Leurs noms et leurs visages s’étalent régulièrement en couverture des magazines économiques : MM. Aliko Dangote, Tony Elumelu, Patrice Motsepe, Mo Ibrahim, Yérim Habib Sow, Mohamed Ould Bouamatou, Jean Kacou Diagou… Ces nouveaux magnats de l’Afrique ont construit, en à peine deux décennies, des empires financiers. Les observateurs s’étaient accoutumés aux fortunes ostentatoires des chefs d’État et potentats du continent noir. Voici venu le temps des capitaines d’industrie du black business. Du Nigeria à l’Afrique du Sud, en passant par l’Éthiopie ou la Côte d’Ivoire, âgés de 45 à 70 ans, issus pour la plupart de familles à revenus modestes, ces self-made-men de l’Afrique parlent plusieurs langues (souvent l’anglais et des dialectes nationaux), sillonnent le monde en jet privé, s’invitent aux cérémonies des grands de la planète (réunions du G20, Forum de Davos, etc.) et possèdent les numéros de téléphone de certains des plus puissants barons de l’économie mondiale.
Membres de cercles très fermés dans leurs pays, clubs, restaurants sélects ou spas, où ils se retrouvent pour se détendre et parler affaires, ces multimillionnaires versent volontiers dans la caricature du mode de vie privilégié de leurs homologues occidentaux, des émirats du Golfe ou d’Asie : vacances en Floride ou en Europe, soins privés dans des cliniques premium, goût pour les accessoires de luxe, pratique du golf et du squash… Si la plupart de ces millionnaires africains reproduisent des pratiques rodées chez leurs congénères du reste du monde, comme la fuite de capitaux vers les capitales occidentales, certains se distinguent en revendiquant un « africapitalisme » adapté aux spécificités du continent noir (vieilles traditions de commerce, cultures de solidarité, etc.). Ils affichent ainsi pour leur pays, voire l’ensemble du continent, des ambitions en matière de développement économique (priorité aux capitaux africains, promotion du secteur privé et de l’entrepreneuriat individuel) et humain (soutien à des programmes de santé, d’éducation, d’électrification). Dernier signe extérieur de richesse : nombre d’entre eux ont créé des fondations philanthropiques. Selon l’African Grantmakers’ Network (AGN), un réseau panafricain de donateurs, vingt-deux des quarante plus grosses fortunes d’Afrique auraient en 2014 mené des actions caritatives, pour un montant total de 7 milliards de dollars.
À en croire le rapport de l’institut sud-africain New World Wealth [1] publié en 2017, le nombre de millionnaires du continent noir est passé de 100 000 en 2010 à plus de 140 000 en 2016, pour une fortune cumulée estimée à 800 milliards de dollars l’an dernier — deux fois le produit intérieur brut (PIB) du Nigeria. De son côté, le cabinet Capgemini [2] estime que le montant cumulé de leurs richesses a progressé de près de 80% entre 2008 et 2017, pour atteindre le montant record de 1 500 milliards de dollars. Un écart qui s’explique par l’opacité dont s’entourent ces millionnaires lorsqu’il s’agit de déclarer l’origine et le montant de leur fortune. L’enrichissement des élites africaines se mesure également au nombre de milliardaires. Ils seraient vingt-cinq selon le magazine américain Forbes, cinquante-cinq selon la revue Ventures — loin derrière la myriade de fortunes individuelles accumulées sur les autres continents, mais en progression exceptionnellement rapide.
Par leur réussite, leur aura médiatique et leurs discours sur la « modernité » africaine, ces millionnaires tirent avantage de la comparaison avec l’inertie des potentats et dirigeants politiques qui entravent le développement du continent depuis des décennies. Le sociologue ghanéen George Ayittey les surnomme ainsi flatteusement les « guépards », par opposition aux « hippopotames »prévaricateurs. Contrairement à la période qui a suivi les indépendances, les États et les grands investisseurs étrangers privés ne sont plus les seuls promoteurs du développement. Malgré la persistance d’une pauvreté de masse (voir « Richesse et pauvreté de l’Éthiopie à l’Afrique du Sud »), la dynamique à l’œuvre sur le continent associe cette fois un nombre grandissant d’Africains. Des entreprises privées locales prennent leur essor à l’échelle d’un pays, d’une sous-région, voire du continent lui-même, comme Dangote Cement et la Guaranty Trust Bank (au Nigeria), RMB Holdings et la Standard Bank (en Afrique du Sud), ou encore l’Attijariwafa Bank (au Maroc).
« Fini le continent du désespoir, des famines et du sida ! »
En dépit des promesses, toutefois, les multinationales et les États étrangers veillent au grain [3]. Difficile d’imaginer que l’émergence de ces milliardaires permette d’inverser le lourd héritage du développement inégal entre Nord et Sud : leurs fortunes se sont pour l’essentiel bâties dans des niches de rente économique (mines, banques, télécommunications, énergies) sans investir les secteurs structurels et stratégiques (production industrielle, infrastructures, etc.). Pourtant, les discours annonçant un basculement s’accumulent, notamment chez ceux qui sont censés le porter…
À 54 ans, le milliardaire nigérian Tony Elumelu se trouve à la tête non seulement d’une des plus grandes banques d’Afrique — la United Bank for Africa (UBA) —, mais aussi du géant Transcorp, un conglomérat actif dans l’hôtellerie, l’énergie et l’agrobusiness, devenu la plus grande entreprise cotée à la Bourse de Lagos. Il possède son propre fonds d’investissement, Heirs Holdings, qui lui permet de participer au capital de sociétés, africaines ou associées à des investisseurs étrangers, dans la pétrochimie, les infrastructures ou l’agriculture. Le siège ultramoderne de Heirs Holdings est situé dans le quartier huppé d’Ikoyi, au bord de la lagune proche de Lagos, mégalopole d’une vingtaine de millions d’habitants. C’est là que M. Elumelu, fils d’une humble restauratrice nigériane et vingt-sixième fortune du continent, reçoit ses invités. Un bâtiment paré de baies vitrées, entouré de jardins et de fontaines, avec piscine pour les collaborateurs. Les salariés disposent d’ordinateurs dernier cri, d’écrans de télévision et d’alcôves de détente. Dans son espace privé, où trônent des photographies le montrant aux côtés du pape Jean Paul II ou de M. Barack Obama, costume bleu marine, chemise blanche impeccable, le milliardaire est entouré d’assistantes polyglottes formées à Londres, Toronto ou New York. « L’Afrique va vous surprendre, nous lance-t-il. Fini le continent du désespoir, des famines et du sida ! Nous gagnons de l’argent, certes, mais nous sommes d’abord africains, et notre ambition est de réussir collectivement, en tant qu’africains, en réduisant les inégalités encore trop fortes dans nos pays. »
Ce chrétien de l’ethnie ibo débute dans la finance et devient, à 33 ans, dans les années 1990, le plus jeune patron de la Standard Trust Bank, qu’il hisse parmi les cinq premiers établissements nigérians. Dix ans plus tard, sa carrière décolle grâce au rachat de l’UBA. Si certains suggèrent qu’il doit son succès à son entregent politique, aucun scandale n’a pour l’heure entaché son image.
On lui doit l’expression « africapitalisme », lancée dans un manifeste en 2010. Depuis, la formule nourrit ses conférences internationales. « C’est une philosophie économique et sociétale dans laquelle le succès repose sur deux axes : l’engagement du secteur privé et la philanthropie », nous explique M. Elumelu. La recette ? « Il faut à la fois promouvoir coûte que coûte l’innovation et la création d’entreprises, et se rappeler qu’il n’y a pas de développement sans que les plus riches rendent à la collectivité une partie de ce qu’ils ont eu la chance de recevoir. » Une variante éthique de la théorie libérale du « ruissellement », selon laquelle les revenus des plus riches irrigueraient l’ensemble de la société. Et peu importe que la plupart des économies capitalistes, en Europe, en Asie ou aux États-Unis, se soient appuyées sur des États stratèges forts…
En 2010, le milliardaire nigérian crée une fondation privée portant son nom avec pour objectif le financement d’entreprises innovantes sur le continent. Dotée de 100 millions de dollars sur dix ans, elle récompense chaque année mille créateurs africains de start-up dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation, l’agriculture ou les services. Si les derniers lauréats étaient majoritairement des Kényans et des Nigérians, de jeunes Sénégalais, Burkinabés ou encore Marocains ont également reçu des prix. Libéral convaincu, héros de cette Afrique qui, selon lui, « doit s’en sortir à présent par ses propres forces et richesses, sans cette tutelle internationale, privée comme publique, qui l’a verrouillée jusqu’ici », M. Elumelu justifie l’action caritative des nouveaux magnats africains : « On se bat pour réussir, puis, l’objectif atteint, on regarde autour de soi et on décide de redistribuer. »
Est-ce si différent du modèle anglo-saxon de la philanthropie, avec ses entreprises et fortunes privées qui, par souci d’image ou pour tirer profit d’avantages fiscaux importants [4], ont créé des fondations ? « L’image est la même, sans doute, concède M. Elumelu. Mais la philanthropie africaine que je promeus va plus loin. En Afrique, les États n’ont pas les capacités d’assumer l’ensemble des enjeux de développement, économique et humain, comme en Occident. Surtout, poursuit l’homme d’affaires, nous ne faisons pas la charité. N’oubliez pas notre proverbe africain : “Ne donne pas un poisson à celui qui a faim, apprends-lui à pêcher.” » S’agit-il vraiment d’un authentique proverbe africain ? Certains le disent chinois… La référence renvoie au mouvement de philanthropie pragmatique né aux États-Unis au début des années 1990, sous la présidence de M. William Clinton, et qui critique l’« inefficacité » des aides sociales. Adoptant ce raisonnement typiquement libéral, M. Elumelu admet volontiers qu’en Afrique aussi, malgré les traditions de partage, l’individualisme a fait son chemin. « Ici comme ailleurs, des hommes d’affaires très riches — et de nombreux dirigeants politiques — ne pensent qu’au pouvoir et à leurs privilèges. Le népotisme et la corruption qui gangrènent nos pays le prouvent. Ce ne sont pas des maux propres à l’Occident. »
Le Sud-Africain Patrice Motsepe, 55 ans, fondateur du géant minier African Rainbow Minerals (ARM), a construit en quelques années la huitième fortune d’Afrique. Noir et riche dans un pays où les richesses restent en grande majorité aux mains des Blancs, il a commencé sa carrière dans un cabinet d’avocats africains, où il se spécialise en droit minier. À la fin des années 1990, il acquiert des mines d’or alors que le cours du métal recule. Mais c’est en 2002, avec la signature de la charte du Black Economic Empowerment (BEE), que son ascension sociale est scellée. Négocié entre les grands groupes miniers et le gouvernement issu du Congrès national africain (ANC), ce texte prévoit le transfert de 26% du secteur à des investisseurs noirs, en dix ans. Lié à l’ANC — même s’il l’est moins que d’autres milliardaires du black business sud-africain —, M. Motsepe bâtit son empire. Toutefois, si les mines sont un symbole politique du nouveau partage entre investisseurs blancs et noirs en Afrique du Sud, leur caractère rentier apporte peu de perspectives de développement au pays.
Réelle conscience ou opportunisme éphémère ?
Début 2013, le milliardaire fait don à la fondation qui porte son nom de la moitié de sa fortune, estimée à 2,9 milliards de dollars. Il devient ainsi le premier Africain résidant sur le continent à répondre au « Giving Pledge », cet appel lancé par MM. Warren Buffett et Bill Gates pour que les plus riches partagent (un peu) leur fortune. L’argent de M. Motsepe ne transitera pas — comme c’est souvent le cas — par des fondations américaines, friandes de ce genre de partenariat. Il a choisi de s’appuyer sur un conseil d’administration africain avec des personnalités du clergé (il a fait ses études dans une école privée catholique sud-africaine) et du monde associatif. Leur mission : « Piloter et soutenir des projets destinés aux plus nécessiteux. »
Dans la banlieue du Cap, loin des townships qui bordent la périphérie nord de la ville, M. Luvuyo Rani, la petite quarantaine, a bien intégré cette philosophie. Épaulé par la Fondation Motsepe, cet ancien professeur d’informatique a créé sa propre entreprise, la Silulo Ulutho Technologies, en 2004 et s’est spécialisé dans la formation de la communauté noire aux nouvelles technologies. M. Rani a installé ses bureaux dans un immeuble modeste, situé dans un des quartiers où tente de prospérer la classe moyenne noire sud-africaine depuis la fin de l’apartheid, en 1991. « Dans les townships, explique-t-il, avant de créer des entreprises ou des start-up, les frères doivent se familiariser avec les technologies modernes. Après, chacun sera armé pour tracer sa route. »
Silulo Ulutho Technologies dispose de quarante centres dans la province du Cap. Chaque année y sont formées plus de cinq mille personnes, succès qui a permis à M. Rani de recevoir en 2016 le prix de l’entrepreneur social décerné par la fondation suisse Schwab. « Pour moi, Patrice Motsepe incarne une forme de capitalisme conscient de la responsabilité sociale des plus riches. Certains millionnaires africains s’en moquent, mais d’autres, dont la réussite est encore récente et qui sont issus de familles populaires, y sont sensibles », explique M. Rani. En Afrique comme ailleurs, la question demeure : réelle conscience, affichage, opportunisme éphémère ?
L’ex-marathonien éthiopien a bâti un empire
Connue pour ses famines meurtrières, l’Éthiopie est également un fleuron du nouveau capitalisme africain. Selon le classement 2015 de l’institut New World Wealth, le pays compte 2 700 millionnaires, un nombre qui a plus que doublé depuis 2007. Dans le quartier de Bole, sur l’axe qui mène au nouvel aéroport international d’Addis-Abeba, les tours en verre fumé s’alignent. Depuis dix ans, les fortunes locales ont installé ici les sièges sociaux dans les locaux flambant neufs de leurs entreprises et de leurs banques. En bordure de l’avenue Africa, un immeuble porte le nom d’un athlète dont la gloire a fait le tour du monde : le coureur de fond Hailé Gébrésélassié, double médaillé d’or olympique et huit fois champion du monde sur 1 500, 3 000 et 10 000 mètres.
Depuis qu’il a quitté la compétition internationale, le dieu des stades s’est lancé dans les affaires. Né dans la province de l’Arsi, au sein d’une famille paysanne de dix enfants, l’ancien athlète possède à présent plusieurs immeubles, dont quatre hôtels, et il dirige un juteux commerce de voitures et une plantation de café. Son empire compte plus de deux mille salariés. Le teint cuivré, un grand sourire avenant, le visage du marathonien est resté le même. Mais, depuis qu’il est multimillionnaire, sa vie a changé. « Le business fait voir le monde autrement, reconnaît-il. Conseils d’administration, visites de chantiers, réunions avec mes équipiers… Tout va très vite. Surtout, j’ai à présent de l’ambition pour mon pays. Menées dans l’honnêteté, les affaires peuvent transformer le quotidien des gens. » Une « honnêteté » à laquelle tient visiblement l’ancienne star, consciente que beaucoup s’adonnent à d’autres pratiques. En Éthiopie comme ailleurs sur le continent, les scandales qui révèlent les collusions d’intérêts entre hommes d’affaires et cadres politiques sont légion, même si partout la « bonne gouvernance » est affichée comme la priorité des politiques publiques. M. Gébrésélassié a lui aussi un projet de fondation en tête. Les statuts sont prêts. Objectif : l’éducation des enfants de son pays. « J’ai commencé depuis longtemps à distribuer autour de moi, dans ma famille et mon village natal. C’est un impératif éthique en Afrique. Ne dit-on pas chez nous qu’“il faut un village tout entier pour faire grandir un enfant” ? » Et combien de villes et de villages pour faire réussir un millionnaire…
La Côte d’Ivoire est le seul pays francophone classé dans l’étude du New World Wealth. Pas moins de 2 300 millionnaires en 2015 et la perspective d’en compter le double en 2024. Au pied du Plateau, sur les bords de la lagune Ébrié, le quartier d’affaires illustre la métamorphose d’Abidjan. Sur la droite, une carcasse en construction : l’hôtel Noom, un établissement de luxe nouvelle génération comprenant 257 chambres et une piscine à débordement en balcon au sommet de l’immeuble. Sur la façade s’étale le slogan très « tendance » des promoteurs ivoiriens : « Bienvenue dans l’hospitalité haut de gamme, africaine et contemporaine. Cuisine gastronomique afro-fusion » — une spécialité des grands chefs africains fondée sur le mélange de mets raffinés et de saveurs locales.
Sur la gauche, toujours en bord de lagune, des pelleteuses éventrent le sol. Là encore, de grands panneaux vantent un projet, pharaonique celui-ci : la « baie de Cocody 2020 ». Assainissement des eaux, nouveau pont, plages paradisiaques, marina futuriste avec yacht-club et voiliers de plaisance. Et cette devise publicitaire : « Un nouveau pont vers l’émergence »… Coût total des travaux, entre 150 et 300 millions d’euros. Au cinquième étage de l’immeuble Arc-en-ciel, M. Alain Kouadio ne cache pas sa fierté devant cette vitrine du dynamisme national. La cinquantaine, cet ex-vice-président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire est aussi le fondateur du groupe familial Kaydan (téléphonie, immobilier, fonds d’investissement) : 350 salariés et un chiffre d’affaires annuel de 45 millions d’euros. Pour ce millionnaire formé au Canada, l’« africapitalisme » est d’abord le produit des pays anglophones. « Dans ces États, les Anglais étaient venus pour faire du business. Les administrations étaient faibles et les régimes politiques instables. Les locaux ont donc dû utiliser le “système D”, dans le commerce et le négoce. Cette tradition a donné naissance aux hommes d’affaires actuels, pétris de la culture de l’entrepreneuriat privé, détaille M. Kouadio. Chez nous, en Afrique francophone, les Français ont bâti des administrations très fortes. Ils nous ont habitués à penser la carrière dans la fonction publique et l’État. Ce n’est que très récemment, au milieu des années 1990, que ma génération a commencé à raisonner selon les critères occidentaux de l’entreprise privée et de l’initiative individuelle. » Quant à la philanthropie, M. Kouadio s’en amuse : « Vous en connaissez beaucoup, des hommes d’affaires français qui font de la philanthropie à l’américaine ? C’est donc pareil chez nous. Mais un mouvement s’amorce, ici aussi. »
Même son de cloche au siège d’un des fleurons de l’économie ivoirienne, la Nouvelle Société interafricaine d’assurance (NSIA). L’entreprise a été fondée en 1995 par M. Jean Kacou Diagou, classé en 2015 parmi les vingt-cinq plus grosses fortunes d’Afrique francophone par le magazine Forbes. Sa fille Janine, 44 ans, dirige ce groupe implanté dans douze pays qui compte plus de deux mille salariés. Formée à Dakar, puis à Paris et Londres (en ingénierie financière), cette femme d’affaires nous explique que « le continent a été pillé pendant des siècles, puis placé sous la tutelle des ex-puissances coloniales à partir des années 1960. Aujourd’hui, nous estimons que les Africains peuvent être les acteurs et les bénéficiaires du nouveau cycle de croissance [5] ». L’Afrique serait donc porteuse d’un capitalisme à visage humain ? « Ne soyons pas angéliques,rétorque aussitôt Mme Diagou. Les affaires resteront toujours les affaires. Et, pour réussir, les Africains vont devoir s’endurcir dans ce domaine. Disons seulement que l’“africapitalisme” aura son propre modèle et qu’en termes d’inégalités il ne fera pas de miracle. Mais nous avons de grandes chances de faire bien mieux en termes de développement que ce qui a été fait depuis quatre siècles. »
Mme Diagou jette un œil à la couverture du magazine Forbes Africaencadrée sur le mur blanc de son vaste bureau. Le visage de son père, 70 ans, s’y affiche fièrement. « Nous n’accepterons pas qu’une nouvelle fois ces richesses nous échappent. Les partenariats économiques que nous validons sont au moins d’égal à égal avec les Européens ou les Chinois. Personnellement, j’accepte encore des compromis, mais je suis certaine que mon fils, lui, les refusera. » Vêtue d’une robe traditionnelle, l’héritière manageuse marque une pause, puis reprend. « Une forme d’identité panafricaine a émergé. Nous avons mis du temps, mais, depuis les années 2000, les Africains sont convaincus que la croissance est endogène à notre continent. Cette prise de conscience nous conduit à privilégier des partenariats transversaux. Il y a encore quelques années, nous n’arrivions pas à travailler avec le Nigeria, par exemple. À présent nous y avons une filiale. »
Le discret millionnaire mauritanien Mohamed Ould Bouamatou confirme les ambitions de l’« africapitalisme ». « Les traditions de commerce sont très anciennes en Afrique. À présent, bien sûr, d’autres secteurs ont émergé, comme la téléphonie, la finance, les infrastructures ou l’énergie, explique cet homme d’affaires de 64 ans. Pour des raisons historiques évidentes, les investisseurs africains manifestent un très fort patriotisme économique. Ce sentiment peut déboucher sur une ambition qui dépasse les seules questions de profit personnel. La puissance économique reprend alors du sens et devient une façon d’œuvrer au développement des peuples et à la lutte contre les inégalités. » Originaire d’une tribu maure, né de parents commerçants, M. Bouamatou a débuté comme instituteur dans les années 1970, avant se lancer dans l’import-export. Il possède aujourd’hui de nombreux biens immobiliers et des parts dans la société Mattel, l’un des gros opérateurs de téléphonie mauritaniens, mais aussi dans le géant bancaire qu’il a lui même créé — la Générale de Banque de Mauritanie (GBM) —, une entreprise importatrice d’automobiles et plusieurs sociétés cimentières.
Prospérer sans passe-droits et sans courbettes
Vêtu d’une djellaba blanche immaculée, son téléphone portable à portée de main, le millionnaire de confession musulmane a créé en 2015 la Fondation pour l’égalité des chances en Afrique, immatriculée en Belgique. Elle finance des programmes d’aides pour l’éducation, la santé et le respect des droits humains. Autre mission spécifiée dans les statuts de sa fondation : « Consolider l’État de droit et la démocratie » sur le continent. « Ce que veulent à présent les Africains, c’est pouvoir faire des affaires et prospérer comme les autres, sans passe-droits et sans courbettes devant tel ou tel système politique. Ces passe-droits, qui remontent à l’époque coloniale, ont perduré et sont même devenus plus forts car pratiqués par les Africains eux-mêmes. Certains pays du continent semblent être maintenant colonisés par les nôtres, c’est-à-dire qu’ils sont dirigés par des groupes qui voient le pouvoir politique comme un raccourci vers l’enrichissement personnel ou clanique et nous font concurrence. »Une allusion directe aux dirigeants politiques africains qui utilisent l’État pour faire main basse sur des pans entiers d’économies nationales. Mais l’inverse n’est-il pas aussi vrai ? La séparation privé-public est-elle si nette en Afrique ? À en croire les tenants de l’« africapitalisme », le secteur privé serait porteur d’une mécanique vertueuse contrariée par les « hippopotames » des sphères politiques… Mais comment se sont réellement bâties ces jeunes fortunes ? Imagine-t-on pouvoir obtenir, dans ces pays, une licence de téléphonie, créer une banque ou prendre des parts dans des mines et des sociétés d’hydrocarbures sans avoir des liens avec les plus hautes autorités des États ?
« Bonne gouvernance » et lutte contre la corruption sont précisément les thèmes qu’a choisis de promouvoir M. Mo Ibrahim. Ce milliardaire soudanais a installé sa fondation à Londres en 2006. Âgé de 71 ans, il a travaillé pour British Telecom avant de créer Celtel, le géant de la téléphonie africaine, revendu en 2005 avec vingt-quatre millions d’abonnés dans quatorze pays d’Afrique. La fondation qui porte son nom décerne tous les ans le prix pour un leadership d’excellence en Afrique. Cette récompense de 5 millions de dollars étalés sur dix ans puis d’une prime annuelle à vie de 200 000 dollars est décernée à tout ancien chef d’État africain qui aura « amélioré la sécurité, la santé, l’éducation et le développement des droits économiques et politiques dans son pays ».
Si la plupart des « africapitalistes » affectent de se tenir loin de la scène politique — élu président du Bénin en 2016, M. Patrice Talon fait figure d’exception —, M. Ibrahim a décidé, lui, de s’attaquer frontalement aux dérives. « Tant qu’il y aura de la corruption et des gouvernants qui s’accrochent coûte que coûte au pouvoir, explique-t-il, il n’y aura pas de démocratie ni de redistribution des richesses, et nos pays ne pourront pas avancer. » Médiatique et médiatisé, l’outil est-il à l’abri des logiques de connivence ? Une chose est sûre : depuis dix ans, seuls quatre dirigeants africains ont été jugés dignes de recevoir le « leadership d’excellence »…
Olivier Piot
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