Coup de semonce dans le monde préservé des multinationales. La société Lafarge SA, filiale du cimentier franco-suisse LafargeHolcim, a été mise en examen, jeudi 28 juin, en tant que personne morale, des chefs de « violation d’un embargo », « mise en danger de la vie d’autrui », « financement d’une entreprise terroriste » et « complicité de crimes contre l’humanité ». La personne morale a été placée sous contrôle judiciaire avec une obligation de cautionnement de 30 millions d’euros, selon une source judiciaire.
Ce développement semblait inéluctable après que huit anciens cadres du groupe ont été mis en examen ces derniers mois pour « financement du terrorisme » et « mise en danger de la vie d’autrui » dans l’enquête visant des soupçons de financement de groupes terroristes en Syrie. La surprise est venue du quatrième chef d’inculpation retenu par les juges d’instruction : celui de « complicité de crimes contre l’humanité ». LafargeHolcim a annoncé jeudi par communiqué que le groupe ferait appel des infractions reprochées, « qui ne reflètent pas équitablement les responsabilités de Lafarge SA ».
En visant la « complicité de crimes contre l’humanité », les magistrats ont suivi la logique développée par l’organisation non gouvernementale de lutte contre les crimes économiques Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR), dont la plainte avait déclenché l’ouverture de cette information judiciaire en juin 2017. Dans un communiqué, les deux associations se sont félicitées de cette mise en examen, qualifiée d’« historique ».
« C’est la première fois qu’une entreprise est mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité dans le monde, ce qui marque un pas décisif dans la lutte contre l’impunité des multinationales opérant dans des zones de conflits armés », déclarent Sherpa et l’ECCHR, qui appellent Lafarge « à prendre ses responsabilités » en ouvrant un fonds d’indemnisation pour les anciens employés de sa filiale syrienne « afin que les victimes voient leurs préjudices rapidement réparés ».
Une note, un argumentaire
Dans une note datée du 9 mai, dont Le Monde a pris connaissance, les deux associations avaient présenté aux juges d’instruction les arguments permettant, selon elles, de poursuivre Lafarge en vertu de l’article 212-1 du code pénal relatif aux crimes contre l’humanité. En préambule, elles rappelaient que de tels crimes sont imputables à l’organisation Etat islamique (EI), comme en atteste une résolution du Parlement européen de mars 2016 : « L’EI et les autres mouvements djihadistes commettent des atrocités et de graves violations du droit international [qui] constituent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. »
Des « atrocités » auxquelles Lafarge est soupçonné d’avoir indirectement contribué en versant plusieurs millions de dollars entre 2012 et 2014 à des groupes armés pour maintenir ses activités en Syrie. Le cimentier est notamment accusé de s’être acquitté d’une taxe à l’EI pour faciliter la circulation de ses employés, mais aussi d’avoir acheté des matières premières provenant de carrières contrôlées par le groupe et d’avoir vendu du ciment à des distributeurs en lien avec les djihadistes.
La question de l’intentionnalité
Ces flux d’argent – motivés par un calcul financier et non par une adhésion idéologique – suffisent-ils à faire du cimentier un complice de l’EI ? En droit français, la complicité suppose un élément matériel et un élément intentionnel. L’élément matériel (ici, le financement) a été établi par l’enquête. « La vente de ressources naturelles constitue 82 % des ressources de l’EI », notent Sherpa et l’ECCHR, et « les diverses sources de financement de l’EI ont largement contribué au renforcement de ses capacités humaines, matérielles et opérationnelles et, par voie de conséquence, à la commission des crimes contre l’humanité ».
Le groupe Lafarge peut-il pour autant être accusé d’avoir intentionnellement financé ces crimes ? « La Cour de cassation n’exige pas du complice de crimes contre l’humanité qu’il “adhère à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux”, poursuit la note. Il n’est pas non plus nécessaire que le complice “connaisse le crime précis qui est projeté”. »
L’élément intentionnel « se limite » donc à la connaissance que pouvait avoir Lafarge des crimes perpétrés par le groupe EI, et du fait que « son comportement contribuerait » à leur commission. En suivant ce raisonnement, les juges d’instruction ont estimé que Lafarge n’avait pu ignorer la réalité des exactions commises par l’EI et les avait donc facilitées en connaissance de cause.
Les actionnaires dans la ligne de mire
Avec cette mise en examen, l’étau se ressert un peu plus sur le cimentier. En octobre 2017, la justice belge s’était déjà associée à l’information judiciaire ouverte en France pour s’intéresser au rôle du Groupe Bruxelles Lambert (GBL), qui détenait 20 % des actions de Lafarge à l’époque des faits. A la fin de 2017, la police belge a perquisitionné le siège de la holding et entendu quatre de ses responsables : Gérald Frère, président du conseil d’administration de GBL, Ian Gallienne, administrateur délégué, ainsi que Gérard Lamarche et Paul Desmarais, les deux représentants de GBL au conseil d’administration de Lafarge.
Les enquêteurs belges ont justifié sur procès-verbal cet intérêt pour GBL par « l’importance de l’investissement » de l’usine syrienne de Jalabiya (680 millions d’euros), dont la construction avait été achevée à la fin de 2010, quelques mois avant le début des troubles syriens. Ils soulignent surtout le contexte dans lequel s’inscrit cette affaire, celui de la fusion en cours entre Lafarge et Holcim, qui sera finalisée en juillet 2015 : « La question du maintien de l’activité de l’usine syrienne constituait un enjeu majeur dans un contexte de rapprochement boursier [puisque] l’arrêt de l’activité de l’usine aurait nécessité la comptabilisation d’une dépréciation de cet actif. »
Le spectre d’une enquête américaine
La justice américaine s’intéresse également aux déboires de Lafarge et de son actionnaire. D’après le quotidien belge L’Echo, la police fédérale (FBI) et le ministère américain de la justice ont demandé à la justice belge « l’accès à toutes les pièces des dossiers syriens Lafarge/GBL ». Selon les informations du Monde, une requête similaire a été adressée à la justice française, laissant augurer l’ouverture d’une enquête outre-Atlantique, dont les conséquences pourraient se révéler plus lourdes pour LafargeHolcim.
S’il est encore trop tôt pour anticiper toutes les répercussions de cette affaire sur le géant franco-suisse, le dossier syrien a déjà contribué à accentuer la perte d’influence des dirigeants français du groupe et sa reprise en main par les cadres issus du suisse Holcim.
Deux anciens responsables de Lafarge, mis en examen dans ce dossier, ont dû abandonner leurs fonctions au sein de la nouvelle entité en 2017 : Bruno Lafont, ancien PDG de Lafarge, a renoncé à la vice-présidence de LafargeHolcim puis a quitté le groupe, tandis qu’Eric Olsen, ancien directeur des ressources humaines de Lafarge, a été contraint de quitter son poste de numéro un opérationnel. Le dernier épisode en date de cette prise de pouvoir a été l’annonce, très symbolique, de la fermeture du siège parisien du groupe le 25 mai.
« Nous regrettons profondément ce qui s’est passé dans notre filiale syrienne et, dès que nous en avons été informés, nous avons immédiatement pris des mesures fermes, s’est défendu Beat Hess, le président du conseil d’administration de LafargeHolcim, dans le communiqué diffusé jeudi. Aucune des personnes mises en examen n’est aujourd’hui dans l’entreprise. »
Soren Seelow
* LE MONDE | 28.06.2018 à 13h40 • Mis à jour le 29.06.2018 à 08h57 :
https://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2018/06/28/financement-du-terrorisme-lafarge-sa-mise-en-examen-pour-complicite-de-crimes-contre-l-humanite_5322647_3224.html
Financement du terrorisme par Lafarge : mode d’emploi
Après onze mois d’enquête, la justice a identifié plusieurs canaux de financement de l’Etat islamique et en soupçonne un dernier : la vente de ciment.
Comment Lafarge a-t-il été amené à financer des groupes terroristes pour maintenir l’activité de sa cimenterie de Jalabiya, dans le nord de la Syrie ? Quels montants ont été versés et par quels canaux ? Onze mois après l’ouverture d’une information judiciaire pour « financement du terrorisme », les juges d’instruction Charlotte Bilger, Renaud Van Ruymbeke et David de Pas sont parvenus à identifier les différents types de versements effectués par sa filiale Lafarge Cement Syria (LCS).
Quatre modes de paiement ont été matérialisés à ce stade : des « donations » à une constellation de groupes armés, une « taxe » payée à l’organisation Etat islamique (EI), l’achat de matières premières, ainsi qu’une commission versée par les transporteurs. La justice soupçonne enfin une dernière infraction, la plus embarrassante peut-être : la vente de ciment à l’EI. A partir de l’analyse de dizaines de documents internes du cimentier et des auditions de ses responsables, Le Monde dresse un état des lieux des avancées de l’enquête.
Les « donations » aux groupes armés
Pour comprendre la mécanique qui a conduit Lafarge à financer des groupes terroristes, il faut remonter à l’été 2012. Tandis que la Syrie s’enfonce dans le chaos, LCS missionne un de ses anciens actionnaires, Firas Tlass, pour négocier avec différents groupes armés le passage des salariés et des marchandises sur les routes. En juillet, un premier versement est effectué. Bruno Pescheux, directeur de LCS, en fait état dans un courrier électronique à Christian Herrault, directeur opérationnel adjoint de Lafarge à Paris :
« Christian, j’ai accepté de régler cette facture “exceptionnelle” de FT suite à des donations destinées à assurer la sécurité de l’usine, de ses employés, fournisseurs et clients. Il sera toujours temps d’en reparler. Cela représente moins de 50 000 euros. » L’enthousiasme du directeur adjoint est mesuré :
« OK. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude et cela doit être considéré, comme tu le dis, comme tout à fait exceptionnel. »
Lafarge vient de mettre le doigt dans un engrenage qui durera plus de deux ans. Loin d’être « exceptionnels », ces versements seront ritualisés chaque mois, aiguisant l’appétit des belligérants. Un an plus tard, Bruno Pescheux envoie à Christian Herrault un récapitulatif des « donations » distribuées par Firas Tlass à « différents bénéficiaires » : de 57 000 dollars pour le mois de juillet 2012, l’enveloppe est passée à 160 000 dollars en novembre 2013.
LA DÉNOMINATION « DAECH (ISIS) » APPARAÎT POUR LA PREMIÈRE FOIS DANS LA LISTE DES BÉNÉFICIAIRES DE FIRAS TLASS EN NOVEMBRE 2013, POUR LA SOMME DE 5 MILLIONS DE LIVRES SYRIENNES
Les premiers destinataires de ces versements sont le Parti de l’union démocratique kurde (PYD) et différentes factions rebelles. Mais, au fur et à mesure que le pays sombre dans la guerre, plusieurs groupuscules djihadistes apparaissent dans le paysage. Le 2 juillet 2013, Firas Tlass envoie à Bruno Pescheux une liste complète des groupes rétribués, attestant de l’extraordinaire complexité de la situation autour de la cimenterie.
Pas moins de douze points de paiement y sont mentionnés, pour un total de 17,4 millions de livres syriennes, soit 78 000 dollars au taux de change sur le « marché parallèle » retenu à l’époque par M. Pescheux : 23 000 dollars pour le PYD, 2 200 pour le « checkpoint du pont de l’Euphrate », 4 500 pour Ahrar Al-Cham – un des plus puissants groupes islamistes de la région – 1 500 pour un « checkpoint de l’armée syrienne » ou encore 1 500 pour les « gens de Rakka… »
Bruno Pescheux, dont les bureaux sont au Caire, peine à comprendre les subtilités des rapports de force sur le terrain. Il craint aussi que Firas Tlass ne profite de la situation à des fins personnelles. Il lui répond : « Peux-tu préciser qui sont les gens du “checkpoint de l’Euphrate” et quel est le checkpoint de l’armée syrienne ? Qui sont les gens de Rakka ? Je comprends que tu négocies avec plein de gens différents et je n’ai pas de problème avec ça, mais les montants ont bondi de 7,6 millions en mai à 14,3 en juin et 17,4 en juillet. Il n’est pas anormal d’avoir quelques clarifications… »
Qui sont les « gens de Rakka » ? En mars 2013, la ville est passée sous le contrôle d’une vaste coalition emmenée par les islamistes d’Ahrar Al-Cham et les djihadistes du Front Al-Nosra, branche officielle d’Al-Qaida. Au cours de l’été, l’« Etat islamique en Irak et au Levant », qui vient de s’implanter en Syrie, y installe sa domination. Au moment de cet échange de courriels, les « gens de Rakka » constituent donc un maillage complexe de rebelles et de djihadistes en passe d’être supplantés par un nouvel acteur du conflit : le futur « Etat islamique ».
La « taxe » de l’EI
Si, au printemps 2013, les destinataires des paiements sont encore difficilement identifiables, la situation se décante rapidement. En septembre et en octobre, deux réunions au siège du cimentier évoquent explicitement une « taxe » réclamée par Al-Nosra et l’EI et des « négociations ». La dénomination « Daech (ISIS) » apparaît pour la première fois dans la liste des bénéficiaires de Firas Tlass en novembre 2013, pour la somme de 5 millions de livres syriennes.
Quelques mois plus tard, la donne a encore changé. Le « Califat » a été proclamé le 29 juin 2014, et l’EI contrôle désormais tous les axes routiers autour de la cimenterie. En juillet, Firas Tlass fait état de nouvelles négociations engagées avec cet interlocuteur devenu aussi incontournable qu’encombrant :
« L’EI tente d’agir comme un Etat, ils ont des experts financiers […]. Selon nos discussions, ils suggèrent de prendre 10 % de la valeur de notre production. »
Le 15 août, Frédéric Jolibois, successeur de Bruno Pescheux à la tête de LCS, précise par courriel les termes du nouvel accord, comprenant un fixe mensuel de 10 millions de livres syriennes (environ 66 000 dollars) et un tarif variable par tonne : « Comme tu le sais, nous avions trouvé un accord avec ISIS il y a une semaine (10M + 750/t)… » Christian Herrault lui répond : « Peux-tu me redire l’accord avec le PYD et celui avec l’ISIS et combien cela fait de notre marge opérationnelle ? PS : Ne pas oublier tout de même que l’ISIS est un mouvement terroriste et je reste prudent. »
Combien Firas Tlass a-t-il versé aux différents groupes armés présents autour de l’usine pour assurer les passages aux checkpoints durant les deux années de sa mission ? Un rapport du cabinet américain Baker McKenzie, missionné par LafargeHolcim après l’éclatement du scandale, estimait l’enveloppe globale à 5,3 millions de dollars. Dans une conversation téléphonique interceptée en novembre 2017, Christian Herrault ne la contestait qu’en partie :
« Alors eux, ils ont chargé la barque. Je schématise, c’est 5 millions de dollars donnés à des groupes armés, dont 500 000 à Daech. Alors, je pense 5 millions… c’est pendant toute la période de 2012 à 2014. Je pense qu’ils mettent certainement la moitié pour les Kurdes, dont une bonne partie pour les taxes… puisqu’ils avaient envie de faire un Etat. Donc ils ont fait un amalgame. Quant au truc, les 500 000 de Daech, ça me semble beaucoup, moi j’aurais dit la moitié, mais bon, pff… »
Les « commissions » des transporteurs
Outre une « taxe » fixe, l’accord passé avec l’EI évoque un tarif variable à la tonne : le cimentier est soupçonné d’avoir négocié et répercuté sur ses prix de vente une commission dont devaient s’acquitter les transporteurs. Le transport étant externalisé, ces derniers n’étaient pas employés par Lafarge. Mais, en absorbant leurs paiements dans la fixation de ses tarifs, le groupe a pu se rendre coupable de complicité.
« La partie fixe discutée au mois de juin 2014 correspondait au fait que nos salariés ne soient pas emmerdés et puissent passer la route, explique Frédéric Jolibois. Il y avait [aussi] une partie variable des taxes de droits de passage payés par nos clients, à la fois côté ISIS et côté PYD. Nous avions besoin de connaître ces montants pour les intégrer dans nos prix de vente. »
Les « carrières de Daech »
Le cimentier est également soupçonné de s’être approvisionné en matières premières, pour 2,5 millions de dollars auprès de deux fournisseurs réputés en lien avec l’EI, et pour 3 millions de dollars auprès de sept fournisseurs situés à Rakka. Là encore, un courriel vient confirmer que la direction de Lafarge était au courant de la provenance de ses achats. Le 17 août 2014, Frédéric Jolibois écrit à Christian Herrault :
« L’usine achète gypse et pouzzolane depuis des carrières sous le contrôle de Daech. »
Interrogé sur le profil des « sept fournisseurs de Rakka » par la juge Bilger, le 11 avril, Frédéric Jolibois s’est montré moins affirmatif : « Un fournisseur peut être situé dans la province de Rakka et avoir son activité professionnelle à Kobané par exemple. La domiciliation d’un fournisseur sur la province de Rakka ne suffit pas à considérer qu’il est nécessairement lié à l’EI. »
L’hypothèse de la vente de ciment
Les derniers développements de l’enquête ont enfin conforté l’hypothèse d’un dernier mode de financement : la vente de ciment. Dans un courrier électronique du 15 août 2014, Frédéric Jolibois précise à son interlocuteur : « On ne vend pas grand-chose en zone kurde. » Au regard de la situation du pays à cette date, cet aveu laisse entrevoir peu de débouchés sur le marché syrien hors des zones contrôlées par l’EI ou le régime.
Lors de son interrogatoire du 11 avril, Frédéric Jolibois a donné les noms des quatre principaux clients de Lafarge en Syrie. Deux d’entre eux, réputés en lien avec l’EI, intéressent particulièrement la justice. Le premier, Hani Suleiman, était distributeur de ciment pour l’est du pays. A son propos, un ancien employé de l’usine, partie civile dans le dossier, a déclaré : « Je crois que certains contacts de Lafarge avec l’El ont eu lieu par l’intermédiaire d’un homme appelé Hani Suleiman, situé à Rakka : quand c’était la capitale de l’El, il s’est arrangé pour distribuer beaucoup de ciment là-bas. C’était un homme extrêmement riche. »
Le deuxième distributeur qui intrigue les juges, Ahmad Myassar, était lui établi en Turquie. Un échange de courriels en décembre 2014, trois mois après que l’EI a pris le contrôle de la cimenterie, précise que cet important client a été informé que l’EI cherchait « des distributeurs en Syrie comme les nôtres pour distribuer 150 000 tonnes de ciment ».
« Parmi les quatre principaux clients de LCS, figure un homme qui manifestement a des connexions étroites, comme en témoigne ce mail, avec I’EI. Quelles sont vos explications ? », demande la juge à Frédéric Jolibois. « Ce mail ne démontre aucunement la volonté de LCS de faire un quelconque commerce de ciment », affirme l’ancien dirigeant, faisant valoir qu’à cette date la cimenterie était déjà passée sous le contrôle de l’EI.
La magistrate relève dans un autre procès-verbal que les éléments recueillis au cours de cet interrogatoire « permettent de s’interroger sur le fait que l’EI a pu être un des clients principaux de LCS ». Si elle venait à être établie, cette hypothèse plongerait le cimentier dans un embarras plus profond encore. Les dirigeants de Lafarge présentent jusqu’ici les différentes « taxes » comme le prix à payer pour assurer la « sécurité » de leurs employés. Tout commerce avec l’EI ne pourrait en revanche s’interpréter que comme un froid calcul financier, une participation intéressée aux activités du « Califat ».
Soren Seelow
* LE MONDE | 30.04.2018 à 06h25 • Mis à jour le 01.05.2018 à 08h16 :
https://abonnes.lemonde.fr/international/article/2018/04/30/financement-du-terrorisme-par-lafarge-mode-d-emploi_5292420_3210.html
Lafarge en Syrie : le rôle des actionnaires en question
La perquisition au siège de la holding GBL et l’audition de ses dirigeants révèlent des dysfonctionnements majeurs du cimentier, accusé de financement du terrorisme.
Le commentaire est sibyllin, mais il suffit à instiller un doute. Le 9 décembre 2017, un ancien cadre de Lafarge, Christian Herrault, discute au téléphone. Mis en examen la veille pour « financement du terrorisme », l’ex-directeur général en charge du Moyen-Orient a été placé sur écoute. Il s’offusque d’un entretien accordé quelques jours plus tôt au Figaro par le président du conseil d’administration de LafargeHolcim, né en 2015 de la fusion avec le groupe suisse, dédouanant l’ancien PDG Bruno Lafont de toute responsabilité dans le naufrage syrien.
« Non, mais c’est parce que ça se rapproche d’eux, interprète son interlocuteur. Plus on admet la faute en haut, plus ils vont être menacés. Donc il faut qu’il la tienne le plus bas possible.
– Oui voilà, répond Herrault. Alors qu’en plus toute cette affaire, elle était…
– … Elle vient des actionnaires, c’est ça le fond du truc, le coupe son interlocuteur. Bruno [Lafont] avait, de toute façon, une volonté assez faible et pas tellement de libre arbitre en la matière. Il a fait ce qu’on lui a dit, maintenant ils essayent de le protéger. »
Depuis l’ouverture de l’enquête sur des soupçons de financement de groupes terroristes par Lafarge en Syrie, sept cadres du cimentier, dont le PDG Bruno Lafont, ont été mis en examen. Mais la justice se demande si ces agissements n’ont pas été cautionnés par l’actionnaire principal, le Groupe Bruxelles Lambert (GBL), qui détenait 20 % des parts du cimentier à l’époque des faits et jouait un rôle actif dans la fusion en préparation avec le suisse Holcim. Un soupçon entretenu par ce commentaire peu amène sur le « libre arbitre » tout relatif de l’ancien PDG.
Approche strictement « financière »
Un mois après avoir mené une perquisition au siège de GBL, la police belge a entendu quatre de ses responsables, le 13 décembre 2017 : Gérald Frère, président du conseil d’administration de la holding, Ian Gallienne, administrateur délégué, ainsi que Gérard Lamarche et Paul Desmarais, les deux représentants de GBL au conseil d’administration de Lafarge. Leur ligne de défense durant ces auditions, dont Le Monde a pris connaissance, est constante : GBL avait une approche strictement « financière » des activités du cimentier, et aucune information n’est remontée concernant ses agissements en Syrie.
« Entre une personne qui fait un paiement en bas de l’échelle à un groupe terroriste et un CEO, il doit y avoir 7 ou 8 niveaux, explique Ian Gallienne aux policiers. Un patron d’usine, puis un patron de pays, puis un patron de région, un patron de toutes les régions, qui rapporte au patron opérationnel, qui lui-même rapporte au CEO… Je ne sais pas jusqu’où l’information est remontée, mais je peux vous dire que les membres du conseil d’administration n’ont jamais été informés. Nous ne sommes pas des gestionnaires mais des investisseurs financiers », insiste-t-il.
Aucun des représentants de GBL n’a été inquiété par la justice à ce stade de l’enquête. Ils ont en revanche eux aussi été placés sur écoute durant le mois qui a précédé leur audition. Leurs discussions, retranscrites au style indirect par les policiers belges, semblent plaider en leur faveur, aucun élément ne venant contredire frontalement leur stratégie de défense. Elles laissent cependant transparaître une certaine anxiété face aux suites judiciaires de l’affaire et quant à la stratégie à adopter face aux enquêteurs.
« Le conseil a joué au naïf »
Mi-novembre, Gérald Frère discute avec Victor Delloye, un autre administrateur de GBL. Ce dernier exprime quelques remords : selon lui, le conseil d’administration « a joué au naïf » et on pourrait leur reprocher d’être « restés passifs, de ne pas avoir été curieux », parce que ça « les arrangeait bien et que ça c’est un crime, parce que le financement du terrorisme, c’est grave ». Gérald Frère lui répond que, s’il avait su, il serait intervenu pour dire « on arrête tout », mais reconnaît lui aussi que « le conseil a joué au naïf parce que ça l’arrangeait bien ».
Fin novembre, certaines conversations entre des cadres de GBL laissent entendre que les téléphones ont été placés sur écoute. Consigne a été passée de basculer sur la messagerie sécurisée Telegram, ce qui ne va pas sans générer quelques frictions, chacun étant plus ou moins à l’aise avec ce nouvel outil. Après avoir évoqué des rumeurs de « destruction de preuves », puis à demi-mot l’existence d’un mail « dangereux » effacé par sa secrétaire, Gérard Lamarche résume d’une phrase l’inconfort de la situation : « C’est moyennement drôle d’être sur écoute. »
Début décembre, Gérald Frère et Ian Gallienne discutent de leur audition, prévue dix jours plus tard. Ce dernier propose que les quatre administrateurs se rencontrent « pour avoir les mêmes réponses sur les questions génériques ». Gérald Frère s’interroge sur sa marge de manœuvre face aux enquêteurs. « Il vaut mieux dire “je ne m’en souviens plus” ou mentir par omission ? », hésite-t-il, avant de trancher : « Le plus simple, c’est toujours de dire “je ne savais pas”, et c’est la vérité ».
Comité contre comité
Cette ligne de défense, développée par les quatre responsables de GBL devant les policiers, n’a été contredite par aucun des derniers éléments de l’enquête dont Le Monde a pris connaissance. Elle n’en soulève pas moins de sérieuses questions sur la gouvernance de Lafarge et le manque de curiosité de son principal actionnaire. Seule multinationale à être restée en Syrie à partir de fin 2012, alors que le pays sombrait dans le chaos, le cimentier est soupçonné d’avoir versé plusieurs millions d’euros à des groupes armés, dont l’organisation Etat islamique (EI), pour éviter d’abandonner son usine à 680 millions de dollars sortie de terre deux ans plus tôt.
Ces questions cruciales, et leurs conséquences financières, ont-elles pu être dissimulées aux administrateurs de Lafarge ? L’un d’eux, Gérard Lamarche, était membre du comité d’audit du cimentier, au sein duquel siégeaient également deux membres du comité de sûreté de Lafarge. Or il apparaît dans les comptes rendus du comité de sûreté qu’une « taxe », réclamée depuis juillet 2013 par l’EI, a été évoquée dès la réunion du 11 septembre 2013 :
« Depuis juillet, les flux logistiques et les mouvements de personnel sont perturbés, voire parfois bloqués, par les islamistes, Al-Nosra et ISIS [Etat islamique]. Ces derniers exigent que leur soit “versée une taxe” afin d’autoriser le passage des camions et des véhicules. Bruno Pescheux [directeur de Lafarge Syrie] et Jacob Waerness [gestionnaire de risques de la filiale] sont d’ailleurs “convoqués” devant le tribunal islamique de Rakka par l’EI […] Il devient de plus en plus difficile d’opérer sans être amené à négocier directement ou indirectement avec ces réseaux classés terroristes. »
Les enquêteurs notent que plusieurs comptes rendus transmis par les avocats de LafargeHolcim en novembre 2017 sont manquants, notamment ceux des mois de novembre et décembre 2013.
« Un sérieux dysfonctionnement »
La veille de la réunion du 11 septembre 2013, trois administrateurs de GBL – Gérard Lamarche, Ian Gallienne et Paul Desmarais – avaient rencontré le PDG de Lafarge, Bruno Lafont, pour faire un point sur les activités du groupe. Le compte rendu de leur réunion a une tout autre tonalité : la Syrie n’est mentionnée qu’à une seule reprise, pour préciser que le pays se « stabilise ». Tous les pays où Lafarge est présent, dont l’Irak, sont ensuite classés en trois catégories : « indispensables », « jeunes pousses » et « non indispensables ». Tous, sauf la Syrie.
Face à cette absence vertigineuse d’informations, les policiers belges s’interrogent : « La question se pose de savoir si les informations reprises dans les comptes rendus des comités de sûreté de Lafarge SA étaient ou non portées à la connaissance du comité d’audit ? En cas de réponse positive, il y aurait lieu de se demander pour quelles raisons ce comité d’audit aurait évité de reprendre des informations concernant les difficultés/risques encourus en Syrie. Dans le cas contraire, il y aurait lieu de se demander pour quelles raisons le comité d’audit n’aurait pas été informé ? »
Interrogé sur ce point par les enquêteurs, Gérard Lamarche a simplement répondu : « Il y a manifestement eu un sérieux dysfonctionnement au sein de la société. »
Soren Seelow
* LE MONDE | 24.04.2018 à 06h39 • Mis à jour le 24.04.2018 à 18h54 : https://abonnes.lemonde.fr/international/article/2018/04/24/lafarge-en-syrie-le-role-des-actionnaires-en-question_5289625_3210.html