Si les deux pays partagent la critique de l’hégémonie américaine, rien ne laissait cependant prévoir que la Russie aurait cette place de choix. Elle s’est longtemps méfiée du projet chinois « Une ceinture, une route », qui empiète sur sa zone d’influence traditionnelle en Asie centrale (lire « Les “routes de la soie” passent par le Kazakhstan »).
Pour Pékin, il s’agit avant tout de protéger son commerce avec l’Europe, qui, actuellement, s’effectue à 95 % par la mer [1]. La Chine craint un blocus commercial en cas de conflit avec Washington, qui a de nombreux alliés dans la région (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Thaïlande, Australie). D’où sa volonté de développer un axe terrestre alternatif à travers l’Asie centrale.
Les responsables chinois mettent en avant le transport de marchandises par le train, plus rapide que le bateau et moins cher que l’avion. L’essentiel du fret ferroviaire emprunte encore l’axe du Transsibérien russe. De nouvelles lignes ont été ouvertes en suivant un itinéraire plus court via le Kazakhstan, ce qui permet de rejoindre l’Europe plus rapidement encore. Le trajet dure en moyenne près de quatorze jours, contre quarante à quarante-cinq jours par le canal de Suez, pour un coût près de deux fois plus élevé [2], même si un bateau transporte à lui seul l’équivalent de 250 trains [3].
Des lignes commerciales ferroviaires relient désormais plusieurs villes chinoises à des villes européennes par ce tracé [4] : Chengdu à Łódź (Pologne), Chongqing et Zhengzhou à Duisburg et Hambourg (Allemagne), Wuhan à Lyon, Yiwu à Madrid ou plus récemment Yiwu à Londres. Ce mode de transport ne représente encore qu’environ 2 % du fret entre la Chine et l’Europe [5], mais il croît à grande vitesse : 65 % par an entre 2013 et 2016, selon la société de conseil Seabury [6].
Quant à la Russie, elle espère une augmentation des échanges commerciaux. D’autant que, pour huit des neuf terminus européens, les routes ferroviaires de la soie passent par son territoire [7]. En 2015, Pékin lui a promis un prêt de 400 milliards de roubles (5,9 milliards d’euros) destiné à la construction d’une ligne à grande vitesse entre Moscou et Kazan, qui pourrait être prolongée jusqu’à la capitale chinoise.
Le 4 juillet, les deux pays se sont entendus lors d’une rencontre bilatérale pour développer le volet maritime en créant une « route de la soie des glaces », notamment la branche passant le long des côtes russes arctiques pour rejoindre les ports d’Europe du Nord. Permettant un trajet plus court de douze jours environ que par le canal de Suez, elle a pour l’instant le défaut de ne pas être libre de glace toute l’année et d’être de navigation incertaine [8]. La réalisation du projet n’est pas pour demain.
En dépit de ces perspectives d’investissements alléchantes, l’initiative de son partenaire a d’abord été reçue avec scepticisme par Moscou, qui craignait de plier devant la puissance économique chinoise [9]. « Face à la Chine, la Russie a longtemps hésité : s’ouvrir et être en concurrence, ou se fermer et s’opposer. En poussant trop loin la coopération, elle court le risque de n’être qu’un territoire de transit ou un fournisseur de matières premières », explique Mathieu Boulègue, spécialiste de l’espace postsoviétique et analyste au sein du cabinet Aesma. En dépit d’une hausse constante du commerce depuis le début des années 2000, les termes de l’échange entre les deux pays n’ont cessé de se dégrader. En 2015, près de 80 % des exportations russes vers la Chine étaient des matières premières, alors que Pékin exportait en majorité des produits transformés à plus forte valeur ajoutée, comme des machines et des équipements (37 %), des produits chimiques (10 %) ou du textile (6 %).
De plus, Pékin accompagne ses investissements d’accords de coopération économique, politique et militaire dont Moscou estime qu’ils font concurrence à son propre projet d’intégration régionale des anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale et d’Europe, l’Union économique eurasiatique (UEE). Fondée sur les bases de l’Union douanière asiatique créée en 2010, celle-ci réunit désormais l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et la Russie [10]. Toutefois, à l’occasion d’une visite du président chinois, en mai 2015, cette dernière a fini par estimer que les deux projets pouvaient être complémentaires. « L’enjeu était d’abord de montrer à l’Occident qu’elle n’était pas isolée, explique Mathieu Boulègue, alors que les présidents français, britannique et américain avaient décidé de bouder les cérémonies de commémoration de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie. La Chine a eu l’intelligence de placer la Russie sur un pied d’égalité. » Et Moscou considère sans doute « ses liens culturels, militaires et linguistiques avec les pays de l’UEE comme une assurance contre la surenchère chinoise », ainsi que l’analyse l’International Crisis Group [11].
Désormais, l’heure est donc à la coordination des projets. Lors de leur rencontre de juillet, les deux présidents ont décidé de créer un fonds d’investissement commun de 10 milliards de dollars (8,5 milliards d’euros) destiné à financer des projets conjoints. Ils ont entamé des discussions sur la création d’une zone de libre-échange. L’an dernier, le président russe avait proposé d’ouvrir l’UEE à d’autres partenaires, au premier rang desquels la Chine.
Bien que les plaines russes fassent figure de pont naturel entre la Chine et l’Europe, Moscou se sait en concurrence avec des routes alternatives qui contournent complètement son territoire. En janvier 2016, Kiev a lancé à partir du port d’Ilyichevsk un premier train de conteneurs à destination de la ville kazakhe de Dostyk, à la frontière chinoise. Le convoi est arrivé en deux semaines, en passant par la Géorgie, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan, après deux transbordements, sur la mer Noire et la mer Caspienne. Pékin, qui finance la modernisation du tronçon Khorgos-Aktaou, une ligne de chemin de fer reliant la Chine à la mer Caspienne, pourrait être intéressé par ce parcours.
« Le but de la collaboration de la Russie est moins de s’imposer comme un pays de transit que de contrôler les tentatives chinoises de s’arrimer aux pays au sud de son territoire, en Asie centrale et dans le Caucase », résume David Teurtrie, chercheur associé à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Moscou table à son tour sur plusieurs tracés contournant l’Europe de l’Est. Après avoir réactivé le vieux projet Belkomour, visant à faire sortir les marchandises de Russie par l’Arctique en construisant un port à conteneurs à Arkhangelsk ou à Mourmansk, l’UEE veut faire du port de Saint-Pétersbourg le point d’arrivée des routes ferroviaires chinoises. « Le dernier arrêt à l’Ouest sera le port déjà en grande partie rénové d’Oust-Louga [port multimodal de l’oblast de Leningrad, à une centaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg], qui est prévu pour être intégré aux différents itinéraires de la route de la soie », affirme la direction des transports de la Commission économique eurasiatique, organe supranational de l’UEE. Intéressée par ce tracé, la Chine a déjà investi dans plusieurs projets portuaires, industriels et universitaires de la ville, dont le vaste complexe immobilier appelé Perle de la Baltique.
Pour l’heure, la stratégie chinoise est de miser sur une grande diversité de routes alternatives. Et la Russie semble consciente qu’elle pourrait n’être qu’un pays secondaire dans le projet global de Pékin, notamment sur le plan économique.
Florent Detroy
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