Dans cet escalier de dix mètres de large, il n’y a pas un seul garde-corps, pas une seule rambarde ou filière pour ceux qui seraient à la peine, les vieillards, les impotents et autres handicapés. Point d’escalator ni d’ascenseur non plus. Il en va ainsi de la vie au Maroc. Point de salut ni de soutien aux plus faibles.
Et les deux paliers intermédiaires n’y feront rien, ceux qui empruntent cette interminable montée sont condamnés à la subir, comme première étape d’un long calvaire qui leur fera boire le calice de l’injustice jusqu’à la lie. Car n’allez surtout pas, l’espace d’un instant, imaginer ceux qui détiennent les leviers du pouvoir et de l’argent, fouler ces marches. Ceux-là en seront quittes pour un simple appel téléphonique. La punition est exclusivement réservée aux pauvres parmi les pauvres, aux sans-voix et aux sans-grades. Des justiciables comme ils disent et qui n’ignorent rien de ce qui les guette, au bout de cette interminable escalade : un supplice ourdi par une justice aux ordres qui intime le silence, brise les consciences et fait se consumer les cœurs des familles et des bien-aimés.
Pire que l’infamie
C’est de cela et de tout le reste, sale et indigne, indicible et insoutenable qu’il s’est agi, cette nuit-là, lorsque la chambre criminelle de la Cour d’appel de Casablanca a condamné les militants du Hirak rifain, avant de récidiver quelques jours plus tard, avec la condamnation du journaliste, Hamid El Mahdaoui qui avait, on s’en souvient, couvert, au plus près des manifestants, les événements. Les familles des militants rifains ne s’y étaient pas trompées. Elles ont simplement refusé de gravir cet escalier de la honte qui les aurait menés inévitablement à prendre part à la sordide mascarade, orchestrée de toute pièce par le Makhzen honni et ses marionnettistes.
Le chroniqueur Gérard Bauër disait ceci :
– « Il y a une chose pire encore que l’infamie des chaînes, c’est de ne plus en sentir le poids ! ».
Et c’est précisément parce que les rifains s’obstinent à secouer régulièrement les chaînes qui les entravent, que le Makhzen s’en prend tout aussi régulièrement à eux. D’abord en les oubliant délibérément dans ses plans de développements régionaux. Embargo impitoyable qui a renvoyé des régions entières du Rif au Moyen-âge, condamnant les populations à l’exil ou à la contrebande avec l’Espagne voisine. Il a même été question, des décennies durant, d’un ostracisme des populations rifaines, interdites de séjour dans ce qu’on appelle le Maroc intérieur. Énième fait du Prince.
Ban d’infamie et banc d’honneur
A Casablanca, dans cet antre de la persécution, ce supplétif cruel du despotisme qu’est la Cour d’appel, en cette nuit du 20 juin, le ban d’infamie s’était tout simplement porté de l’autre côté du prétoire, sur cette estrade, parmi ces hommes qui auraient dû dire le Droit, citer les articles de la Constitution, rendre la justice et libérer des innocents mais qui, au final, se sont faits les auteurs d’une forfaiture, celle de dénier à leurs semblables, leur droit élémentaire à la dignité, à l’éducation, à la santé, au travail et à tout ce qui est propre à cimenter une nation.
Le banc de l’honneur était, quant à lui, occupé par ces héros d’un autre temps, Nasser Zefzafi et ses camarades dont l’ombre plane obstinément sur un régime qui a définitivement basculé dans la paranoïa et la schizophrénie. Pour preuve, le roi lui-même reconnaissait implicitement l’état des lieux dressé par le Hirak, en limogeant plusieurs responsables, pour incurie et remettant en cause, quelques mois plus tard, le modèle de développement marocain, dans l’un de ses discours.
Le Boycott, nouveau Hirak
Ces condamnations s’inscrivent dans un contexte particulier, au moment précis où le peuple marocain ayant expérimenté, en vain toutes les facettes de la protestation, pour faire plier le régime, instrumente une nouvelle forme de militantisme, le boycott des produits commercialisés par les entreprises appartenant aux grandes familles ou aux groupes étrangers « broutant au piquet de la monarchie ».
Des affameurs auquel le peuple marocain veut faire payer la misère qu’ils ont engendrée, par leur insoutenable cupidité responsable de la hausse du coût de la vie qui, à certains égards, concurrence, sinon dépasse celui de plusieurs pays européens.
Vengeance ou simple coïncidence du calendrier, les condamnations ont suscité une vague unanime de protestation, tant au Maroc qu’à l’étranger et qui rappelle par son ampleur celle que suscita la libération du pédophile Daniel Galvan Viña, sur grâce royale. Seuls les affranchis de la mafia du Makhzen montent au créneau pour défendre l’indéfendable, arguant que la gravité de certains actes relevaient de la peine capitale. Faudrait-il donc, au surplus que les accusés écrasent une larme de reconnaissance et remercient la cour pour sa clémence ?
D’autres, nous renvoient, toute honte bue, à une prochaine comparution en appel, reprenant l’éternel refrain de lendemains meilleurs promis au peuple marocain depuis plus de soixante ans.
Il est un temps pour tout. Un temps pour la grisaille et un temps pour le ciel bleu. Un temps pour l’ignominie et un temps pour l’honneur. Un temps pour le despotisme et un temps pour la tolérance.
Le Makhzen ne semble toujours pas avoir compris ces postulats d’une simplicité élémentaire. Et qu’il ait choisi de franchir un palier supplémentaire, dans l’iniquité et l’ignominie en cette nuit du 26 juin, prouve à quel point il a depuis longtemps basculé dans un autisme sévère qui nous rappelle ce célèbre discours de Churchill lorsqu’il combattait cet autre despotisme qu’était le nazisme :
- « Ce n’est pas la fin. Ce n’est pas le commencement de la fin. Mais c’est peut-être la fin du commencement ! »
Salah Elayoubi
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