Août 2016, «août noir». Les mineurs dits «coopérativistes» bloquent les axes stratégiques du pays. Des affrontements avec les forces de l’ordre entraînent la mort de cinq personnes et font des dizaines de blessés dans les deux camps. Jusqu’au drame qui sonne la fin des mobilisations : l’enlèvement, la séquestration puis l’assassinat, le 25 août, du vice-ministre de l’intérieur Rodolfo Illanes, venu tenter une médiation. Le président Evo Morales dénonce un crime «impardonnable» et décrète un deuil national. La crise marque un tournant dans ses relations avec l’un de ses principaux alliés (lire «Evo Morales aux prises avec… ses soutiens»).À l’origine de cette explosion de violence, l’annonce de la révision de la loi des coopératives afin de permettre aux travailleurs du secteur de se syndiquer librement : une «déclaration de guerre», estime M. Carlos Mamani, alors président de la Fédération nationale des coopératives minières de Bolivie (Fencomin). Des coopératives dont certaines semblent n’avoir gardé de ce mode d’organisation que le nom.
Potosí, l’autre grand centre minier du pays, dominé par le cerro Rico, la «montagne d’argent», haute de 4 800 mètres. Dans la famille de M. Miguel Delgadello, on est mineur de père en fils. Lui a gravi les échelons pour devenir chef d’un secteur. Casque sur la tête, bottes aux pieds et feuille de coca au creux de la joue, il explique : «Je travaille avec un second qui a lui-même ses ouvriers. On signe des contrats au forfait, à la tâche ou à la journée. Ici, c’est chacun pour soi.» Au cœur de la montagne, le travail, dur, fauche des vies. Les températures oscillent entre 0 et plus de 40 °C, au milieu des poussières toxiques. Marco Gandarillas, chercheur au Centre de documentation et d’information de Bolivie (Cedib) et spécialiste des questions minières, nous précise l’organisation de ces «coopératives» : «Les bénéfices ne sont pas répartis. Des groupes privilégiés exploitent le travail des autres, avec des journées de travail qui dépassent parfois seize heures. C’est pour cela qu’ils s’opposent à la syndicalisation.»
Il y a quelques années, le président Morales présentait pourtant les mineurs coopérativistes comme les «alliés naturels et inconditionnels» de son gouvernement (Página Siete,novembre 2013). Même son de cloche auprès de M. Simón Condori, dirigeant de la section de la fédération des mineurs de la capitale : «Nous avons été à l’avant-garde du processus de changement et de la lutte contre le néolibéralisme des années 2000»,nous déclare-t-il. Forte de près de 120 000 travailleurs, cette organisation forme un bataillon électoral d’autant plus important que chaque mineur mobilise en général les voix de sa famille.
Depuis 2005, les mineurs coopérativistes soutiennent le Mouvement vers le socialisme (MAS), le parti de M. Morales. En retour, ils détiennent des portefeuilles-clés au sein des administrations et des ministères. En 2006, le ministre des mines Walter Villarroel était issu de la Fencomin, et plusieurs députés émanent de leurs rangs. Selon le Cedib, ils ont bénéficié d’au moins neuf mesures législatives depuis la victoire du président indigène, dont la loi minière, qui «place leurs droits au-dessus de ceux des autres acteurs économiques du pays», estime le chercheur Pablo Villegas, spécialiste des questions énergétiques (lire «Des règles sur mesure»). Et pourtant, en 2016, la fédération affiche une nouvelle liste de doléances. Outre l’annulation de la modification de la loi des coopératives, elle exige la possibilité de s’associer à des entreprises privées (afin que ces dernières assurent l’exploitation de ses concessions), ainsi que l’assouplissement de normes environnementales trop contraignantes à ses yeux.
Des «privilèges intolérables», rétorque devant nous M. Álvaro García Linera, le vice-président, assis sous le portrait de Simón Bolívar dans un salon du palais présidentiel. Architecte de la politique du MAS, il nous présente la contre-proposition faite par le gouvernement avant qu’éclate le conflit : «Soit vous fonctionnez comme des entreprises et vous payez des impôts, soit vous adoptez le statut de coopérative, mais vous renoncez à céder vos concessions ou à les louer à des particuliers.»
Cet ultimatum soulève une question : pourquoi s’attaquer à cette force importante, partie prenante des mouvements sociaux qui soutiennent M. Morales? Sans doute d’abord en raison de la chute du prix des matières premières, qui a étranglé les finances publiques, contraignant l’État à chercher de nouvelles recettes, notamment en élargissant l’assiette de l’impôt minier [1]
. «Le gouvernement essuyait beaucoup de critiques, analyse par ailleurs Ricardo Bajo, rédacteur en chef de l’édition bolivienne du Monde diplomatique. Les gens disaient : “Les mineurs coopérativistes font ce qu’ils veulent parce qu’ils sont les alliés du gouvernement. Tout le monde respecte les règles, paie des impôts, sauf eux.” Or le pouvoir avait enregistré une série de victoires contre les secteurs avec lesquels il était en conflit, et l’opposition était affaiblie. Il se sentait donc assez fort pour faire plier les mineurs et les contraindre à rentrer dans le rang.»
La tension remonte cependant à l’origine même de cette alliance contre nature entre un pouvoir en quête du «socialisme du XXIe siècle» et un secteur moins sensible à l’urgence de la lutte pour l’émancipation. Dans les faits, les coopérativistes semblent avoir profité de leur proximité avec le pouvoir pour «promouvoir un capitalisme sauvage à travers l’adoption du modèle néolibéral de refus de toute régulation étatique», résume le chercheur Claude Le Gouill [2]. Ainsi, dès 2006 et l’arrivée du MAS au pouvoir, mineurs coopérativistes et mineurs salariés de la Corporation minière de Bolivie (Comibol), l’entreprise d’État, s’affrontent pour le contrôle des filons à Huanuni, une mine publique du cerro Posokoni, dans le département d’Oruro. Bilan : 16 morts et 81 blessés. Six ans plus tard, ils exigent encore des concessions dans la mine de Colquiri. Nouveaux affrontements. En 2014, la loi minière, qui intègre une grande partie de leurs demandes, est adoptée après trois années d’élaboration et de négociations ponctuées par de graves conflits entre gouvernement, mineurs coopérativistes et mineurs salariés.
Cinq décrets, suivis de lois, ont renforcé le contrôle sur les coopératives à l’issue de l’épisode violent de 2016. Ils prévoient la restitution à l’État des concessions non exploitées ou cédées à des entreprises privées. Une victoire pour le gouvernement, même si elle compromet la relation avec l’ancien allié. De nouvelles violences pourraient éclater : les coopérativistes menacent de reprendre les manifestations si les suspects en détention provisoire dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat d’Illanes ne sont pas libérés.
À Oruro, devant la mine de San José, un mineur qui veut rester anonyme lâche, définitif, au sujet de la présidentielle de 2019 : «Ya no apoyamos» («Cette fois-ci, nous ne soutenons plus [le MAS]»). Pour l’heure, cette opinion n’est pas majoritaire chez ses camarades…
Amanda Chaparro
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