Retour sur sept mois de crise, alors que l’armée vient de décréter un nouveau coup d’Etat militaire, le dix-huitième depuis 1932.
Qui sont les « chemises jaunes » et les « chemises rouges » ?
Les « chemises jaunes », militants conservateurs ultraroyalistes, représentant les classes aisées de Bangkok et du Sud thaïlandais, réclamaient depuis des mois ce qu’ils n’ont pas pu obtenir par les urnes : le départ de Yingluck Shinawatra, la première ministre élue en 2011. Celle-ci est la sœur de Thaksin Shinawatra, chef du gouvernement de 2001 à 2006, haï par les élites, qui vit en exil depuis son renversement par l’armée en 2006.
Le chef des manifestants, Suthep Thaugsuban, conscient de l’impossibilité pour son camp de gagner des élections, en raison du poids démographique des fiefs « rouges » (le nord et le nord-est de la Thaïlande), exigeait la nomination d’un « conseil du peuple » en lieu et place du gouvernement. Le chef de file des « rouges », Jatuporn Prompan, avait de son côté organisé des manifestations à Bangkok pour exiger le respect du fonctionnement démocratique des institutions. Le 7 mai, la Cour constitutionnelle, une institution proche de l’élite conservatrice, a destitué Yingluck Shinawatra, invoquant la mutation illégale d’un haut-fonctionnaire.
Le coup d’Etat est-il une victoire pour les chemises jaunes ?
L’armée, en déclarant la loi martiale mardi 20 mai, puis en prenant le pouvoir jeudi 22 mai, tente de se poser en arbitre impartial. « L’image des militaires a été écornée en 2010, après la répression des manifestations des chemises rouges, qui a fait environ 90 morts, note David Camroux, professeur à Sciences Po. Cette fois-ci, elle veut donner l’impression qu’elle est neutre. » Aussi a-t-elle pris soin, dans les premières heures du coup d’Etat, d’arrêter à la fois Suthep Thaugsuban, le chef des chemises jaunes, et son adversaire, Jatuporn Prompan.
Mais en filigrane, c’est bel et bien une victoire de l’opposition qui se dessine : en manifestant à Bangkok, les militants ultraroyalistes espéraient provoquer suffisamment de désordre pour forcer l’armée à intervenir. Avec la chute du gouvernement intérimaire de Niwatthamrong Boonsongpaisan, le Sénat, dont les membres sont pour partie élus, pour partie nommés, reste la seule institution politique thaïlandaise encore en état de fonctionnement, avec la Cour constitutionnelle. Et surtout, les pro-Thaksin ne contrôlent plus rien, ce qui était l’objectif premier des chemises jaunes.
L’armée avait-elle prévu de prendre le pouvoir ?
Le général Prayuth Chan-ocha (à gauche), peu après l’annonce du coup d’Etat, jeudi 22 mai à Bangkok.
Dans un premier temps, le 20 mai, le général Prayuth Chan-ocha, chef des forces armées, avait réfuté le terme de « coup d’Etat ». Il s’agissait alors de gagner du temps et d’obliger les chefs des camps adverses à ouvrir des discussions. S’est-il rendu compte de l’impossibilité de parvenir à un compromis ? « Les militaires ont agi en deux temps, explique David Camroux. Ils voulaient voir si les chemises rouges et les chemises jaunes étaient capables de négocier, et si l’opinion publique allait réagir négativement à la loi martiale. Voyant que ce n’était pas le cas, elle est passée à l’étape suivante. »
« L’armée a probablement fait des propositions aux deux camps, avec, éventuellement, la nomination d’un gouvernement neutre. Le gouvernement intérimaire ayant refusé de démissionner, les discussions ont échoué », avance de son côté Saksith Saiyasombut, blogueur et journaliste indépendant thaïlandais.
Le roi peut-il intervenir pour résoudre la crise ?
Agé de 86 ans, le roi Bhumibol Adulyadej est apparu en public sur un fauteuil roulant au début de mai, pour les 64 ans de son couronnement, sans faire de discours. Affaibli et malade, il ne semble pas en mesure d’intervenir. En prenant le pouvoir, le général Prayuth Chan-ocha a d’ailleurs précisé que le roi se situait « au-dessus du conflit dans son ensemble ». L’incertitude sur l’état de santé du souverain a pu inciter l’armée à entrer dans le jeu politique, craignant que le problème de sa succession ne vienne aggraver la crise, note David Camroux. Le prince héritier, Vajiralongkorn, est en effet réputé proche de Thaksin et n’a pas la popularité de son père auprès des Thaïlandais. « Par ailleurs, on constate que le général Prayuth, en vertu d’une certaine autorité morale et d’une bonne communication, a joué le rôle d’arbitre qui était jusque-là celui du roi », note David Camroux.
Que peut-il se passer maintenant ?
L’armée va-t-elle occuper le pouvoir pour de bon ? « Depuis 1992, les militaires ont montré qu’ils n’avaient pas le désir de gouverner durablement le pays », note David Camroux. En 2006, la transition avait été organisée rapidement : intervenue le 19 septembre, l’armée avait nommé un premier ministre par intérim le 1er octobre et de nouvelles élections s’étaient tenues en décembre 2007. « Cette fois-ci, cela pourrait aller encore plus vite, note David Camroux. Le Sénat et la Cour constitutionnelle vont probablement travailler à la rédaction d’une nouvelle Constitution. » Celle-ci devrait limiter les pouvoirs du premier ministre, afin d’empêcher une mainmise du clan Thaksin sur le pays en cas d’une nouvelle victoire électorale. Le sort de Yingluck Shinawatra, lui, n’est pas encore réglé : le Sénat devra décider dans les prochaines semaines de condamner – ou non – l’ancienne première ministre à une peine d’inéligibilité de cinq ans.
Adrien Le Gal