs tatouages luisant au soleil, les packs d’eau dans la glacière. Ce sont des costauds, mais qui n’en font pas assez selon leur direction : elle planifiait de supprimer les tournées à deux livreurs et de multiplier par quatre le nombre de fûts de bière de 80 kilos (175 pounds) que les livreurs doivent porter chaque jour jusque dans les sous-sols des bars de la ville. Un nouveau « plan de route » qu’elle qualifiait de « dynamique » ; un « projet dangereux pour la santé des travailleurs »,tonne M. Reynoso.
Il est seize heures. Onfranchit le piquet de grève pour atteindre les bureaux de l’entreprise, avant d’être intercepté par un trio de vigiles de Huffmaster, qui menacent derechef de nous traîner devant les tribunaux américains pour « violation de propriété privée » — en l’occurrence celle du président-directeur général floridien de J. J. Taylor, M. Christopher Morton, qui a refusé toutes nos demandes d’entretien. Du « théâtre de rue », estimera ce patron, à la tête d’une fortune de 2,3 milliards de dollars (1,98 milliards d’euros) [1]. « Tout ça est symbolique, commente M. Reynoso. Ce n’est pas sur le piquet de grève qu’on gagne les luttes : c’est en empêchant les entreprises de travailler correctement, en organisant le boycott, en nouant des alliances avec les bars et en les convaincant de refuser les livraisons par les ratscabs. On a lancé unhashtag (#RatScabBeer) sur notre nouveau compte Twitter et on a reçu beaucoup de soutien de la population. Une cinquantaine de bars et de magasins d’alcool sont avec nous. Ce n’est pas énorme, puisque l’entreprise revendique près de 3 500 clients. Mais chaque jour, il y en a de nouveaux. »
Le 25 mai 2018,au terme de sept semaines de grève, après avoir dépensé 1 million de dollars par semaine en chambres d’hôtel, restaurants, location de camionnettes et salaires pour les briseurs de grève, la direction de J. J. Taylor accédait aux revendications des grévistes et annonçait renoncer à son nouveau « plan de route dynamique ». Les livreurs pourront continuer à assurer à deux les livraisons dans les sous-sols des bars des Twin Cities [2], afin d’acheminer les fûts du breuvage préféré des Américains.
Julien Brygo
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