Pendant la grève générale, à Renault-Billancourt. DR.
L’année 68 en France et dans le monde
Le 18 janvier 1968, la grève commence dans l’usine Saviem à Caen, puis s’étend aux entreprises de l’agglomération. Le 24 janvier, le préfet envoie les gendarmes mobiles déloger dans la nuit les piquets de grève. Les ouvriers décident de demander des comptes et de marcher sur Caen. Face aux « forces de l’ordre », les plus jeunes grévistes sortent de leurs poches des boulons et commencent à les lancer.
Depuis quatre ans, les Etats-Unis bombardent le Vietnam. En 1968, 500 000 soldats américains sont sur place pour soutenir le régime anticommuniste du Sud. Les 30 et 31 janvier (au moment de la fête du Têt), le Front national de libération lance par surprise une offensive contre une centaine de villes.
« I am a man » (je suis un homme) : le 12 février 1968, 1300 travailleurs du service de la voirie de Memphis, noirs dans leur quasi totalité, se mettent en grève pour obtenir la reconnaissance de leur syndicat. Martin Luther King vient les soutenir ; le 4 avril, il est assassiné.
La solidarité avec le Vietnam galvanise la jeunesse du monde (en France, elle fait suite au soutien à l’indépendance algérienne qui a radicalisé des franges militantes et permis de tisser des liens au-delà des appartenances organisationnelles). Le 18 février, à l’appel de l’organisation étudiante SDS, des milliers de manifestants venus de toute l’Europe se rassemblent à Berlin, notamment une importante délégation française emmenée par la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) et les ESU (étudiants du PSU). Le 11 avril, Rudi Dutschke, dirigeant du SDS est grièvement blessé par balle.
En France, les étudiants se mobilisent depuis la rentrée 1967 contre le plan Fouchet de sélection à l’université. Par ailleurs, un mouvement a démarré dans plusieurs résidences universitaires contre les conditions de vie et des règlements intérieurs archaïques. L’université de Nanterre est à la pointe du mouvement. La police y intervient. Xavier Langlade, étudiant à Nanterre et militant de la JCR, est arrêté suite à une action contre la guerre au Vietnam devant l’American Express ; le 22 mars, un meeting de solidarité pour sa libération et le droit à l’expression politique à l’université est organisé à Nanterre.
1968 fut d’abord un mouvement international et une révolte contre l’ordre de Yalta, dans lequel la bourgeoisie capitaliste d’un côté, les bureaucraties héritières du stalinisme de l’autre, se partageaient le monde pour exploiter et opprimer.
A l’Est, Pologne, Yougoslavie et Tchécoslovaquie voient émerger les aspirations populaires à un socialisme autre que sa caricature stalinienne. Dans leur « Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais », Kuron et Modzelewski dénoncent le « socialisme des directeurs » et soulignent que « la révolution antibureaucratique est l’alliée naturelle du mouvement révolutionnaire dans le monde ». A l’Ouest, l’impérialisme américain a soutenu le coup d’Etat des colonels grecs en avril 1967, intervient à sa guise en Amérique latine, fait de la Corée du sud soumise à la dictature et du Japon des bases arrières de son intervention au Vietnam.
Les mystificateurs
Après d’autres, Sarkozy a fait un cheval de bataille de la critique réactionnaire de Mai 68 : « je propose aux Français de rompre radicalement avec l’esprit, avec les comportements, avec les idées de Mai 68 » (discours du 27 avril 2007). Depuis la fin des années 1970, il est par ailleurs habituel de voir réduits « les évènements » au geste d’une « génération », et d’expliquer que le terrain a été ainsi déblayé pour la modernisation de la société et de l’économie, la libération de l’individu…
L’historienne Kristin Ross souligne que 68 est ainsi réduit à une « histoire officielle (…) qui affirme que la société capitaliste d’aujourd’hui, bien loin de symboliser le déraillement ou l’échec des aspirations du mouvement de Mai, représente au contraire l’accomplissement de ses aspirations les plus profondes ».[1] Les tenants de cette lecture se divisent en deux camps, ceux qui s’en félicitent bruyamment et ceux qui semblent le regretter. Parmi les premiers, on trouve ceux que Guy Hocquenghem dénonçait en 1986 comme les « ex-gauchos, ex-contestataires, ex-révoltés, ex-maris toujours en divorce de Mai 68 » [2], et dont on se contentera de citer les deux macroniens en vogue, Cohn-Bendit et Goupil. Mais il y a aussi ceux qui semblent le regretter. Comme Régis Debray et, dans un genre plus frelaté, le philosophe réactionnaire Jean-Claude Michéa. Dès 1978, Debray qualifiait Mai de « contre-révolution réussie » et écrivait que « Mai 68 est le berceau de la nouvelle société bourgeoise » car « la bourgeoisie se trouvait politiquement et idéologiquement en retard sur la logique de son propre développement économique ».[3]
Kristin Ross dénonce à juste titre cette opération de substitution qui s’appuie sur un Mai dont le projet se réduirait à quelques graffitis sur les murs et à un déroulement exclusivement parisien. Elle démonte point par point l’argumentation qui oublie la grève ouvrière et le fait qu’elle se soit prolongée à travers tout le territoire au moins trois semaines après le fameux protocole de Grenelle du 27 mai. Ce même « récit » jette aux oubliettes les centaines de blessés hospitalisés et les cinq morts au moins [4] du côté des participants au mouvement, dont Gilles Tautin à Renault-Flins et deux ouvriers de Peugeot-Sochaux, Pierre Beylot et Henri Blanchet. A ce propos, l’historienne Ludivine Bantigny [5] relativise l’« humanisme » du préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, dont la lettre aux policiers (du 29 mai, soit près d’un mois après le début des affrontements) n’a nullement mis fin aux brutalités policières.
68 en France et dans le monde fut un mouvement de protestation contre l’ordre ancien dans toutes ses dimensions, exploiteuses et oppressives. Certes, il y eut des particularités nationales. La brèche du 68 tchécoslovaque a été ouverte par la crise économique, les contradictions de la bureaucratie et la force des jeunes et des travailleurs. Le 68 américain, qui a eu de fortes dimensions culturelles, a été marqué par la lutte des Afro-américains (qui eurent des dizaines de morts durant les émeutes consécutives à l’assassinat de Martin Luther King) et la guerre du Vietnam. On pourrait multiplier les exemples.
La spécificité du 68 français
Ce qui fait la spécificité du 68 français (et également de l’Italie) est la jonction du mouvement étudiant et de la grève ouvrière. En mai-juin 1968, la grève générale se construit et diffuse par la base, sans mot d’ordre national ni constitution d’un Comité central de grève comme en novembre 1947. Lors d’un colloque organisé par la CGT en mai 1978, les dirigeants confédéraux, René Buhl et Georges Séguy, ont justifié cette démarche par une volonté démocratique. René Buhl déclarait ainsi que « non, il n’y a pas eu de mot d’ordre national, les décisions du bureau confédéral et du CCN de la CGT ont été fondées sur le choix d’un processus démocratique, laissant aux travailleurs le soin de décider avec leurs organisations syndicales. C’est le même processus qui a été mis en œuvre pour la reprise du travail ». Ce à quoi il est possible de répondre : « cette soudaine humilité antibureaucratique est commode. Laissant aux travailleurs et à leurs organisations syndicales la responsabilité de l’initiative locale, elle laisse aussi aux directions nationales les mains libres pour conduire à leur gré les négociations. »[6]
C’est ce qui s’est effectivement produit au cours de discussions de près de 64 heures où la délégation de la CGT posait des « préalables » (abrogation des ordonnances de 1967 sur la sécurité sociale, échelle mobile des salaires…) avant d’y renoncer (l’abrogation des ordonnances devient ainsi un « engagement » gouvernemental à une discussion au parlement…). L’aboutissement est un document sans titre dont les points forts sont la hausse du SMIG et la reconnaissance du droit syndical dans l’entreprise. Le gouvernement le considère comme une victoire. Outre que peu avait été cédé, ainsi que l’écrira Edouard Balladur (alors membre du cabinet du Premier ministre, Pompidou) : « la France entière constate que le Premier ministre était parvenu à trouver des interlocuteurs, les avait réunis, avait su s’entendre avec eux ; c’était un fait accompli, la preuve que le gouvernement était encore en vie, que les syndicats reconnaissaient son existence et acceptaient son autorité ».[7]
La CGT confédérale présente de manière positive le résultat des négociations et se trouve confrontée au refus des grévistes (en premier lieu à Billancourt) ; les grèves continuent. Les négociations aussi : le 28 juin s’ouvrent des discussions sur la Fonction publique (Pompidou avait obtenu que les pourparlers de Grenelle ne la concernent pas), conclues le 2 juin par un relevé de conclusions.
Une reprise n’ayant rien de spontané
Le pouvoir reprend la main sur le terrain politique avec l’annonce par De Gaulle, le 30 mai, de la dissolution de l’Assemblée et de l’organisation d’élections législatives. Immédiatement, le PCF annonce qu’il y participera. L’Humanité du 6 juin titre « Reprise victorieuse du travail dans l’unité ». Dans ce contexte, la CFDT confédérale ne sait pas vraiment ce qu’elle veut, parcourue d’orientations différentes, oscillant et partagée entre mouvementisme, espoir dans la gauche non communiste, méfiance vis-à-vis du PCF et défense (surtout à la base) des revendications (ce qui la fait apparaître comme plus radicale que la CGT dans les entreprises).
Quant à la direction de la CGT, elle suit le PCF et tente d’organiser le reflux du mouvement. Lors du Comité confédéral national du 13 juin, Georges Séguy parle de la grève au passé alors qu’elle se poursuit dans bon nombre d’entreprises.8 La dénonciation anti-gauchiste redouble et le 11 juin, le décret de dissolution des organisations révolutionnaires ne suscite pas la moindre protestation du PCF et de la CGT.
Le pouvoir, quant à lui, s’organise. Le 21 mai, à Paris, les véhicules de la voirie sont débloqués et l’armée prend en charge le ramassage des ordures. Le 31 mai, les piquets sont évacués devant les dépôts pétroliers, armée et police escortant les camions citernes. L’armée organise un service postal. Les directions d’entreprise tentent de passer à l’offensive au nom de la « liberté du travail » et prétendent organiser des votes sur la reprise dans le dos des syndicats. Début juin, la police intervient à Flins et à Peugeot-Sochaux. Pourtant, la mobilisation continue, chez les travailleurs comme chez les étudiants (diverses initiatives communes sont organisées). La grève se poursuit, entreprise par entreprise, et permet aux salariés d’arracher des concessions supplémentaires non négligeables.
Aller plus loin ?
Une dernière question se pose pour ce 68 français : était-il possible d’aller plus loin ? Dans un article récent, Isaac Johsua souligne que « l’enjeu » de 68 était avant tout l’ébranlement d’un pouvoir et d’une société archaïques. Pour lui, les limites du mouvement renvoient largement à l’hétérogénéité entre les aspirations des étudiants, futurs techniciens et cadres, et la réalité de la « classe ouvrière traditionnelle (…) forgée et éduquée par le despotisme d’usine. Cette classe ouvrière, qui s’est affirmée pendant le mouvement de mai-juin comme l’opposant le plus formidable à la bourgeoisie était aussi, en quelque sorte, le symétrique de la société d’ordre que combattait le mouvement. D’où, une incompréhension qui ne découlait pas seulement de la prégnance du PCF ou de problèmes de langage. »[9]
On peut discuter de cette vision de la classe ouvrière, de ses aspirations et de sa politisation, mais une telle représentation de Mai 68 fait surtout largement abstraction de la politique et des orientations en présence (en premier lieu, celle de la force hégémonique au sein de la classe ouvrière, le PCF). Si tout n’était pas possible, « d’emblée l’action des responsables politiques et syndicaux visait à limiter les potentialités du mouvement au lieu de les développer (…) En 1968, le mouvement était assez puissant pour qu’il fût possible de s’engager dans une autre voie, d’explorer d’autres horizons. Ceux qui, à différents titres, eurent les responsabilités décisives, refusèrent de tenter ces possibles ».[10] Accepter d’emblée les élections, pousser à la reprise du travail n’était pas une obligation. Quels autres enchaînements politiques et sociaux auraient pu en résulter, nul ne le sait : « l’action politique révolutionnaire ne suit pas une route droite dont les étapes et le terme sont connus d’avance. »
Henri Wilno
1. « Mai 68 et ses vies ultérieures », Agone, 2010.
2. « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col mao au Rotary », Agone, réédition 2014.
3. « La démocratisation du narcissisme », L’Express, propos recueillis par Christian Makarian, publié le 07/05/2008.
4. Alain Delache et Gilles Ragache, « La France de 68 », Seuil, 1978. Pour sa part, l’historienne Michelle Zancarini-Fournel décompte 7 décès.
5. Ludivine Bantigny, « 1968. De grands soirs en petits matins », Seuil, 2018.
6. Daniel Bensaïd et Alain Krivine « 1968, fins et suites », La Brèche, 2008.
7. Emmanuelle Giry, in « 68, les archives du pouvoir. Chroniques inédites d’un Etat face à la crise », L’iconoclaste, 2018.
8. Xavier Vigna, « L’insubordination ouvrière dans les années 68 », Presses universitaires de Rennes, 2007.
9. « Mai 68. Cinquante ans déjà… Quelques éléments d’analyse », Contretemps n° 37, mai 2018.
10. Daniel Bensaïd et Alain Krivine, op. cit.
• Créé le Mercredi 20 juin 2018, mise à jour Mardi 26 juin 2018, 10:36 :
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68 : l’extrême-gauche et l’eau qui monte
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« Les temps sont en train de changer (…) L’eau autour de vous commence à monter (…) Car le perdant d’aujourd’hui sera le gagnant de demain », chantait Bob Dylan en janvier 1964.[1] C’est dans ce contexte transformé qu’agissent des « groupuscules » qui, dans la France de l’avant-1968, représentent avant tout une espérance.
Malgré leur faiblesse globale et leurs divisions, les courants révolutionnaires avaient réussi à jouer un rôle non négligeable à certains moments cruciaux. D’abord, dans la grève de Renault en 1947 qui avait ébranlé l’Union nationale de la Libération. Ensuite, dans la solidarité avec la lutte du peuple algérien. Plus récemment, ils ont dénoncé le ralliement du PCF dès le premier tour des présidentielles de 1965 à l’opération politicienne de François Mitterrand et se sont investis dans la solidarité militante avec la lutte des Vietnamiens contre l’impérialisme américain.
La gauche officielle reste essentiellement bipolaire, clivée entre un parti socialiste pro-américain et qui avait été au gouvernement pendant la guerre d’Algérie, et un parti communiste dominant dans le monde ouvrier, très peu déstalinisé, totalement suiviste par rapport à l’URSS et en même temps à la recherche d’une unité avec les socialistes. Face à cette gauche, les groupes d’extrême-gauche maintiennent, de façons diverses, trois idées-forces : la notion d’un socialisme autre que celui qui prétend exister en URSS et chez ses satellites, l’internationalisme, la nécessité d’une révolution pour en finir avec le capitalisme.
Le bilan de l’activité des courants révolutionnaires avant 68 n’est donc pas nul. Néanmoins, toutes les fractures de l’histoire du mouvement ouvrier se reflètent dans ces petits groupes, au recrutement surtout intellectuel. Pendant des années, leur isolement a été accru par l’hostilité sans faille que leur témoignait le parti communiste, visant à annihiler toute expression indépendante de leur part. Les militants d’entreprise étaient marginalisés, exclus de la CGT, voire dénoncés au patron ; les activités publiques des organisations (réunions, distribution de tracts, ventes de la presse) se réalisaient sous la menace permanente de l’intervention de « gros bras » staliniens. Sur le plan syndical, une présence ouverte de l’extrême-gauche n’était guère possible qu’au sein de la FEN (Fédération de l’éducation nationale) avec la tendance Ecole émancipée et, moyennant parfois certains compromis, au sein de Force ouvrière (où l’on retrouvait des anarcho-syndicalistes et des trotskystes « lambertistes » – voir ci-dessous).
Un nouveau contexte
On ne comprendrait pas le regain de l’influence diffuse ou directe de l’extrême gauche, dès avant 1968, si on ne tenait pas compte d’un contexte qui, dans les années 1960, commence à se renouveler sur plusieurs plans pour créer, en particulier dans la jeunesse, quelque chose dont la chanson de Bob Dylan est l’expression et qui ressemble à « l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime » évoqué par Trotsky, et à concentrer ainsi la « vapeur » indispensable au mouvement.[2]
Sur le plan politique, on peut distinguer trois éléments essentiels : la constitution du PSU (parti socialiste unifié), la fragmentation du mouvement communiste (stalinien) international et le développement élargi d’une conscience anti-impérialiste. Si le PSU figure dans cette énumération, c’est parce qu’au début des années 1960, alors que les organisations révolutionnaires sont encore très faibles, ce parti accompagne le refus radical de la guerre d’Algérie, est un lieu de confrontation des idées sur la transformation sociale nécessaire, et aussi de radicalisation militante (le PSU est ainsi la première adhésion politique d’Arlette Laguiller).[3] Aux côtés des courants moderniste (dont une des principales figures est Michel Rocard) et unitaire (pour l’unité entre socialistes et communistes), y existe une tendance « socialiste révolutionnaire » animée par des militants issus des courants trotskystes qui mènent dans le PSU un travail idéologique ainsi qu’un investissement dans le secteur entreprises.[4] En 1964, les principaux animateurs du courant S-R quittent le PSU mais cela ne signifie pas la fin d’une gauche au sein de ce parti, ni même de la référence au marxisme révolutionnaire, notamment au sein de son organisation étudiante (les ESU) à laquelle appartient Jacques Sauvageot (principal animateur de l’UNEF en mai 68).
Par ailleurs, deux des plus grands partis communistes se distancient de l’URSS. En 1964, après des années de frictions, le PC chinois rompt totalement avec l’URSS, accusée d’être devenue « révisionniste » et « social-impérialiste ». Par ailleurs, de façon plus feutrée, depuis la fin des années 1950, le PC italien a commencé à soutenir la nécessité d’un « polycentrisme » du mouvement communiste international, tout en manifestant une plus grande ouverture vis-à-vis des courants critiques ; le contraste est fort avec le PCF, toujours crispé sur sa fidélité à l’URSS.
Ceci, dans un contexte international marqué d’abord par la guerre d’Algérie, puis par la révolution cubaine, le coup d’Etat des colonels grecs (avril 1967) et la lutte du peuple vietnamien. Des secteurs significatifs de la jeunesse révoltée par la barbarie impérialiste se forgent une conscience internationaliste démarquée de la politique du PCF qui se contente d’appeler à la « paix au Vietnam ». Ces tensions se réfractent tout particulièrement dans l’Union des étudiants communistes où vont s’affronter, outre les fidèles à la ligne du PCF, « italiens », prochinois et fraction de gauche qui donnera naissance à la JCR (voir ci-dessous).
Sur le plan idéologique, la pensée marxiste connait un regain de vivacité, polymorphe et indépendant des normes fixées par le PCF. Il serait trop long d’en développer les divers aspects mais des terrains de confrontation (cercles de discussion, revues...) existent où peuvent se confronter les divers courants et personnalités. En 1960 ont été fondées les éditions François Maspero : pratiquement tout ce qui compte dans le renouveau de la pensée marxiste, sur le plan de la sociologie, de l’économie et de la politique y sera édité.
François Maspero publie la revue « Partisans », et d’autres revues comme « Les Temps modernes » contribuent au débat idéologique. Une autre composante importante de la pensée critique est la dénonciation des différentes formes d’oppression du monde moderne, de l’aliénation dans un genre de vie capitaliste (où « on perd sa vie à la gagner »), à quoi s’ajoute la dénonciation du conservatisme gaulliste en matière de morale et de mœurs.
Il y a bien sûr aussi le réveil des luttes ouvrières à partir de la grande grève des mineurs de 1963. Ceci alors que les restructurations industrielles se multiplient, que les salaires ouvriers sont particulièrement bas, que les horaires dépassent 48 heures par semaine et que les conditions de travail restent dégradées (en 1968, on recense 2,5 millions d’accidents du travail pour une population salariée active de 16,5 millions de personnes).[5] La peur du chômage augmente. A partir de 1966, des conflits locaux, durs et prolongés, éclatent dans diverses régions (avec à Caen, en janvier 68, des affrontements entre jeunes ouvriers et police).
Enfin, si l’Université reste peu ouverte aux enfants d’ouvriers et d’employés, nombreux sont les étudiants issus des « couches moyennes » qui s’inquiètent pour leur avenir, mettent en cause la structure de l’enseignement qui favorise « les héritiers » (selon le titre d’un ouvrage de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron paru en 1964), d’autant que le pouvoir projette de renforcer la sélection.
Les « groupuscules »
Effectivement, « les temps sont en train de changer » et les arguments de l’extrême gauche deviennent plus audibles. Il est impossible de faire ici un panorama complet de ses composantes ; on se limitera aux courants existant nationalement et préoccupés d’une intervention militante suivie (ce qui laisse de côté, soit des groupes idéologiques comme les situationnistes, soit des organisations dont l’action avait été significative mais était alors en fort recul, comme la Voie communiste qui s’était illustrée dans la solidarité active avec le FLN algérien).
Les anarchistes sont les héritiers d’un des plus vieux courants du mouvement ouvrier français. Ils défendent, avec plus ou moins d’énergie selon les groupes, la grève générale insurrectionnelle et l’autogestion et sont par ailleurs les premiers à mettre en avant le thème de la libération sexuelle. Ils sont divisés par des problèmes d’organisation (quel degré de centralisation faut-il accepter ?) et par le rapport au marxisme. Les groupes les plus significatifs sont la Fédération anarchiste, l’Organisation révolutionnaire anarchiste, plus dynamique et présente chez les étudiants, et les « anarchistes-communistes ». Ces derniers publient la revue « Noir et Rouge » et s’inspirent aussi de Rosa Luxemburg ; ils prônent la création de conseils ouvriers ; Gabriel Cohn-Bendit est alors lié à ce courant.
Les trotskystes
Trois principales organisations se réfèrent au trotskisme. Voix ouvrière (VO) est centrée sur l’implantation dans les entreprises : c’est d’ailleurs par cette priorité qu’elle justifie son existence. Un texte de novembre 1967 intitulé « De la méthodologie organisationnelle » [6] souligne ainsi qu’après la mort de Léon Trotsky, « les organisations trotskystes officielles allaient se révéler totalement incapables de se lier aux masses. Non parce qu’elles se réclamaient du trotskysme, mais parce que leur pratique organisationnelle, leur conception donc du travail nécessaire, étaient étrangères au bolchevisme » et à la nécessité d’un « travail systématique, régulier et quotidien dans les entreprises ».[7]
A la veille de 68, la VO est effectivement présente dans quelques-unes d’entre elles, notamment Peugeot à Sochaux. En 1966, une note des Renseignements généraux (citée par Xavier Vigna [8]) estime à une quarantaine le nombre des bulletins d’entreprise liés à cette organisation. Par contre, la conception de la VO de la « centralité ouvrière » ne se traduit pas seulement en termes organisationnels mais aussi par une forte réserve vis-à-vis des mouvements concernant la « petite bourgeoisie » (donc le mouvement étudiant à ses débuts) et des luttes de libération nationale (son soutien à l’indépendance algérienne ne s’est pas accompagné d’un appui concret aux organisations nationalistes).
La FER (Fédération des étudiants révolutionnaires) est l’émanation de l’OCI (Organisation communiste internationaliste) « lambertiste » (du nom de son principal dirigeant, Pierre Lambert). L’OCI est présente dans quelques entreprises et administrations, notamment en Loire-Atlantique : un de ses militants, Yves Rocton, est secrétaire d’une section FO à l’usine Sud-Aviation de Bouguenais, qui sera une des premières entreprises à poursuivre la grève au lendemain du 13 mai 1968. La FER poursuit un travail d’implantation dans l’UNEF et se caractérise par son sectarisme et sa brutalité vis-à-vis des autres courants. Selon Benjamin Stora, qui fut membre du comité central de l’OCI, ses dirigeants aimaient à dire qu’il faut « savoir utiliser contre le stalinisme les méthodes du stalinisme », mais l’utilisation de méthodes musclées allait bien au-delà et était fréquente contre des militants non-staliniens mais caractérisés comme des ennemis de l’OCI.[9]
La JCR (jeunesse communiste révolutionnaire) est née en 1966 : ses premiers militants ont été expulsés de l’Union des étudiants communistes (et ont été rejoints par des membres de l’organisation étudiante du PSU) mais ses principaux dirigeants étaient déjà en relation avec le Parti communiste internationaliste (PCI), section française de la IVe Internationale. La JCR est quasi exclusivement présente dans la jeunesse scolarisée, même si elle essaie de s’élargir aux jeunes travailleurs et développe une intervention en direction des entreprises ; quant au PCI, son implantation ouvrière, faible mais significative après la guerre et au début des années 1950, s’est totalement effritée au fil des débats internes tendus et des scissions : « à chaque scission, nous avons perdu des militants, et essentiellement des ouvriers », souligne ainsi Michel Lequenne.[10]
Sa faiblesse n’a pas empêché le PCI (et des jeunes de la future JCR) de développer un soutien actif et concret à la lutte des Algériens. Tout en se référant à l’héritage trotskyste, la JCR est ouverte aux autres expériences révolutionnaires, notamment Cuba (la presse la qualifie tantôt de groupe trotskiste, tantôt de groupe castriste [11]) ; elle impulse la solidarité avec le peuple vietnamien au sein du Comité Vietnam national. Si la VO et l’OCI se caractérisent (de façon différente) par une grande rigueur organisationnelle (et, mais c’est un autre débat, par une vision rétrécie de la démocratie au sein d’une organisation révolutionnaire), ce n’est pas le cas de la JCR aux dires mêmes de ses dirigeants : « par rapport aux organisations étudiantes-types, la JCR paraît hypercentralisée et disciplinée. Mais par rapport aux tâches qu’implique l’implantation ouvrière, sa rigueur organisationnelle reste dérisoire ».[12]
La JCR compense cette faiblesse par son activisme et sa capacité, fin 67-début 68, à se saisir « des signes avant-coureurs de mobilisations plus vastes » [13] : rôle des jeunes travailleurs dans les grèves de Redon et Caen, agitation étudiante et lycéenne. Des membres de la JCR participent à la construction des Comités d’action lycéens (aux côtés de militants d’un courant, dissident du PCI, liés à un ancien dirigeant de la IVe Internationale, Michel Pablo). Les militants de l’université de Nanterre décident de s’investir au sein du Mouvement du 22 mars en alliance avec les libertaires de Daniel Cohn-Bendit (ce qui suscite un débat assez vif au sein de l’organisation). La JCR s’engage dès le départ au côté du mouvement étudiant. Mais comme l’a souligné Daniel Bensaïd, « une chose était de se faire exclure […] du PC, en expliquant que toutes les histoires sur l’embourgeoisement de la classe ouvrière avaient leurs limites, autre chose de se retrouver deux ans après devant une grève générale ! » [14]
« La Chine est rouge »…
Les courants maoïstes, qui se proclament marxistes-léninistes, sont issus de la rupture entre la Chine de Mao et l’URSS. Le PCMLF, formé en 1967, est farouchement stalinien et a gagné de vieux militants du PCF. L’UJCML, issue en 1966 de la crise de l’UEC, a d’abord une base surtout étudiante (l’Ecole normale supérieure de Paris est un sanctuaire marxiste-léniniste) ; elle anime les Comités Vietnam de base (distincts du Comité Vietnam national). Elle a fait un tournant vers les quartiers populaires et les usines (où certains de ses militants se font embaucher – l’« établissement ») et se méfie des « petits-bourgeois » et donc du Mouvement du 22 mars à ses débuts. A la veille de mai 68, les maoïstes, dont la vénération pour la « Chine rouge » égale celle que les PC ont pu avoir vis-à-vis de l’URSS stalinienne, pensent qu’ils ont l’avenir devant eux.
Tous les courants qui se réclament de la révolution vont, à la différence du PCF, s’investir dans le mouvement de mai-juin 68 pour le porter le plus loin possible et avec la compréhension, au-delà de leurs divergences, que l’essentiel se jouera dans la classe ouvrière. Trotskystes et maoïstes connaîtront un afflux de militants et une audience sans précédent pendant et à la suite du mouvement. Et ceci, paradoxalement, quelle qu’ait été leur attitude concrète à certains moments-clefs : aussi bien la JCR, qui a joué un rôle important dans les manifestations, que les « lambertistes », qui dans la nuit du 10 au 11 mai ont appelé à quitter les barricades, et l’UJCML toujours prompte à faire preuve de sectarisme et à traquer les déviations petites-bourgeoises. Jean-Christophe Bailly (qui avait, pour sa part, adhéré à la JCR) a sans doute raison quand il affirme : « bien souvent, je pense, des adhésions à tel groupe plutôt qu’à tel autre, et qui se sont durcies par la suite, ont été dues au hasard : parce que tel groupe était là, parce qu’il était animé par des gens plus convaincants et plus actifs ».[15] Le 12 juin 68, les organisations trotskystes et maoïstes (ainsi que le mouvement du 22 mars) sont dissoutes par le pouvoir gaulliste (la dissolution de l’OCI et de la FER seront annulées par le Conseil d’Etat). Ensuite, c’est une autre phase de leur histoire qui commence.
Henri Wilno
1. Bob Dylan, « The Times They Are A-Changin’ ». Cité par Ludivine Bantigny, « Mai 68 – De grands soirs en petits matins », Seuil, 2018.
2. « Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime (…) Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur. » Léon Trotski, préface à l’« Histoire de la révolution russe », premier tome « Février ».
3. Jean-Claude Vessillier, « Le PSU 1960-1989 : retour sur une histoire achevée... », TEAN la Revue, n° 9, avril 2010.
4. Michel Lequenne, « Le trotskisme, une histoire sans fard », Syllepse, 2005.
5. Alain Delale et Gilles Ragache, « la France de 68 », Seuil, 1978. 6 Lutte de Classe n° 10, novembre 1967.
6. Lutte de Classe n° 10, novembre 1967.
7. Cet article n’a bien sûr pas pour objet de discuter de la validité du modèle organisationnel de la VO (poursuivi par Lutte ouvrière).
8. Xavier Vigna, « L’insubordination ouvrière dans les années 68 », Presses universitaires de Rennes, 2007.
9. Benjamin Stora, « La dernière génération d’octobre », Stock 2003 (réédité en poche en 2008 par Hachette).
10. « Les trotskistes, la lutte des classes, la vie », conversation avec Michel Lequenne, https://www.europe-solidaire.org/spip.php ?article10096
11. Daniel Bensaïd et Henri Weber, « Mai 68, une répétition générale », François Maspero, 1968.
12. Daniel Bensaïd et Henri Weber, op. cit.
13. Alain Krivine, « Ça te passera avec l’âge », Flammarion, 2006.
14. « L’événement et la durée… Retour sur Mai 68 », Daniel Bensaïd, Critique communiste n° 188, 2008.
15. Jean-Christophe Bailly, « Un arbre en mai », Seuil, 2018.
• Créé le Mercredi 20 juin 2018, mise à jour Vendredi 29 juin 2018, 09:28 :
https://npa2009.org/idees/histoire/68-lextreme-gauche-et-leau-qui-monte