Aux élections législatives tchèques d’octobre 2017, le parti du milliardaire Andrej Babiš, magnat de l’industrie agroalimentaire et de la presse, a renversé la classe politique traditionnelle en obtenant près de 30 % des voix, alors qu’aucun autre parti ne dépassait 12 %. Lorsqu’il a fondé l’Action des citoyens mécontents (ANO, acronyme signifiant « oui » en tchèque), en 2011, M. Babiš arguait que seul un homme d’affaires prospère, qui ne venait pas de la politique, pouvait remplacer une élite corrompue. Fort de sa compétence, de son efficacité et de sa fortune, il incarnait la solution. Il était « assez riche pour ne pas avoir besoin de voler », selon un argumentaire rodé par l’ancien maire de New York Michael Bloomberg [1] ou le président ukrainien Petro Porochenko.
« Je ne suis pas un escroc, nous affirmait-il lors d’un entretien avant les élections [2]. « Les autres le sont-ils ? », lui avions-nous demandé. « Oui. »
Bien que moins ouvertement démagogue ou xénophobe que d’autres figures politiques de la région, le nouveau premier ministre tchèque — qui dirige un gouvernement minoritaire fragile — n’en reste pas moins du même acabit. L’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a trouvé de multiples irrégularités dans l’usage des 2 millions d’euros de fonds européens dont il a pu bénéficier pour la construction d’un complexe hôtelier au sud de Prague. Quelques semaines avant les élections, le Parlement avait levé son immunité afin qu’il soit jugé — un vote renouvelé en janvier 2018. Mais les électeurs se méfiaient tant des autres candidats qu’ils ont accordé à M. Babiš le bénéfice du doute. Après tout, ces allégations provenaient de l’« élite corrompue », et, quand bien même elles seraient avérées, ponctionner l’argent de Bruxelles n’est pas vraiment perçu comme un crime : « Ce n’est pas notre argent, donc nous pouvons le voler », résume Balázs Jarábik, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Finalement, grâce à la force de persuasion de M. Babiš, à l’incompétence de ses opposants et au mécontentement populaire, un million et demi d’électeurs ont passé outre les accusations de fraude. À son succès s’ajoute celui du Parti pirate tchèque, en troisième position avec 10,8 % des voix, suivi du parti néofasciste Liberté et démocratie directe, puis du Parti communiste de Bohême et Moravie. En tout, près de 59 % des Tchèques ont voté pour des formations qui prétendent s’opposer au statu quo.
Décalage entre l’expérience et le sentiment
Si l’on en croit le dernier Eurobaromètre [3], cette victoire d’une campagne diabolisant les élites n’a rien d’étonnant : 84 % des Tchèques pensent que la corruption est largement répandue dans leur pays (contre 67 % des Français, 51 % des Allemands ou 22 % des Danois). Mais cette enquête soulève aussi des questions capitales sur la manière dont les habitants de la région perçoivent la corruption. Bien que beaucoup de Tchèques la considèrent comme un problème grave, ils sont bien moins nombreux à en faire l’expérience : seuls 19 % d’entre eux estiment qu’elle les touche personnellement dans leur vie quotidienne, et pas plus de 13 % ont été confrontés au cours des douze derniers mois à une demande de cadeau ou de faveur en échange d’un service. À titre de comparaison, un pourcentage similaire de leurs voisins autrichiens (18 %) ont l’impression qu’elle affecte leur vie quotidienne, et 15 % estiment en avoir été directement témoins dans l’année écoulée. En revanche, seuls 50 % des Autrichiens pensent qu’elle est très répandue dans leur pays. Même si un Autrichien semble avoir autant de risques d’en être témoin que son voisin tchèque, il est moins enclin à voir dans cette question un problème national.
À l’échelle de l’Union européenne, cette enquête comparant expérience et sentiment contredit le vieux préjugé selon lequel une Europe centrale et orientale immature serait à la traîne d’une Europe occidentale intègre. Dix-sept pour cent des Suédois (et 32 % des Grecs) disent connaître quelqu’un qui a accepté un pot-de-vin, mais seulement 13 % des Roumains. Pourtant, 80 % des Roumains trouvent que la corruption est un problème majeur dans leur pays, contre 37 % des Suédois interrogés. Seuls 14 % des Polonais connaissent quelqu’un qui a reçu un pot-de-vin, soit un peu moins que les Belges (15 %), les Luxembourgeois (18 %) ou les Français (16 %). En somme, les Européens de l’ancien bloc communiste trouvent que leurs gouvernements ne font pas assez pour lutter contre la corruption. Ils perçoivent celle-ci comme faisant partie intégrante du monde des affaires et comme le moyen d’obtenir certains services publics, alors même qu’ils n’y sont pas davantage confrontés personnellement que les autres Européens.
Quantifier la corruption, une pratique secrète par définition, n’est pas une mince affaire, et les enquêtes d’opinion ne suffisent pas à en établir la matérialité. Car les représentations correspondent rarement à l’expérience. « L’analyse regorge d’informations douteuses dont nous ne pouvons déterminer la véracité », concède Dan Hough, expert en méthodologie de la corruption à l’université du Sussex. Ce flou alimente le conspirationnisme en donnant aux citoyens l’impression qu’on leur cache des choses. En ce sens, le sentiment de corruption pourrait bien être un important facteur d’instabilité en Europe centrale et orientale, entraînant des conséquences désastreuses au sein des systèmes politiques de la région.
Une étude portant sur les élections entre 1980 et 2016 n’établit « aucun lien systématique » entre le succès des démagogues autoritaires et l’immigration, ni aucune preuve suffisante de « facteurs d’explication économiques du populisme ». En revanche, elle conclut que la perception de la corruption constituerait le principal élément annonciateur de leur arrivée au pouvoir [4]. Des courants naguère marginaux, comme ceux qui s’expriment à travers M. Babiš et M. Viktor Orbán en Hongrie, le parti polonais Droit et justice (PiS) ou la jeune coalition Patriotes unis en Bulgarie, ont su exploiter ce ressenti d’une corruption endémique.
Beaucoup d’affaires récentes laissent penser que la probité se rencontre davantage en Suède qu’en Roumanie. Pourtant, les Suédois témoignent plus souvent à travers l’Eurobaromètre d’une corruption à petite échelle. Ce genre de décalage basé sur des impressions collectives ne peut faire office de preuve, et la mesure de cette perception est discutable [5], mais il renforce le doute. Il démontre aussi que l’appréciation que l’on se forge de l’importance de la corruption provient peu de l’expérience personnelle, mais infuse par le biais des discours publics, dont ceux des médias ou des organisations non gouvernementales (ONG) : « Si vous croyez qu’il y a un tigre caché dans la pièce, vous n’allez pas rester à l’intérieur, peu importe qu’il soit réel ou pas », explique Hough.
En Pologne, l’exemple du « Waitergate »
L’appréhension de la corruption, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans la mémoire collective, peut dépasser la réalité. En Pologne, PiS, nationaliste et conservateur, a remporté la majorité parlementaire en 2015, notamment grâce à l’affaire du « Waitergate ». Des serveurs de restaurants chics de Varsovie avaient enregistré des hommes politiques du parti au pouvoir, la Plate-forme civique (PO), alors qu’ils savouraient des repas de plusieurs centaines d’euros. Au milieu de propos souvent très vulgaires, on entend notamment sur ces bandes un ministre demander au directeur de la banque centrale de stimuler l’économie de manière à avantager son parti lors des élections. « Ces conversations ont choqué la majorité des Polonais », explique Łukasz Lipiński, membre de Polityka Insight, un cercle de réflexion de Varsovie. Tandis que les médias distillaient ces enregistrements jour après jour, PiS a convaincu les électeurs que « toute l’élite politique et économique [était] corrompue et [siphonnait] le pays jusqu’à le rendre exsangue ». Le stratagème a fonctionné parce qu’il rappelait les privatisations choquantes des années 1990, lorsque les actions détenues par l’État étaient passées subrepticement aux mains d’entités privées. L’idée que des élites préoccupées de leur seul intérêt décidaient secrètement de l’avenir du pays semblait crédible parce que cela s’était déjà produit en 1991. Ce prétendu retard culturel, qui génère de la colère après coup, est un exemple des distorsions provoquées par le passé dans la vision du présent. « Les gens mettent du temps à percevoir les changements », observe Hough.
En Slovaquie, 48 % des citoyens interrogés sont persuadés que la corruption s’aggrave, tandis que 34 % pensent le contraire. Comme partout, ce phénomène joue en faveur de la droite nationaliste : 8 % des électeurs et 22 % de ceux qui votaient pour la première fois ont choisi un parti négationniste d’extrême droite, le Parti populaire - Notre Slovaquie (LSNS), aux élections législatives de 2016 [6]. Ces électeurs invoquaient la corruption parmi leurs motivations, et ce en dépit d’une transparence accrue des finances publiques.
En 2011, le Parlement slovaque a adopté une loi contraignant le gouvernement et les municipalités à rendre les contrats publics disponibles en ligne. Une étude menée en 2017 par l’ONG Transparency International Slovaquie montre une augmentation de 25 % des reportages sur les marchés publics dans les quatre années qui ont suivi [7]. Ainsi, bien que les institutions gagnent en transparence et que les citoyens deviennent de plus en plus attentifs (8 % de la population consulte au moins un contrat en ligne chaque année), l’opinion dominante se convainc du contraire. Le terrain de la corruption rétrécit, mais la surveillance accrue entretient le scepticisme. M. Gabriel Šípoš, directeur de l’antenne slovaque de Transparency International, observe que les médias, pour ainsi dire, ont la gâchette facile : ils rapportent des soupçons davantage qu’ils ne mènent de véritables enquêtes. La mise en cause spectaculaire de personnalités sur la foi de fuites requiert aussi moins de savoir-faire journalistique et dérange moins les électeurs que la remise en question du système économique et social qu’ils ont validé au fil des élections [8]. Le penseur bulgare Ivan Krastev parle à ce propos d’« argument du fouineur » : « La corruption a phagocyté l’imagination des médias, et la surproduction de reportages sur le sujet a influencé l’opinion, donnant l’impression qu’elle était omniprésente dans la vie publique. »
Rapport européen enterré
Cette couverture médiatique alimente le discours politique au niveau national, mais s’inscrit aussi dans une rhétorique plus générale sur la corruption des pays de l’ancien bloc communiste. Des interventions étrangères, souvent bien intentionnées, accentuent cette tendance. Le département d’État américain a par exemple affecté 100 000 dollars d’aide aux ONG anticorruption tchèques entre 2015 et 2017, tandis que l’Autriche ne recevait rien... Même modestes, ces subventions marquent l’identité de l’Europe centrale et orientale. Cet argent bénéficie aux ONG locales et à une petite industrie anticorruption qui s’entend avec les médias pour occuper la sphère publique. En Ukraine, pays qui concentre désormais les efforts internationaux, ce phénomène prend des proportions étonnantes. D’après des enquêtes récentes, 80 % des Ukrainiens perçoivent la corruption comme un problème sérieux, voire le plus sérieux, dans leur pays, mais seulement 23 % considèrent qu’elle fait partie des trois sujets affectant le plus leur vie personnelle [9]. Selon Jarábik, cette incohérence s’explique par la « campagne permanente menée par les ONG et l’Union européenne ».
Si l’Union considère — non sans raison — la corruption comme un problème en Europe centrale et orientale, rien ne justifie qu’elle ferme les yeux sur le reste du continent. C’est pourtant ce que suggère le destin du rapport anticorruption de la Commission européenne. Après une première édition en 2014, une mise à jour était attendue en février 2017. La seconde édition a été rédigée, mais jamais publiée. Au moment d’enterrer ce rapport, le vice-président de la Commission Frans Timmermans a présenté la corruption comme un « problème fondamental dans plusieurs États membres ». Devinez lesquels... « Certes, le premier rapport avait le mérite d’apporter une analyse d’ensemble et de créer une base pour de futurs travaux, expliquait-il, mais cela ne signifie pas que le meilleur moyen de procéder soit de produire une succession de rapports similaires. » [10] On peut s’interroger sur la logique d’une telle stratégie, d’autant que le rapport était achevé. Un homme bien placé à Bruxelles nous a confié que le document avait été étouffé à cause de la pression de plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, dont la France, alors en pleine campagne électorale, parce qu’ils y faisaient mauvaise figure et craignaient l’émergence de troubles politiques chez eux. En un mot, tout cela renforce l’illusion d’une Europe divisée entre des pays corrompus dans le Sud et dans l’Est, et des pays irréprochables dans le nord et dans l’Ouest.
La perpétuation du mythe d’une Europe centrale et orientale démesurément corrompue implique en outre une interprétation très limitée de cette notion. Les citoyens n’opèrent guère de distinction entre ce qui relève du légal, l’optimisation fiscale par exemple, et ce qui relève de l’illégal. Dans ces pays, l’aversion suscitée par la corruption se confond avec l’impression que les entreprises d’Europe occidentale traitent depuis longtemps cette région comme un réservoir de main-d’œuvre bon marché et de consommateurs peu exigeants. Une étude importante conforte d’ailleurs cette prédominance « d’entreprises étrangères », dont les propriétaires viennent « principalement d’Allemagne » [11]. Or ces multinationales ont la réputation de ne pas se soucier des populations locales et de pomper les richesses de la région. Même si leurs pratiques ne visent pas à détourner de l’argent public pour des intérêts directement personnels, elles ont un fort impact sur la perception de la corruption dans le centre et l’est de l’Europe.
En réalité, une bonne partie de ce que les Européens du Centre et de l’Est rangent dans la catégorie « corruption », ce sont des pratiques du secteur privé occidental. En République tchèque, M. Babiš dirige le tentaculaire conglomérat Agrofert, qui, en 2014, était la troisième entreprise du pays par son chiffre d’affaires et versait à l’État 21,8 % de ses profits, soit 63 millions d’euros en impôt sur les sociétés [12]. En revanche, la filiale tchèque de l’enseigne de grande distribution allemande Lidl, dixième entreprise du pays par son chiffre d’affaires, ne paie aucun impôt sur les sociétés en Tchéquie. Lidl profite d’une clause du partenariat commercial général — un type d’arrangement normalement réservé aux petites structures (architectes, avocats) — permettant de choisir l’entité qui paiera l’impôt sur les profits. Et 99 % des bénéfices vont au partenaire allemand.
M. Babiš est soupçonné d’avoir obtenu frauduleusement des subventions européennes, ce qui a conduit à injecter 2 millions d’euros dans le pays — un acte relevant de la corruption. Si on applique à Lidl le même taux d’imposition sur les sociétés qu’à Agrofert, on estime le manque à gagner pour la Tchéquie à 22 millions d’euros — une manœuvre légale qui n’est pas considérée comme de la corruption. On devine aisément lequel des deux apparaît comme le plus corrompu aux yeux des électeurs tchèques. Ainsi, non seulement les acteurs étrangers contribuent à exagérer le discours sur la corruption dans la région, mais, de surcroît, ils sont en bonne part responsables des activités perçues comme telles. Il en va différemment en Allemagne, en Autriche ou en Suède, parce que les bénéfices des sociétés de ces pays sont le plus souvent rapatriés.
Une explication machinale
Dans le centre et l’est de l’Europe, la corruption devient donc une explication machinale pour tout phénomène difficile à comprendre. « J’ai beau être convaincu de l’importance de lutter contre ce problème, je pense que les électeurs d’Europe centrale, lorsqu’ils jugent les hommes politiques, tendent à surestimer les scandales de corruption et à sous-estimer l’incompétence », commente M. Šípoš, de Transparency International. Tout en exacerbant l’animosité envers la politique du « deux poids, deux mesures » de l’Europe occidentale, cette perception pousse les électeurs vers des démagogues autoritaires et vers l’extrême droite. De plus en plus de décisions politiques radicales se fondent sur des mensonges. Des agitateurs arrivent au pouvoir en promettant de réformer des institutions qui sont moins mal en point qu’on voudrait le faire croire. Les faux-semblants accentuent les turbulences politiques, au risque de mener à davantage d’escroquerie.
Benjamin Cunningham
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