J’ai rencontré la guerre au début de ma vie d’adulte. C’était en 1975. Je terminais mes études universitaires. Je n’avais pas de projets d’avenir. Le cours de ma vie était déjà élaboré. J’étais une militante active et c’était l’essentiel à mes yeux. Les études et ma vie privée accompagnaient cette fonction principale que j’avais entamée très jeune, en 1967, avec la défaite de juin. A cause de la défaite, une révision, qui se voulait radicale, de la pensée politique était en train d’avoir lieu. J’ai adhéré à cette recherche, délaissant le Parti Communiste que j’avais, en quelque sorte, hérité de mes parents, et partant à la découverte de tout élément utile, en pensée et en action, pour répondre à une préoccupation majeure : le recul constant dans la quête de la réalisation de soi, qui a caractérisé l’histoire arabe contemporaine.
J’appartiens à une génération. Ce n’est pas le sort de tout le monde. Nous avons en commun un espace chargé de rêves, de signes, d’ambitions et de buts, d’expériences et de relations intenses. Cette génération, autant libanaise qu’arabe, a vu sa conscience politique se former entre deux dates : 1967-1982. Je reconnais les miens au regard, me trompant rarement.
Le destin, ou plutôt le présent de cette génération est si diversifié qu’il semble mettre en doute l’existence même de cet espace commun, pourtant dense et bien délimité. Un pareil éparpillement est semblable à l’effet de dispersion de tout objet violemment projeté et brisé. C’est le cas.
J’appartiens à un moment du parcours de cette « nation en devenir perpétuel », qui n’est certainement pas celui de la guerre civile libanaise. Elle ne fut qu’une parenthèse. Il est presque indécent de qualifier ainsi tant de malheurs et de pertes.
La guerre a suspendu nos activités antérieures, nos vies. Certaines parce qu’elles se retrouvaient de l’autre côté des lignes de démarcations, d’autres parce que nos partenaires n’étaient plus.
La nostalgie
Ainsi je n’allais plus au Akkar, cette vaste plaine agricole parsemée de villages. Je m’y rendais trois fois par semaine depuis l’insurrection de 1970, organiser « mes » paysans révoltés contre des rapports ancestraux de servitude. Ils étaient privés de tous biens, d’électricité et d’écoles, de dispensaires et de routes. Eux-mêmes n’étaient plus révoltés. Ces paysans appartiennent à la communauté alaouite, leur région jouxte la frontière syrienne. A cause de la guerre, ils se sont retrouvés, consentants, sous l’emprise totale du pouvoir de Damas avec lequel « nous » étions en conflit.
Nous : « le mouvement national progressiste » fait de partis de gauche, de nationalistes pan-arabes auxquels se mêlaient quelques dignitaires, et parfois des mouvements islamistes, « en coordination ». Nous : soutenant la Résistance palestinienne, l’OLP, et soutenus par elle.
Un lien qui semblait si tenace s’est ébranlé. Je n’ai plus revu toutes les petites filles auxquelles les paysans avaient donné mon prénom, qui sont devenues aujourd’hui des jeunes femmes, des mères dont j’ignore les enfants.
Ainsi je n’ai plus revu Ehden pendant quinze ans. Ce bourg suspendu aux nuages où j’ai passé toutes les vacances de mon enfance et de mon adolescence, que je considérais autant que ma ville natale Tripoli, comme mon chez-moi. A Ehden, j’ai participé pour la première fois à un ciné-club que dirigeait un père jésuite éclairé. J’ai assisté à Viva Zapata, pendant l’été de mes treize ans et vaincu la timidité de cet âge, pour exprimer publiquement mes passions révolutionnaires et recevoir les applaudissements d’une assistance quelque peu amusée.
Plus tard et pendant des années, la correspondance avec Ehden s’est limitée aux obus lourds et aux cadavres des victimes des barrages stables ou volants.
La guerre remodèle les appartenances. Le collectif qui dicte sa ligne de conduite impitoyable, mène en temps de guerre à des atrocités inimaginables, elles-mêmes consolidant, par le crime commun, le sentiment d’appartenance à une communauté.
Je n’aurai pas besoin de raconter dans le détail les massacres horribles, commis de tous bords, sur tout le territoire du Liban. Ceux, actuels, de Yougoslavie (l’ex) leur ressemblent. Eux-mêmes ressemblent à ceux de l’Espagne des années trente, et de bien d’autres encore.
Nos orgies sanglantes possèdent, elles aussi, chacune un nom. Darayya : un barrage « chrétien » (fait de miliciens de Ehden) arrêta des dizaines de jeunes hommes tous non armés, n’appartenant à aucune milice, probablement totalement apolitisés, et s’ingénia à trouver pour chacun d’eux une mort insolite. Ceux de Ehden reprochaient à leurs captifs d’être de Tripoli et d’être musulmans. L’un fut traîné derrière la Jeep qui faisait les commissions jusqu’aux os, l’autre fut plusieurs fois écrasé par un camion qui transportait comme passagère exclusive, sa mère. D’autres furent suspendus aux crochets des bouchers, tels des moutons, et scalpés. Des rescapés, relâchés après avoir tout vu, arrivent hagards, et racontent. Ainsi se prépare tout de suite dans les esprits, le contre-massacre !
Chekka, quelques mois plus tard. Une attaque soi-disant militairement organisée pour desserrer l’étau sur Tell-Zaatar, le camp palestinien que le hasard avait implanté à l’entrée nord-est de Beyrouth, en pleine région chrétienne. A Tell-Zaatar périront environ trois mille Palestiniens, froidement massacrés dans les ruelles du camp après sa chute, mais surtout à ses sorties où des barrages des « Phalanges » triaient les convois, laissant partir les femmes, amassant les mâles, vieillards et nourrissons confondus, en tas de cadavres.
Chekka donc, quelques jours avant cet apocalypse. Un village de pêcheurs et d’ouvriers dont les usines de ciment rendent l’atmosphère infernale. Les hordes de barbares investissent les lieux, saccagent, pillent et brûlent tout au passage. Je n’oublierai jamais, pour l’avoir vu de mes yeux, ce corps d’une vielle dame, petit chignon de cheveux blancs à la nuque, robe à fleurs minuscules, visage noirci par la mort que brûlait le soleil de juillet, gisant à même le sol de son petit jardin qui sert d’entrée à la maison, son petit-fils (ne l’était-il pas ?) de quelques mois jeté sur sa poitrine, une balle au front. Il y eût des dizaines de morts. Ils étaient chrétiens, et leur village se situe sur l’autoroute qui borde la Méditerranée, reliant Tripoli à Beyrouth. Sur ce littoral de quelque 90 km, défilent Chekka, Darayya, et Tell-Zaatar.
Il faut dire que dans ce beau pays qu’est le Liban, nous vivons dans une grande promiscuité. Du nord au sud, le pays fait 200 km ! La plus grande largeur n’excède pas 80 km. Jolie façade qui cache tant de misère, tant de contradictions. Le Liban s’est forgé une réputation de pays d’aisance et d’indulgence que démentent les explosions répétées de guerres civiles et de révoltes sociales franches ou camouflées.
Dans cet espace restreint, les massacres commis et ceux en instance de l’être réduisaient les territoires, obligeant chacun à rester (ou à fuir vers) « chez soi ».
Mais la guerre suscite d’autres départs, d’autres ruptures et déchirements.
Nabil, Saïd et les autres
J’ai fait ma première connaissance intime avec la mort au début de la guerre civile, en octobre 1975, quand mon grand ami Nabil s’est vidé lentement de son sang, au milieu d’une rue de Beyrouth, atteint au ventre par un franc-tireur, lors de la bataille dite des « Grands Hôtels ». Pendant des heures, son camarade est resté caché sous une voiture, les rafales et ses blessures lui interdisant tout mouvement. Plus tard, et pour me consoler, il m’a dit que Nabil n’avait pas souffert, qu’il était évanoui.
Les hommes se consolent comme ils peuvent, tout devient relatif. La mort sans souffrance est un moindre mal. Enterrer un corps vaut mieux que ne pas le retrouver, savoir avec certitude que son être le plus cher est bien mort est préférable à la tourmente de l’ignorance : demandez aux familles des kidnappés disparus sans plus de traces, voyez les lettres publiques des dizaines de mères qui demandent « à savoir ».
Malgré Nabil, et tant d’autres plus tard, je ne me suis pas familiarisée avec la mort violente. A chaque fois, elle m’ébranlait et me révoltait. La seule mort familière est celle de mon père. Je crois que les premières, étant en quelque sorte provoquées, sont évitables. La mort d’un père, insupportable douleur, s’inscrit dans l’ordre des choses.
Nabil était mon compagnon du Akkar des périodes difficiles, quand planait un danger véritable. Il était également mon compagnon de la lutte estudiantine, entre 67 et 70. C’est d’ailleurs à l’Union des Etudiants (nous étions encore lycéens mais très efficaces) que je l’ai rencontré. Un garçon tendu comme le fil d’un arc, que j’avais détesté au début, le trouvant trop machiste, trop nassérien, et trop laid. Je m’étais trompée. Notre amitié s’est forgée au fil des jours, dans les moments de joie et de peine, et durant les grèves et les manifestations, qui devenaient de plus en plus violentes, pour finir dans le sang en avril 1970 lors de la manifestation de soutien à la présence politique palestinienne.
Nabil avait entre-temps quitté l’école pour devenir ouvrier métallurgiste dans une grande usine sur l’autoroute menant à Chekka. Après 1970, il avait rejoint les Fedayins palestiniens au Golan pendant deux ou trois ans. Je recevais des lettres où il me décrivait les paysages et les femmes, me racontant les anecdotes de sa vie quotidienne. Ses lettres devenaient plus fréquentes après chaque opération ou tout bombardement israélien. Puis il est revenu s’entraîner aux arts de la lutte armée ce qui était devenu l’OACL (l’Organisation de l’Action Communiste au Liban, sorte d’évolution vers le marxisme du principal mouvement nassérien auquel ont adhéré des groupes gauchistes hétérogènes).
J’y étais, depuis sa fondation, membre du comité central et secrétaire régional du Liban-Nord. Au début de la guerre, je fus élue au bureau politique. Nomination et responsabilités hors normes : j’étais alors la seule femme qui siégeait à ce niveau d’instances dans l’OACL et dans les autres partis politiques du pays, qui n’était pas désignée pour représenter le secteur de la Femme, n’était ni l’épouse ni la proche d’un homme influent, et qui prenait la tête d’une section principale de cette formation politique réputée active. Source indéniable de satisfaction. Je savais par contre qu’il fallait prouver incessamment son mérite, et que celui-ci dépassait de loin ce qui était exigé des « hommes ». Cette leçon, la principale que toute femme tire d’une expérience quelque peu conséquente, je la connaissais intuitivement déjà, pour avoir eu à me débattre dans les différents domaines d’action militante que j’avais investis auparavant. S’affirmer comme « leader » en temps de guerre, commander aux hommes, donnait encore plus de densité à cette exigence.
Avec le début de la guerre, Nabil est devenu le commandant de la force d’intervention rapide de l’OACL. Il était le plus expérimenté, mais aussi le plus courageux, et celui dans lequel les camarades avaient le plus confiance. Il croyait dans son rôle, ne se ménageait pas et répugnait à toute feinte. Il fut le premier à mourir.
Nabil était évidement beau garçon. Cette première impression de laideur était peut-être la seule chose que je lui ai cachée. Sinon, s’était établie entre nous une limpidité qui nous rendait indispensables l’un pour l’autre.
Nabil était mort depuis des mois quand l’horreur de Chekka et la riposte non moins horrible des Phalanges, alliés à ce moment-là aux Syriens, eurent lieu. Le tout dans une logique d’épuration communautaire de plus en plus évidente. J’avais décidé de me rendre à Beyrouth, pensant qu’il y avait une très grave erreur et croyant aux vertus de la discussion. Pour y parvenir, il fallait emprunter la voie de la mer, via Chypre. Le bateau qui me transportait fut intercepté par la marine israélienne et je me suis retrouvée en captivité.
Mais ceci est une autre histoire.
Quelques jours plus tard, je fus relâchée et parvins enfin à Beyrouth. Là, deux surprises m’attendaient, toutes deux mauvaises.
A mes récits sur les événements racontés avec toute la fougue de ma jeunesse et de mon tempérament, prouvant la trahison de hauts responsables qui vouaient les opérations menées au Nord pour secourir Tell-Zaatar, à la tournure ouvertement confessionnelle et à l’échec, dans le but d’attiser cette correspondance de massacres, la réponse fut glaciale : « Notre chère petite camarade, vous connaissez la science de la politique mais ignorez son art ». C’était dit sur un air paternel, faussement indulgent et tranchant.
Cette confrontation à laquelle nous participions pour défendre la résistance palestinienne que des circonstances multiples avaient installée au Liban, cette confrontation dont nous espérions profiter pour modifier la structure politique libanaise, que nous qualifiions de « féodalité politique », cette confrontation était donc vouée au marasme des guerres civiles.
Au téléphone, on m’annonça la mort de Saïd. J’avais pressenti le danger qui le guettait, et m’étais employée durant tous les mois précédents à le protéger. En secret, car de tels « sentiments » étaient indignes de toute rationalité, et le ménagement contraire à l’exercice équitable dont doit faire preuve le responsable du sort des autres. Saïd était ouvrier dans une fabrique de pierres pour le bâtiment. Il avait appris à lire et à écrire parmi les camarades, et n’a pas voulu suivre sa famille immigrée en Australie au premier coup de feu. C’était un cadre syndical en temps de paix, calme et discret, travailleur infatigable. Un homme sur lequel on pouvait compter. Il était le contretype même du milicien, et je l’envoyais à la tête de toute expédition où pointait la menace des « dérapages » de la violence bestiale dont seuls les humains sont capables. Frêle et patient, il était très ferme au bon moment. Saïd semblait sortir des romans révolutionnaires. Un héros positif. Il fut stupidement tué dans un accrochage insignifiant sur un des "fronts” de la guerre civile qui se perpétuait.
Combien sont-ils de part et d’autre, les semblables de Saïd ? Les noms des criminels abjects prenaient de la renommée, on vantait leurs capacités meurtrières, et un bazar de surenchère en la matière était ouvert dans le pays.
Si l’Histoire est faite de violence, si la violence est inhérente à l’exploitation, à l’oppression, au pouvoir, comment garder le discernement entre les différentes formes et degrés de recours à la force, entre Saïd et le “boucher" de Darayya ou l’éventreur de Chekka. Comment et pourquoi l’homme est-il capable de tant d’horreur, gratuite la plupart du temps, c’est-à-dire superflue à l’accomplissement d’un objectif quelconque. Quel est le progrès ? Voilà quelques questions naïves que soulèvent ces morts. Ceux que j’ai décrits, et ceux dont s’encombre le passé et que la télévision continue d’annoncer tous les soirs dans chaque recoin de la planète.
Khalil ou l’anti-politicien
Il y a ceux qui sont morts dans un accrochage, d’une balle, d’un obus, d’une voiture piégée, ou sur un barrage des « autres ». Khalil est mort assassiné dans un attentat prémédité. Il était trop intègre. Fuyant l’école à 15 ans pour aller, des centaines de kilomètres à pied, rejoindre les Fedayin palestiniens, il est revenu, quelques années plus tard, prendre la tête d’une lutte revendicatrice dans son quartier de Tébbané, un des plus misérables du Liban, à la périphérie de Tripoli, où s’entassent des ouvriers et des chômeurs, des paysans arrivés ici par vagues successives d’exode, des voyous et des petits trafiquants. Une agglomération d’à peu près 200 000 habitants, le tiers de Tripoli. La lutte pour l’enseignement ou la santé prenait vite ici une tournure violente, le mécontentement populaire n’avait d’égal que le mépris et la négligence de l’État. Celui-ci avait tendance à envoyer ses gendarmes tabasser toute manifestation dans ce voisinage jugé dangereux.
L’OACL était active dans ce quartier. Nabil et Saïd, par exemple, en étaient originaires. C’est en nous opposant beaucoup sur les moyens d’action adéquats que j’étais devenue l’amie de Khalil et de son frère aîné, mort assassiné en prison. Khalil prit la tête du combat de ces déshérités. Il était marxiste, quelque peu anarchiste, et radical. Il devint lentement islamiste. Non de ceux, fanatiques et bornés, qui se trouvent d’ailleurs dans tous les camps, mais de ces êtres tourmentés par la recherche d’une voie capable de cohérence et de lendemain. Son islam ouvert et moderne était toutefois profond. Nous avons gardé une grande amitié qui s’est même renforcée lors de ses mutations. Il était devenu aussi l’ami de mon père qui, sans partager les résultats auxquels Khalil était parvenu, comprenait et respectait sa quête.
Khalil a été tué au tout début de 1986.
Après l’invasion israélienne de 1982, se déroulèrent les tractations qui mèneront à la situation actuelle. Des hommes tels Khalil n’y avaient pas leur place. Il n’était pas intimidable, possédant la quiétude de ceux chez qui l’idée correspond à l’action ; il pensait ce qu’il faisait, selon la formule de Arendt. Il était incorruptible, totalement indifférent à tout acquis matériel et au jeu du pouvoir. Il était anti-communautaire, se sentant plus proche du Ijtihad chiite émancipé et novateur ou du tâtonnement des prêtres de « l’église des pauvres » que de la tradition sunnite calcifiée, devenue très tôt la religion du Pouvoir. Inventif, il avait installé dans ce quartier de damnés une sorte d’université populaire où l’on débattait librement d’histoire et de philosophie. Michel Seurat qui était son ami, s’y produisit une fois.
S’ajoutent à ces traits non seulement l’expérience mais une profonde connaissance du terrain. Khalil était devenu aussi puissant qu’incontournable. Comme Kamal Joumblat, le leader du Mouvement National assassiné en 1977 pour avoir tenté de transgresser l’équilibre nécessaire à la perpétuation de la guerre civile, Khalil fut assassiné parce qu’il transgressait l’image du politique. Il savait qu’il était très menacé, mais considérait l’exemple plus important que toute tactique. En fait, il croyait que notre lutte était si difficile, si longue, que le plus important à ces yeux était la matière dont serait formée la conscience collective. Khalil était respecté par tous, adoré par les siens. Il a toujours parmi eux valeur et force de référence.
Mon père
Homme libre. J’aurai été tentée d’écrire de mon père qu’il était un homme libre si ne se dressait devant mes yeux son sourire tendre et moqueur m’incitant à la modestie et à plus de réserve ou de retenue. Il était tout cela.
Devenu communiste au début de la Deuxième Guerre mondiale, il était issu d’un milieu social sunnite citadin, aisé et conservateur, profondément étranger à ce choix. Il fut un pionnier.
En 1958, il revint bouleversé d’un voyage en Union Soviétique où il avait été envoyé pour représenter son parti à un congrès. Quand, quelques années plus tard, à dix ans, je pleurais en lisant et relisant La mère de Gorki, il est venu me raconter la tristesse et le mécontentement qu’il a entrevus lors de ce voyage. Loin de chercher à me désenchanter, lui-même étant resté très lié à ses convictions, il était poussé par cette quête inassouvie de la vérité, qui ne l’a jamais quitté. « Le contraire de la vérité, c’est la bêtise » ; la phrase de Deleuze me rappelle cet être tourmenté, cet être épuré de tout préjugé, de tout dogme, épris d’une éthique profonde, celle qui répugne à l’hypocrisie et au faux-semblant.
Cet homme était mon compagnon de réflexion de tout moment. Possédant une culture aussi profonde que diversifiée, s’intéressant aussi bien à la philosophie qu’à la peinture et la musique, il était de ces esprits éternellement jeunes car vif et étonné. Une séquence de The Wall entrevue à la télé un jour d’accalmie, et nous étions le lendemain en train de faire les magasins de cassettes vidéo à la recherche des Pink Floyd, que lui, l’homme sexagénaire, connaissait alors que je les ignorais totalement. Auparavant, c’était aussi bien Oum Koulthoum que Piaf, Miles Davis que Bach. Il aimait Matisse mais faisait avec bonheur la découverte de Modigliani. Il étudiait si bien ce qui l’intéressait qu’il en devenait connaisseur. Ainsi en fut-il de son métier où il se tenait studieusement à jour que de tout. Il lisait aussi bien Al-Aghani qu’il possédait dans leur intégralité que Naguib Mahfouz, Dostoïveski, Sartre, Kafka qu’il m’a incité à lire et se plaisait à discuter avec moi, l’enfant, le plus sérieusement du monde. Il y avait bien sûr Marx, Engels, mais aussi Hegel et Nietzsche, la Bible, Confucius et Averoès. Il se moquait des manuels.
Il était aussi l’interlocuteur de ma conscience. Je ressens encore, alors qu’il n’est plus, sa peur pour moi. Il savait qu’exposée, j’étais spécialement menacée. Jamais cette peur ne l’a incité à me pousser aux dérobades. Il supportait avec moi les dangers et à chaque fois, la crise dépassée, il se remplissait d’une joie pudiquement fière qu’un demi-mot laissait deviner.
Que de soucis je lui ai causés. En 1976, les troupes syriennes envahissent le Liban-Nord. J’étais recherchée avec acharnement, mon nom et ma description généralisés sur leurs barrages. L’étau se resserrant, j’ai quitté Tripoli vers le camp palestinien de Baddawi. Les jours précédant ce départ, je devais me cacher loin des endroits qu’ils pouvaient soupçonner. C’est lui qui m’a trouvé ces cachettes, auprès de vieilles connaissances ou de parents éloignés. Enfin, devant partir, j’ai décidé de traverser la ville et d’arriver jusqu’au camp à pied, et quelque peu camouflée. J’étais très connue dans ma région, lui encore plus. Les patrouilles syriennes et les « moukhabarates » grouillaient dans la ville qui leur était hostile mais terrorisée. Une tension extrême régnait. Ne voulant pas me lâcher, il a décidé de me suivre au pas. Cardiaque et mort de peur. J’ai accepté car il devait sentir que sa présence me protégeait. Enfin arrivés au camp d’où j’étais censée être transportée hors de portée des Syriens, je lui ai expliqué que je ne pouvais pas partir avant le départ de trois de mes camarades, dont j’étais la responsable, et qui étaient également poursuivis. Mon père a tout de suite considéré ma décision naturelle, contrairement à l’avis de la direction de mon organisation qui mesurait en termes hiérarchiques d’une part et selon le degré de la menace d’autre part. Il a travaillé jour et nuit pour préparer la fuite de mes amis. Et les a sauvés. Dix ans plus tard, et pour une occasion semblable, dans un contexte encore plus critique, il m’a simplement dit que je me serais certainement détestée si je n’avais pas fait tout mon possible. Pas un blâme, pas une lassitude. Il était pourtant d’un tempérament anxieux et il aimait avidement la vie.
Pas de considérations pour les fausses règles du socialement correct. Ma sœur, bac en main, décide d’aller à Paris étudier le cinéma. Il l’envoie et défend son choix considéré, dans une ville aussi conservatrice que Tripoli, comme totalement insensé : on n’envoie pas une jeune fille seule à Paris faire non pas médecine, droit ou le génie, mais des études farfelues dans l’art et, comble de débauche, de cinéma. Plus tard, il défendra sa décision de vivre avec un compagnon chrétien, la mienne avec un réfugié politique démuni de tout. Mon père était très estimé dans sa ville. Médecin de renom, intellectuel et militant démocratique, contribuant tout au long de la guerre à la mise en place de comités civils de santé, d’électricité, de propreté, etc... moyen pour lui de donner la parole à la société, homme dévoué tant dans l’exercice de sa profession que dans ses convictions, le respect qui lui était manifesté était aussi authentique que l’était sa personnalité elle-même. C’était notre protection sociale initiale.
Il est mort d’un infarctus quelques jours avant Noël 88, quelques années avant la fin de la guerre qu’il espérait tellement et pour laquelle il travaillait en œuvrant pour la résurrection de la société civile. Il avait successivement perdu ses deux maisons, l’une réquisitionnée pour en faire les locaux de l’état major syrien des « forces de dissuasion arabe », l’autre incendiée par un groupuscule islamiste. Ici et là périront son immense bibliothèque, sa chaîne hi-fi sophistiquée, et les objets hérités de ses parents.
Les relations totales, intègres ont ceci de particulier qu’elles survivent à la mort. Ces êtres deviennent partie de soi. Ils sont là, pas dans un recoin de la mémoire mais dans ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes. Nabil, Khalil, mon père sont moi. Je suis eux, du moins je tente toujours d’en être le reflet.
L’histoire de la guerre est forcément celle de la mort. La guerre civile encore plus. Mais la vie, dans ses petits détails quotidiens investit la guerre. C’est comme cela qu’un jour, forcément, le conflit s’arrête, las de ne pouvoir enrayer la voix d’Oum Koulthoum que les transistors déversent dans l’air puant le cadavre, la dynamite et les ordures calcinées. Las de ne pouvoir empêcher Khalil de tomber amoureux de la voisine ; ils feront ensemble quatre enfants tous nés sous les bombes. Las de ne pouvoir faire oublier Ehden aux uns, Tripoli aux autres.
Vient alors l’oubli. C’est humain, comme le sont les détails de la vie ordinaire en temps de guerre. Primo Lévi disait que “ plus les événements s’éloignent, plus s’accroît et se perfectionne la construction de la vérité qui arrange”. La volonté de dépasser l’horreur nous mène à chercher des prétextes qui ne manquent jamais. Pour les Libanais, l’omniprésence d’un contexte régional permet de prétendre à une « guerre des autres », et c’est une évacuation radicale. D’ailleurs les Libanais ne supportent pas les images de la guerre en Yougoslavie, l’ignorent totalement, trouvant la situation là-bas abominable mais très embrouillée !
C’est que dans une guerre civile, on ne peut prétendre à l’innocence de la simple exécution des ordres de cet « autre » hiérarchique, qui lui, est le criminel. Dans une guerre civile, la marge de liberté est grande, et le déchaînement de la brutalité humaine a un côté personnel, psychologique et moral, intime donc.
Mais autant ceci est vrai et procure matière à des études sur le comportement humain, sur l’essence - mot terrible - de l’homme, autant il faut remarquer la force de l’imitation, du mimétisme, ce besoin d’appartenance, de clan, qui est en retour la logique même de la guerre civile.
Beaucoup de mes amis sont morts durant ces années de guerre. Beaucoup ont connu la prison. Certains sont partis loin, très loin. Il y a les opportunistes, ceux qui ne supportent pas d’être avec les perdants. Il y a ceux qui, fatigués ou dégoûtés, se sont faits à d’autres chemins. Et il y a ceux qui n’ont trouvé aucun refuge, naviguent dans les années qui passent, sans horizon en tête.
Ce témoignage est forcément partiel. Je n’ai pas évoqué des séquences qui me sont chères : mon parcours de femme, l’invasion israélienne... Et tant d’expériences vécues, observées, senties, celles de militants ou celles d’hommes et de femmes ordinaires, dont la guerre est venue bouleverser les vies. Celles d’événements majeurs et celles de la banalité qui se réinstalle, les habitudes des uns et des autres.
J’ai toutefois tenté d’éviter le partial, d’abord par sentiment d’équité et par décence envers la douleur de ceux que cette guerre a broyés. Surtout parce qu’il faut condamner sans équivoque la guerre, toute guerre, civile particulièrement. Enfin parce que je crois que par delà les contextes précis, qui deviennent avec l’écoulement du temps des détails, il y a dans toute réflexion ce qui devrait être utile partout et pour tous. Sinon quel intérêt ?