Les images sont implacables et elles ont gardé toute leur charge d’émotion. Nous sommes le 30 juin 1960. La statue de Léopold II [1865-1909, le roi d’une colonie où le caoutchouc avait la couleur du sang] domine toujours l’entrée du palais de la Nation à Léopoldville. Sanglé dans son uniforme, raide et solennel, le roi Baudouin [1930-1993] a été le premier à prendre la parole [1].
Il vante l’œuvre de son aïeul et donne des conseils aux Congolais : « Ne compromettez pas l’avenir par des réformes hâtives, ne remplacez pas les organismes que vous remet la Belgique tant que vous n’êtes pas certains de pouvoir faire mieux. »
Au premier rang, un homme griffonne encore dans la marge de son texte, il biffe ci, ajoute là et dès que le président Kasavubu termine sa réponse, il bouscule le protocole et s’empare du micro. La veille, son ami Jean Van Lierde [militant libertaire et anti-militariste, 1926-2003], prenant connaissance du discours de Baudouin, lui a soufflé : « Patrice, tu ne vas tout de même pas laisser passer cela… »
« Avant l’indépendance = après l’indépendance »
Cela, c’est le paternalisme, le ton condescendant, les conseils qui accompagnent cette indépendance octroyée trop vite… Elu en mai 1960, c’est à son peuple que Patrice Lumumba s’adresse d’abord. A cette population qui, massée à l’extérieur, écoute en silence les discours retransmis par haut-parleurs. Il rappelle : « C’est par la lutte que l’indépendance a été conquise, (…) une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. » Décrivant le système colonial que Baudouin a présenté comme un « chef-d’œuvre », il rappelle : « Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. »
Il évoque les terres spoliées, la souffrance des relégués, les fusillades, les cachots… A l’extérieur, une immense ovation accueille ce discours de vingt minutes, qui clôt quatre-vingts années de domination.
Les images de l’époque montrent que Baudouin n’a pas écouté le discours jusqu’au bout. Dès les premières phrases, il s’entretient avec ses collaborateurs puis se lève et quitte les lieux. Le lendemain, la presse belge est, littéralement, assassine : Lumumba a offensé le roi Baudouin ! Nul ne se souvient du discours dit « de réparation » prononcé l’après-midi même.
Dès ce moment, la machine infernale se met à tourner : le 5 juillet, le général Janssens, qui commande la Force publique, où des officiers belges encadrent solidement les soldats congolais, écrit sur un tableau noir la phrase demeurée célèbre : « Avant l’indépendance = après l’indépendance. »
L’effet est immédiat : les troupes se rebellent, et Lumumba place des Congolais aux postes de commandement : Joseph Désiré Mobutu est nommé colonel et chef d’état-major. Le Premier ministre sait-il déjà que cet homme a été mis en contact, dès 1959, avec les Américains, dont Larry Devlin [officier de la CIA, basé en Afrique et à cette date au Congo], par son mentor belge le colonel Marlière [qui travaille pour la Sûreté belge] ?
A peine décidées, les mesures d’africanisation de l’armée sont rejetées à Elizabethville (Lubumbashi), tandis que des viols de femmes européennes par des soldats congolais, largement médiatisés, mais bien réels, provoquent un début d’exode des Européens. Le 9 juillet, le gouvernement belge décide d’intervenir au Katanga et dès le lendemain les paras-commandos belges désarment les soldats congolais.
Le 11 juillet, Moïse Tshombe proclame l’indépendance de la province du cuivre et le 14 juillet, les relations diplomatiques sont rompues entre Kinshasa et Bruxelles tandis que l’ONU est autorisée à se déployer.
La crise est devenue internationale : des anciens de la guerre d’Algérie, mercenaires et membres de l’OAS, se mettent au service du Katanga [riche en diverses ressoucres, entre autres l’uranium], l’ONU et son secrétaire général Dag Hammarskjöld siègent jour et nuit, à New York les Américains demandent à Lumumba de garantir les droits des sociétés minières.
Qui est Patrice Lumumba ?
Le monde entier veut enfin savoir qui est cet homme controversé qui suscite l’adulation des uns et la haine implacable des autres.
La presse belge de l’époque décrit à l’envi un personnage ambitieux et exalté. Elle rappelle qu’à Stanleyville, alors qu’il était employé à la Poste, Lumumba fut condamné pour indélicatesse, elle oublie que les premiers amis de ce « communiste » étaient des libéraux, comme le ministre Buisseret qui, en 1955, brisa le monopole de l’enseignement catholique…
En réalité, la fulgurante ascension de Patrice Lumumba est d’abord celle d’un autodidacte. Né dans le Sankuru, il franchit une à une toutes les étapes de ce qu’on appelait alors l’« émancipation » : il obtient son certificat d’études primaires aux cours du soir organisés par les Frères Maristes et forge sa connaissance du français en suivant des cours par correspondance. Dès 1954, il écrit d’abondance, dans La Croix du Congo et la Voix des Congolais. En 1952 il obtient le statut d’« évolué » : l’enfant du village a enfin maîtrisé le langage et les codes des maîtres blancs et il se multiplie au sein de diverses associations comme le Cercle libéral ou l’Association des évolués de Stanleyville. En 1955, présenté à Baudouin, Lumumba réussit à capter son attention et un an plus tard, il effectue son premier voyage en Belgique.
Peau noire, cerveau lessivé ? Patrice Lumumba ne sera jamais un « Mundele Ndombe », un Blanc à la peau noire : en 1958, il a créé le Mouvement national congolais (MNC), premier et seul parti d’envergure nationale, qui brise les catégories « tribales ». En 1958, il est invité à Accra, où se débat l’avenir des pays colonisés. Déjà, la publication du « plan Van Bilsen » a démontré que l’indépendance est envisageable… dans un délai de trente ans !
Dans le Bas-Congo, l’Abako [Alliance de Bakongo, revendiquant l’indépendance] a entamé la lutte et Lumumba est pressé : à Léopoldville, devant 10 000 personnes, il proclame que « les Congolais doivent jouir immédiatement et pleinement de l’exercice des libertés fondamentales et de tous les droits politiques, administratifs, privés et civils… ».
Un homme à abattre
Le 1er novembre 1959, il est arrêté à Stanleyville, condamné à six mois. Mais le 25 janvier 1960, lorsqu’il arrive à Bruxelles pour participer à la table ronde, il agite spectaculairement ses menottes : toutes les délégations congolaises ont refusé de discuter avec les Belges aussi longtemps que Lumumba ne serait pas libéré.
Par la suite, depuis le défi du 30 juin, Lumumba est devenu un homme à écarter sinon à abattre. Alors que Lumumba a révoqué le président Kasavubu, le colonel Mobutu mène son premier coup d’Etat : neutralisant président et Premier ministre, il met en place le collège des commissaires généraux. Le 10 octobre, Lumumba est placé en résidence surveillée. Le 27, il s’enfuit en direction de Stanleyville où l’attendent ses partisans. Le 1er décembre, au bord du fleuve, à Ilebo, le fuyard est arrêté. La chasse à l’homme menée par l’armée congolaise est supervisée par les Américains et suivie d’heure en heure par les Belges, qui parlent d’un « colis » à réexpédier…
L’acte d’accusation, rédigé par le ministre de la Justice de l’époque, Etienne Tshisekedi, est signé par le président Kasavubu et le 3 décembre, Lumumba est transféré dans la prison de haute sécurité à Thysville, aujourd’hui Mbanza Ngungu. Depuis les tréfonds du camp Hardy, en dépit d’un double ou triple cordon de sécurité (l’armée congolaise, les casques bleus de l’ONU), la parole de Lumumba se glisse vers l’extérieur et elle remue les soldats.
Depuis Bruxelles, les Belges s’inquiètent et encouragent un transfert vers Elizabethville, en dépit des avertissements de Godefroid Munongo, le ministre de l’Intérieur de Tshombe : « S’il vient à mettre les pieds au Katanga, Lumumba est un homme mort. » Durant des décennies, Jacques Brassine, fonctionnaire belge alors conseiller de Tshombe [en tant que membre du Bureau-Conseil du Katanga], s’évertuera à expliquer que « la fin de Lumumba, c’est une affaire de Congolais, à laquelle les Belges n’ont en rien participé… ».
De l’arrestation au peloton d’exécution
Rien vu, rien entendu non plus. Lorsque se pose à Elisabethville l’avion qui amène le « colis » et ses compagnons M’Polo et Okito, les détenus ont été tabassés avec tellement de violence que l’équipage belge, pour ne plus entendre les cris des suppliciés, a verrouillé la porte du poste de pilotage. Lorsque le gouvernement katangais accueille la « livraison », des conseillers belges font rapport au ministre des Affaires africaines d’Aspremont Lynden, via un certain Etienne Davignon [futur vice-président la Commission européenne de 1981 à 1985, président de la Table ronde des industriels européens (ERT) et membre d’une longue liste de conseils d’administration dont l’Union minière du Haut Katanga… et président du groupe Bildeberg durant 12 ans…] qui, depuis l’ambassade belge à Kinshasa, assure la liaison.
Les dernières images feront le tour du monde : Lumumba est menotté, tuméfié. Ses lunettes ont été écrasées sur ses yeux, il a été hissé, déjà plus mort que vif, à bord d’un camion militaire. Sa chemise est déchirée, il saigne, sans se plaindre.
A la maison Brouwez où il est emmené, les ministres katangais défilent durant toute la nuit et chacun ajoute sa portion de coups.
A l’aube, les soldats accompagnés par le commissaire Verscheure emmènent les détenus vers une clairière et un peloton d’exécution se met en place. Les tireurs sont congolais, mais c’est le capitaine Gat qui ordonne d’ouvrir le feu. Pressés d’en finir, les soldats enterrent sommairement les corps, oubliant à quel point on redoute l’éventuelle exhumation des corps ou les pèlerinages qui pourraient suivre. Même mort, Lumumba n’est pas encore neutralisé et il faudra que son corps, après avoir été découpé à l’aide d’une scie à métaux, soit dissous dans un bain d’acide sulfurique. L’un des auteurs de l’opération, le commissaire de police Gérard Soete, se vantera plus tard d’avoir ramené en Belgique une dent de Lumumba et avant sa mort, il assurera l’avoir jetée dans la mer du Nord.
Une reconstitution de cette dent de Lumumba sera montrée ce week-end sur la place qui, soixante ans plus tard, portera enfin le nom du martyr de l’indépendance du Congo.
Colette Braeckman