Quatre ans après son agression, Jean-Paul, 54 ans, doit toujours voir un kiné pour soulager ses douleurs au dos. Et dans sa tête cela commence tout juste à aller mieux. « Une chose pareille, ça vous détruit », confie-t-il. Cette nuit de mars 2014, il a « failli y passer ».
Autour de minuit, à Montparnasse, après une soirée passée avec des amis dans un bar, il attend le dernier bus avec son compagnon. « On était super-amoureux, j’ai posé ma tête sur son épaule », raconte-t-il. Un passant lance : « C’est dégueulasse, bande de pédés ». « Je l’ai envoyé bouler », poursuit Jean-Paul, qui a souhaité conserver l’anonymat. C’est le début d’un déchaînement de violence. L’agresseur a une carrure imposante. Jean-Paul est poussé violemment, roule sur le capot d’une voiture et tombe de l’autre côté, avant d’être basculé par-dessus une balustrade. « Mon copain a été massacré, il a failli perdre un œil. » Ce dernier aura dix jours d’interruption temporaire de travail, Jean-Paul six.
Pendant la vingtaine de minutes qu’a duré l’agression, personne n’est venu en aide au couple. Ni le bus, arrivé au moment où les coups commençaient à pleuvoir, qui leur a fermé ses portes au nez. Ni le gérant d’une épicerie, qui a mis Jean-Paul dehors alors qu’il tentait de s’y réfugier. Ni les clients d’un restaurant, qui ont presque tous battu en retraite quand l’agresseur leur a lancé : « Finissez-le, c’est un pédé ! » La police a trouvé le couple et arrêté l’agresseur grâce à un appel passé par Jean-Paul au 17. Quelques semaines plus tard, l’homme était condamné à huit mois de prison dont trois ferme.
Le caractère homophobe de l’agression a été reconnu. C’est très important pour Jean-Paul. Il constate que les agressions sont nombreuses, par exemple dans le quartier gay du Marais qu’il fréquente. « Des types viennent voler et casser du pédé, explique-t-il. Les deux sont liés, car il y a beaucoup de préjugés, notamment celui que les homosexuels ont de l’argent. Il faut porter plainte, il y a encore trop de gens qui ne le font pas. »
« La parole des victimes se libère »
C’est pour cela qu’il témoigne à l’occasion de la publication du rapport annuel de l’association SOS Homophobie, mardi 15 mai. Les chiffres montrent, cette année encore, l’ancrage de l’homophobie dans la société française, mais aussi la visibilité grandissante du phénomène. L’association a recueilli 1 650 témoignages en 2017, soit environ 5 % de plus qu’en 2016, sur sa ligne d’écoute ou par son site Internet. Fait marquant, le nombre d’agressions physiques déclarées est en hausse de 15 % (139 cas recensés). « Il est extrêmement préoccupant de constater que l’homophobie persiste, et que des personnes passent à l’acte violemment, constate le président de l’association, Joël Deumier. Mais il y a aussi une bonne nouvelle : la parole des victimes se libère de plus en plus. »
Les médias rendent aussi davantage compte des agressions. Depuis le début de l’année, ils se sont fait l’écho de plusieurs cas : celui d’un couple de jeunes filles insultées et agressées dans un train de la banlieue parisienne, d’un couple d’hommes menacés de mort dans un supermarché à Rueil-Malmaison, de deux hommes battus à Dieppe (Seine-Maritime) ou de la « brigade anti-trav » qui a sévi à Paris en mars… Les réseaux sociaux jouent un grand rôle dans la diffusion des témoignages, où des photos de visages tuméfiés attestent régulièrement de violences homophobes. « Ma tête défigurée s’ajoute hélas à ce triste trombinoscope que je relaie moi-même trop souvent. TouTEs n’ont pas eu ma chance », publiait ainsi Matthieu, le 3 mai, sur le réseau Twitter.
Zak Ostmane, 38 ans, en couple au moment des faits, a été l’un de ces visages. Les faits remontent à mars 2017. Trois ans auparavant, il avait fui l’Algérie, menacé de mort après la publication d’un manifeste en faveur de la dépénalisation de l’homosexualité. Il passe la soirée dans un bar « gay-friendly » de Marseille où il a ses habitudes. « J’ai commis l’erreur de ma vie : je suis sorti fumer une cigarette en laissant sans surveillance le verre que je venais de commander ». Il pense avoir été drogué. Quand deux hommes l’entraînent vers une chambre d’hôtel non loin de là, il les suit « comme un zombie ».
Vie « fichue en l’air »
Séquestré pendant deux jours, Zak Ostmane affirme avoir été volé, battu, violé. Le tout sous les insultes racistes et homophobes (« sale pédé »). Le cauchemar cesse quand il parvient à alerter des policiers qu’il aperçoit par la fenêtre. Les deux agresseurs sont arrêtés. Ils nient le viol et le caractère homophobe de leurs actes. Une instruction judiciaire est en cours, notamment pour viol, séquestration et violences, mais la circonstance aggravante d’homophobie n’a pas été retenue. « Pourquoi aller dans un bar gay ?, s’insurge Zak Ostmane. Pourquoi les insultes homophobes ? » Depuis l’agression, son couple est « parti en vrille », sa vie est « fichue en l’air ».
Même s’il « récupère », Jean-Paul évoque de son côté « un avant et un après ». Avant le paroxysme de la violence physique, tous deux ont cependant vécu l’homophobie au quotidien, dans toutes ses manifestations : en famille, dans la rue, dans les transports… « Mon frère m’a traité de gros pédé, se souvient par exemple Jean-Paul. En classe de 5e, un professeur a expliqué à la classe que j’étais de sexe masculin, mais de genre féminin. » Alors qu’il prenait le bus à Marseille avec son compagnon, Zak Ostmane se souvient avoir entendu une fille dire à son copain : « “Ceux-là, selon le Coran, ils méritent d’être lapidés”. » Avant cela, il avait été contraint de vivre « profil bas » en Algérie, où l’homosexualité est un délit passible de prison. « En France, la loi est là, se réjouit-il. Même si elle n’est pas toujours appliquée. »
L’homophobie y est en effet une circonstance aggravante de nombreuses infractions, au même titre que le racisme ou l’antisémitisme. Mais sans forcément faire l’objet d’une condamnation sociale aussi forte. « En février dernier, nous avons été contraints de dénoncer le silence coupable des pouvoirs publics, après plusieurs agressions homophobes, avant que le premier ministre ne réagisse », regrette Joël Deumier. Face aux chiffres publiés par SOS Homophobie cette année, le militant réclame « des actes » : une circulaire conjointe des ministères de l’intérieur et de la justice rappelant « l’arsenal législatif existant contre les LGBTphobies » et une campagne de sensibilisation qui encourage les victimes à s’exprimer. « Les pouvoirs publics doivent dire qu’ils sont à leurs côtés. »
Plus d’un millier d’actes homophobes officiellement recensés
En 2017, 1 026 crimes et délits à caractère homophobe ont été enregistrés, selon des chiffres officiels rendus publics, mardi 15 mai, par la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, et la haine anti-LGBT. Ce chiffre officiel, fourni pour la deuxième année seulement par les services statistiques du ministère de l’intérieur, est stable par rapport à 2016. Il est inférieur à celui de l’association SOS-Homophobie, qui a recueilli 1 650 témoignages correspondant à 1 505 situations (certaines personnes appellent plusieurs fois).
Cette différence s’explique notamment par le fait que toutes les victimes ne portent pas plainte, ou si c’est le cas que le caractère homophobe d’une infraction n’est pas toujours pris en compte lors du recueil. « Malgré une amélioration récente, il y a encore du travail à faire sur ce sujet, affirme Mickaël Bucheron, le président de FLAG, l’association des agents LGBT des ministères de l’intérieur et de la justice, qui mène un travail de sensibilisation. Par manque de temps ou par ignorance, la circonstance aggravante d’homophobie peut ne pas être retenue. C’est préjudiciable pour la victime et pour la sensibilisation du public, car il est important de connaître la réalité de l’homophobie en France. »
« Ce sont deux indicateurs complémentaires, commente le délégué interministériel Frédéric Potier. Ils convergent et montrent l’existence d’une haine anti-LGBT ancrée. » Dans les deux cas, les hommes sont beaucoup plus nombreux parmi les victimes que les femmes (72 % selon les chiffres officiels, 58 % selon les chiffres de SOS-Homophobie), sans qu’il soit possible de savoir si elles sont moins victimes ou si elles en parlent moins. Les chiffres montrent également que les jeunes sont particulièrement concernés : plus de 50 % des personnes ayant déposé plainte ont moins de 35 ans, parce que leur orientation sexuelle est plus visible, et aussi parce qu’elles osent davantage porter plainte.
Gaëlle Dupont